par Ducoulombier*Romain [24-09-2009]
Domaine : Histoire
Mots-clés : État | totalitarisme | violence | massacre
D’août 1937 à novembre 1938, 750 000 personnes sont exécutées en URSS au cours de la « Grande Terreur ». Nicolas Werth propose un remarquable état des lieux de cet épisode tragique de l’histoire soviétique, que l’ouverture des archives permet désormais de mieux connaître.
Recensé : Nicolas Werth, L’Ivrogne et la Marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009.
La Grande Terreur est le plus grand massacre d’État jamais perpétré en Europe en temps de paix. Étroitement bornée dans le temps – seize longs mois, d’août 1937 à novembre 1938 –, elle s’interrompt comme elle a commencé : par un ordre secret élaboré par Staline et ses plus proches collaborateurs, dont le but explicite est de « déraciner » et d’anéantir les « ennemis » du pouvoir soviétique. En un peu plus d’un an, un million et demi de personnes sont arrêtées, 750 000 d’entre elles sont exécutées : un citoyen soviétique sur cent est incarcéré, un sur deux cents mis à mort. L’historien Nicolas Werth livre ici un remarquable état des lieux de la connaissance de cet épisode tragique de l’histoire soviétique, dont la nature, les buts et les mécanismes n’ont cessé d’être débattus.
L’ouverture des archives soviétiques depuis les années 1990 a bouleversé profondément la connaissance de la Grande Terreur. Avec une grande dextérité, Nicolas Werth invalide ou prolonge ici certaines des hypothèses avancées par une historiographie très conflictuelle depuis les années 1960. Le rôle de Staline – ce « dictateur paranoïaque [1] » –, le décompte des victimes, la dynamique auto-entretenue du processus répressif – cette « fuite en avant vers le chaos [2] » –, demeurent au cœur des recherches actuelles. L’accès aux archives, encore partiel et difficile, a cependant fait surgir d’autres chantiers : l’investigation monographique des variations géographiques de l’intensité de la répression, la marge d’autonomie des instances locales qui en ont la charge, la description socio-historique des perpetrators – anglicisme que l’auteur préfère à juste titre à celui de « bourreaux » –, la sociologie et les processus de désignation des victimes. Nicolas Werth accompagne le lecteur sur tous ces fronts, en établissant un bilan provisoire. L’ouvrage est aussi conçu comme un livre-hommage : dans le prolongement des travaux de l’association russe Memorial [3], il se construit comme une histoire des « petites gens », des « gens ordinaires » happés par le mécanisme de la Grande Terreur (p. 15) – tels cet ivrogne ou cette marchande de fleurs artificielles d’un cimetière de Leningrad, fusillés l’un pour avoir brisé accidentellement un portrait de Kalinine, l’autre pour avoir soi-disant répandu des rumeurs d’inhumations massives. Pour toutes ces raisons, l’ouvrage s’articule autour de traductions de textes souvent inédits ou difficilement accessibles au lecteur français. Le plan suivi est de ce fait presque imposé. Après un chapitre consacré aux purges de l’appareil soviétique, l’auteur s’intéresse aux origines de la Grande Terreur, à sa mise en œuvre, puis à la sociologie des exécuteurs et des victimes.
