Carlo Rovelli, éminent physicien théoricien et acteur majeur de la science contemporaine, est l’un des initiateurs d’une démarche novatrice qui entend unifier la mécanique quantique et la relativité générale. Mais sa pensée contribue aussi à ré-enchanter un certain rapport au monde.
Recensés : Carlo Rovelli, Quantum Gravity, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 et Carlo Rovelli, Qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce que l’espace ?, Paris, Bernard Gilson Éditeur, 2008.
Les entreprises scientifiques et épistémologiques, c’est un lieu commun, seraient avant tout des démarches de taxonomie. Il s’agirait de classer, d’ordonner, de séparer. De trier, par exemple, les objets et les forces pour la première ou d’ériger une ligne de démarcation entre science et non-science pour la seconde. L’intelligibilité serait une affaire de cloisons judicieusement élaborées. Un monde pour la mécanique quantique, un autre pour la gravitation relativiste ; la vérité pour les sciences, la beauté pour les arts ; la rigueur pour la physique, la profondeur pour la philosophie.
C’est très exactement en faux par rapport à ces schèmes fort répandus, que Carlo Rovelli s’inscrit dans ces deux ouvrages magistraux. Le premier est une version technique destinée aux chercheurs en physique théorique, le second est un opuscule très simple et accessible à tous. De façon remarquable, ce dernier demeure extrêmement précis et singulièrement dense et riche malgré la présence de nombreuses anecdotes. Ces parenthèses et autres scènes de vie ne jouent d’ailleurs pas qu’un rôle de diversion pour rythmer la lecture, elles déploient les propositions dans des directions inattendues et souvent réjouissantes, elles tissent des liens qui, justement, décloisonnent les champs disciplinaires.
Carlo Rovelli, éminent physicien théoricien et acteur majeur de la science contemporaine, est l’un des inventeurs de la gravitation quantique à boucles. Ces livres sont donc des plongées au cœur de cette extraordinaire théorie qui entend unifier les deux piliers conceptuels de notre science que sont la mécanique quantique d’une part et la relativité générale d’autre part. Mais ils sont bien plus que cela. Ils posent aussi de nombreuses questions dont la portée dépasse très largement la seule physique théorique et contribue à ré-enchanter un certain rapport au monde. Carlo Rovelli parvient, en quelques pages, à convoquer Schubert et Leibniz, à dialoguer avec Anaximandre et Descartes, à déconstruire les dogmes scientistes et à proposer avec la modestie enthousiaste d’un enfant-poète une refondation de la pratique et de la pensée scientifique. Non pas une révolution puisque Carlo Rovelli revendique l’héritage direct d’un large pan de la tradition, mais plutôt un nouveau regard – à la fois plus tolérant et plus exigeant – sur ce que l’on pensait connaître.
La proposition est vertigineuse. Presque grotesque. Une de ces farces que seul un physicien échevelé pourrait inventer : un monde sans espace et sans temps ! Un monde où les champs physiques, éventuellement quantiques, vivraient sur (ou dans) le champ gravitationnel, tenant lui-même lieu d’espace. Un monde où toutes les structures deviendraient fondamentalement dynamiques. Un monde où le temps n’existerait plus en tant que tel et serait à réinterpréter comme une mesure de notre inconnaissance de l’état microscopique des systèmes [1]. Un monde qui semble n’avoir rien en commun avec le nôtre… à ce détail prêt qu’il découle naturellement d’une prise en compte sérieuse et simultanée des deux grandes théories physiques qui structurent la science de la nature depuis un siècle environ ! La relativité générale, qui est beaucoup plus qu’une théorie du champ gravitationnel, nous apprend que la physique doit être pensée en termes relationnels, indépendamment d’un quelconque « fond » fixe et immuable. En contrepoint, la mécanique quantique montre que les objets sont toujours un peu délocalisés, qu’il faut raisonner en termes probabilistes et conférer aux grandeurs physiques une certaines « granularité ». La conjonction de ces deux approches, réputées incompatibles, dessine un nouveau monde à la fois très familier (puisqu’il ne fait que réorganiser ce que l’on avait, en un sens, déjà découvert) et très imprévu (puisqu’en prenant réellement au sérieux ces modèles éprouvés, il remet en cause l’essentiel de nos présupposés sur l’espace-temps).