Longtemps, les purges de l’appareil soviétique ont constitué un « événement-écran » dissimulant les opérations secrètes de masse responsables de l’immense majorité des victimes de la Grande Terreur. Les personnels communistes, exécutés comme « ennemis du peuple » à l’issue de petits et grands procès-spectacles mués en véritables « rituels d’anéantissement » (p. 23), ne constituent qu’environ 7 % du total des victimes – soit 50 à 60 000 personnes en tout. Ce chiffre, certes considérable, peut cependant être rapproché d’autres données : au même moment, plus de 37 000 membres des anciens partis menchevique et socialiste-révolutionnaire sont arrêtés et, pour plus de 90 % d’entre eux, exécutés. Au-delà des chiffres, un fait demeure : pour la première fois, la Sécurité d’État est massivement épurée. 7,5 % de ses cadres – 1 832 agents sur un total de 25 000 – sont purgés entre octobre 1936 et septembre 1938. Ceux-ci appartiennent pour la plupart aux « cercles de famille », au « clan » bureaucratique tissé autour de Genrikh Iagoda, commissaire du peuple aux Affaires intérieures disgracié en septembre 1936, arrêté puis exécuté en mars 1938. Son zèle l’avait pourtant amené à présenter à Staline, au début de 1933, un « grandiose » plan de répression de masse qui visait alors à déporter plus de deux millions de personnes en Sibérie. Abandonné au bout de quelques mois – bien que 268 000 Soviétiques aient déjà été « déplacés » –, ce plan était pour la première fois conçu comme une « opération secrète, centralisée et strictement policière » (p. 55). Avec ses catégories d’individus à arrêter et ses quotas attribués à chaque région, il renferme déjà, par son mélange d’objectifs chiffrés et de ciblage flou des victimes, un immense potentiel de violence arbitraire. Ce plan avorté, dont les principes devaient être appliqués par le successeur de G. Iagoda, Nikolaï Iejov, s’inscrit dans la brutalité inouïe de la « décennie maudite » (Boris Pasternak) dont la Grande Terreur est l’aboutissement.
Celle-ci est en fait le résultat de l’engrenage terroriste d’ordres secrets accumulés dans la seconde moitié de 1937 et dirigés contre des cibles distinctes d’« ennemis ». L’ordre n° 00447 du 30 juillet 1937 déclenchant l’« opération “koulak” » contre les « éléments socialement nuisibles » de la société soviétique est le principal d’entre eux. S’y ajoutent la dizaine d’ordres à l’origine des « opérations nationales » contre certaines minorités ethniques d’URSS, en particulier polonaises et allemandes, mais aussi deux autres ordres spécifiques, l’un dit « des épouses », n° 00486 du 15 août 1937, destiné à réprimer les épouses, concubines et épouses divorcées des « traîtres à la patrie et membre de sabotage trotskistes », et l’autre, la circulaire n° 409 du 5 août 1937, qui fixe des quotas de fusillés dans les camps du Goulag. Dans cette cascade répressive, l’ordre n° 00447, traduit dans son intégralité et reproduit en partie dans le cahier central d’illustrations, est le plus meurtrier : 767 397 personnes arrêtées, dont 386 798 sont fusillées, selon les statistiques officielles du NKVD (le Commissariat du Peuple à l’Intérieur) qui ne tiennent pas compte des « excès » reconnus par les autorités régionales. Les « opérations nationales » provoquent, pour leur part, l’arrestation de plus de 335 000 personnes – mais elles sont comparativement plus meurtrières, puisque 73,6 % des « écroués » sont exécutés. Les Polonais – 140 000 incarcérés, dont 80 % devaient être mis à mort – ont payé le tribut le plus lourd. « Voilà qui est excellent ! Continuez à creuser, à nettoyer et à éradiquer toute cette saleté polonaise. Liquidez-la complètement au nom des intérêts de l’URSS », écrit Staline à Iejov le 14 octobre 1937 (p. 140).
La « dékoulakisation » et la man-made famine (James Mace) d’Ukraine ont élargi le champ des possibles de la répression au début des années 1930. Mais les causes immédiates de la Grande Terreur, à la fois internationales et intérieures, sont nombreuses : la crainte d’une guerre prochaine et de l’existence d’un « réservoir insurrectionnel d’ennemis » a joué son rôle dans l’esprit de Staline. Nicolas Werth distingue cependant avec soin ce faisceau de causes de l’élaboration des conditions de possibilité de l’« événement » lui-même : c’est pourquoi il recompose le lent processus de construction des pratiques administratives de terreur. La « culture du chiffre », l’exigence du secret, l’isolement progressif du critère ethnique au milieu des années 1930 ont leur histoire. À partir de 1930, la structure des opportunités offertes à l’action terroriste d’État en URSS s’est profondément modifiée : les clauses mêmes du permis de tuer accordé par le « Centre » à ses agents se sont transformées. Nicolas Werth montre très clairement comment des solutions de plus en plus radicales s’imposent, dans l’esprit de Staline, face aux résistances et aux complots supposés rencontrés par la construction de l’État socialiste, dont le destin se confond de plus en plus avec la volonté personnelle du dictateur.
Le NKVD n’a rencontré, en 1937-1938, qu’une résistance sporadique aux arrestations : malgré son rythme effréné – plus de 100 000 personnes appréhendées lors des dix premiers jours de l’« opération “koulak” », du 5 au 15 août 1937 ! –, la Grande Terreur n’est pas perturbée par les émeutes et les révoltes qui avaient marqué le « Grand Tournant » au tout début des années 1930. Selon Nicolas Werth, ces amputations décidées d’« en haut » portent toutes la marque de l’aspiration du pouvoir d’État soviétique à une « utopique maîtrise sur un corps social décomposé en “éléments” désindividualisés de “contingents” et de “catégories” à “traiter” ou “extraire” » (p. 49). Cette conception scientiste de la capacité d’action historique de l’État est un legs de Lénine et du bolchevisme d’avant 1914, aggravé par Staline d’une obsession de la trahison et du complot qui le pousse inexorablement, au fil des années, à exercer son pouvoir dictatorial par l’entremise de la police politique. Avec ses 25 000 agents, cette dernière n’est pas au zénith de sa puissance, bien au contraire : on est loin, alors, des effectifs de la guerre civile. Parmi les 600 dirigeants étudiés par l’historien Nikita Petrov [4], deux tiers ont commencé leur carrière à cette époque, un autre tiers entre 1922 et 1925. Ces hommes, de plus, ne sont pas des « hommes nouveaux » soviétiques modèles : un tiers d’entre eux ont milité dans un parti concurrent du parti bolchevique avant 1917, un autre tiers n’est pas doté d’une « bonne origine sociale », c’est-à-dire populaire (p. 147). Ces « gens du passé » d’un genre particulier, sans formation intellectuelle (1,5 % à peine ont suivi des études supérieures), habitués à infliger aux « ennemis » du régime et du Guide un traitement expéditif – « Mes mains sont dans le sang jusqu’aux coudes, et c’est bien ainsi que je vais m’illustrer dans notre district », s’enorgueillit N. Abramovitch, chef du district Lovetskii, dans l’Altaï, en 1939 – ont leurs rituels et leur code d’honneur. Noyés dans l’alcool, soudés par la crainte et la dévotion envers les « chefs de clan » qui « partagent le butin » en rémunérant leur dirty work grâce aux spoliations, les cadres du NKVD sont les principaux perpetrators de la Grande Terreur. Ils reçoivent parfois une aide salutaire de certains activistes du Parti ou de la police ordinaire : ainsi à Leningrad, 25 % seulement des 212 « opérationnels » chargés des arrestations sont des cadres du NKVD, les autres sont des policiers ou des élèves de l’école de cadres du NKVD (p. 163). La question fondamentale des auxiliaires des répressions de masse demeure un chantier historiographique largement inconnu, mais elle permet au moins de conclure à l’absurdité du caractère secret d’une telle entreprise.