La gravitation quantique à boucles [2] propose de considérer l’Univers comme une sorte de superposition de gigantesques réseaux abstraits (dits « de spin ») dont les nœuds constitueraient des « grains d’espace » et les arrêtes des relations de contiguïté entre ces grains. Elle est une théorie qui décrit l’évolution probabiliste d’un nuage d’éléments insécables d’espace. Le temps n’y joue aucun rôle particulier, comme il se doit pour une théorie fondamentale. Il émerge comme une variable adaptée quand on regarde les choses « de loin ». Les incohérences majeures de la physique classique sont ici absentes : les singularités, lieux d’effondrement des théories, disparaissent. Le Big-Bang ou le cœur des trous noirs sont réinterprétés comme des rebonds plus que comme des points de divergence. La physique s’est miraculeusement régularisée. L’approche est spéculative et ne manque pas de concurrents – à commencer, bien sur, par la théorie des cordes – mais elle a le mérite de produire des prédictions claires : l’espace est quantifié (si l’on pouvait mesurer avec une très grande précision les surfaces et les volumes, on ne pourrait pas observer n’importe quelles valeurs) et des traces de l’ère où la gravitation quantique jouait un rôle prépondérant devraient être décelables lorsque l’on étudie certains vestiges de l’Univers primordial.
La quête d’unification a révélé son efficace. Elle a, notamment, joué un rôle central dans l’élaboration du modèle standard de la physique des particules. Le principe de jauge, en plaçant la symétrie au cœur de la compréhension des forces, a permis d’unifier les interactions électromagnétiques et les interactions nucléaires faibles. Les invariances dictent la forme des lois. Pour néanmoins restituer au monde sa diversité – il n’est fort heureusement pas unifié aux énergies qui nous sont familières – il faut invoquer un principe de compensation : la brisure spontanée de symétrie. Les solutions sont moins contraintes que les équations qui les régissent. Invention de la contingence. Principe de jauge et brisure de symétrie sont les versants apolliniens et dionysiaques – ou plutôt peut-être les dimensions parménidéennes et héraclitéennes – d’une même physique. Pourtant, l’unification n’est pas une nécessité conceptuelle. Elle est heuristiquement fondée et résonne fortement avec les fondements platoniciens et les origines judéo-chrétiennes de notre culture. Mais elle n’est pas gravée dans le marbre de la science (d’autant que, par définition, la science ne se grave pas dans le marbre). La gravitation quantique à boucles ne cherche pas à unifier l’ensemble des forces et à constituer une « théorie du tout ». Elle tente simplement de concilier des principes qui, eux, ne peuvent pas demeurer cloisonnés dans des sphères autonomes pour des raisons incontournables de cohérence interne. L’espace est alors réinterprété comme un immense enchevêtrement de boucles qui ne sont pas situées dans celui-ci mais le constituent structurellement. L’espace « par corps » d’Anaximandre et Descartes est réhabilité contre l’espace « en soi » de Démocrite et Newton. Le temps extrinsèque, augustinien, supplante l’horloge intrinsèque ayant valeur et sens par elle-même. Pour étrange que puisse paraître cette nouvelle cosmo-logie (c’est ici logos qui est premier), elle s’inscrit dans une longue filiation philosophique et ne nous déroute qu’en tant qu’héritiers formatés de la pensée newtonienne.