Dresser une véritable sociologie des victimes et recomposer les processus de leur fichage, de leur désignation et de leur mise en accusation suscitent des problèmes extraordinairement complexes. Les 30 à 40 000 zeks exécutés au Goulag appartiennent à l’intelligentsia, à la différence de l’« opération koulak » dont les victimes sont majoritairement d’origine populaire. La statistique soviétique est trompeuse : ses catégories, fondées sur la distinction entre « origine » et « occupation » sociales (p. 255-256), sont sujettes à caution et ses données sont falsifiées pour y dissimuler les « erreurs » à l’encontre des « groupes sociaux proches du pouvoir soviétique ». Une seule certitude demeure : c’est l’élément populaire qui domine de manière écrasante parmi les victimes de la Grande Terreur. Devant l’impossibilité archivistique provisoire d’en dresser une sociologie précise, reste à déterminer les « groupes à risque » qui, au-delà du hasard d’une rafle ou d’une mauvaise rencontre avec un agent du NKVD, exposent à l’arrestation : l’appartenance au clergé, à un ancien parti interdit ou à une nationalité « à risque », à la vaste population des « déplacés spéciaux » et à l’ensemble disparate des Soviétiques « de seconde zone ». Plus de 70 % des victimes ont déjà subi une arrestation : c’est la destruction de cette population d’« éléments » perçue désormais comme une « cinquième colonne » potentielle qui constitue l’objectif explicite de la Grande Terreur. La probabilité d’avoir été un jour fiché est un critère fondamental du risque. Contraints de « faire du chiffre » pour remplir et même dépasser les quotas d’arrestations qui leur ont été alloués, les responsables régionaux du NKVD fabriquent des listes de suspects à partir du matériau hétéroclite dont ils disposent. Quant aux « opérations nationales », elles sont élaborées par des services qui ne recensent systématiquement l’origine nationale des citoyens soviétiques qu’à partir de 1938… (p. 245).
Les méthodes d’instruction sont plus arbitraires encore. Ici, l’auteur livre plusieurs documents exceptionnels, exhumés par une historiographie désormais abondante. Il s’écoule en moyenne trois à quatre semaines entre l’arrestation et la condamnation d’un individu. Confrontés à l’afflux des condamnés, au vide de leurs dossiers et à l’inconsistance des accusations portées contre eux, les agents du NKVD fabriquent en masse des aveux falsifiés et des complots imaginaires, étayés par des témoignages et du « matériau compromettant » (kompromat) indigents. Les dossiers sont ainsi « éclusés » au prix d’une violence inouïe, subie par des victimes contraintes d’avouer des crimes imaginaires. Certains tchékistes convient leur entourage à ces séances d’interrogatoire qu’ils appellent, dans leur jargon, des « mariages » : la pratique est si répandue qu’elle doit être interdite par certains responsables régionaux (p. 217). Derrière la sentence stéréotypée de la fusillade, se dissimulent bien des supplices subis dans des proportions inconnues : certains individus sont décapités, d’autres décès sous la torture sont maquillés par une paperasse malhabile. Nicolas Werth avance l’hypothèse que ces violences manifestent la résurgence d’un « savoir-faire paysan de mise à mort de l’animal » (p. 212). Mais quel paysan saignerait un cochon en lui crevant les yeux ou en lui fracassant le crâne avec un maillet de fer ? Cette inventivité tortionnaire se manifeste au contraire aux marges de la technique standardisée des fusillades, orchestrées selon des rituels typiques du NKVD dont le film récent d’Andrzej Wajda, Katyn, a fourni sans doute pour la première fois sur un écran en France un aperçu bouleversant. Elle révèle la part irréductiblement humaine et noire des souffrances provoquées par la Grande Terreur – processus kafkaïen dont Nicolas Werth démontre la spécificité, avec une grande prudence et une remarquable érudition.
par Romain Ducoulombier
[1] Robert Conquest, La Grande Terreur, Paris, Stock, 1969 (rééd. Robert Laffont, 1995).
[2] John Arch Getty, Origins of the Great Purges : The Soviet Communist Party Reconsidered, 1933-1938, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
[3] L’Association Memorial, fondée à la fin de la Perestroïka par le dissident Andreï Sakharov, a pour principal but « le réveil et la préservation de la mémoire des persécutions politiques du passé récent de l’URSS » : http://www.memo.ru/eng/index.htm.
[4] Nikita Petrov, « Le personnel des organes de sécurité soviétiques, 1922-1953 », Cahiers du monde russe, 42/2-3-4, avril-décembre 2001, p. 383-384.