La gravitation quantique à boucles n’est pas seulement une théorie déconcertante et novatrice, elle est aussi le cadre d’une autre façon de penser la physique. Nouvelle image d’un réel relationnel. Carlo Rovelli tire les conséquences les plus profondes de la relativité générale et revisite, inspiré par Leibniz, la mécanique quantique. Suivant, en quelque sorte, la prescription wittgensteinienne visant à supplanter une dynamique des faits à une ontologie des choses, il dessine les linéaments d’un monde où la relation devient l’élément fondamental. Les objets ne sont pas « en eux-mêmes », ils sont « par rapport ». Une grande part de l’intérêt de l’approche tient à la tension constante et déroutante qui se déploie entre la stricte et simple utilisation de concepts finalement banals et connus et les conséquences apparemment révolutionnaires qui proviennent de leur prise en compte sérieuse et simultanée. Faire du neuf avec du vieux, en somme. Comme le montrait Nelson Goodman, on ne fait jamais un monde à partir de rien mais par composition et décomposition, pondération, agencement, supplémentation et déformation à partir d’un autre monde déjà construit [3]. La mécanique quantique et la relativité générale sont les « révolutions inachevées » à partir desquelles l’auteur nous propose de bâtir le nouveau monde.
Non content de réviser en profondeur nos concepts les plus fondamentaux, Carlo Rovelli nous invite à réfléchir à ce qu’est la physique et plus encore à ce que nous attendons d’elle. Sans choisir explicitement son camp entre les différentes épistémologies proposées au XXe siècle, il construit une proposition cohérente en empruntant, implicitement, à Bachelard, Carnap, Popper, Khun, Bourdieu, Latour et peut-être même Feyerabend. Prenant très sagement ses distances par rapport à l’idée d’une science qui entretiendrait un lien privilégié avec la vérité, sa vision de la physique est fondamentalement dynamique : elle se définit par le doute et la déconstruction permanente. L’incrédulité y est érigée en méthode.
Il devrait être banal, presque inintéressant, de lire que l’enseignement des sciences a quelque chose de subversif, qu’il est avant tout un apprentissage de l’esprit critique et de la capacité à remettre en cause, que la science n’a pas l’exclusive de l’intelligence et que le développement de la rationalité n’a de sens que s’il est pensé en contrepoint de celui des arts et des lettres. Il devrait être lassant d’entendre une nouvelle plaidoirie en faveur d’un enseignement de la physique distancié de toute forme de dogme, ouvert à la contradiction, sensible aux périodes troubles, empreint de magie et, osons le mot, de beauté. Ces positions, défendues ouvertement par un professeur d’université, membre de l’Institut, sont pourtant – de fait – assez exceptionnelles et, à plus d’un titre, réconfortantes. Bien qu’allant évidemment d’elles-mêmes pour quiconque ayant un tant soi peu réfléchi à la question, force est de constater qu’elles viennent très à propos faire litière de la pratique dominante et presque institutionnalisée de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur. Penser, rétrospectivement, la genèse d’une science dans un contexte sociologique, politique et philosophique, tisser des liens entre les concepts scientifiques et les ruptures esthétiques – ne serait-ce que pour considérer les dernières comme des condition de possibilité des premiers –sont de ces idées apparemment élémentaires qui, pourtant, demeurent en pratique superbement ignorées… L’opuscule Qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce que l’espace ? invite donc également à repenser les enjeux de la science et de son enseignement dans un être-au-monde libéré des cloisons disciplinaires et des corporatismes sociétaux.
En un sens, les ouvrages de Carlo Rovelli sont évidemment des traités de physique (destinés au spécialiste pour l’un, au profane pour l’autre). Ils sont aussi, à l’évidence, des ballades métaphysiques et poétiques. Mais ils sont également, et même surtout, des images de liberté. Liberté créative et introspective, liberté démiurgique et contemplative, liberté éthique et scientifique. Carlo Rovelli écrit sur le monde, sur la Nature et sur la pensée avec l’énigmatique évidence de ceux qui ont définitivement tourné la page du désenchantement et ont choisi de demeurer perméable à l’étrangeté. Une précieuse invitation à l’étonnement.
Aurélien Barrau, « Un monde sans temps ni espace »,
La Vie des idées
, 15 août 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Un-monde-sans-temps-ni-espace
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[1] Ce point de vue, très clairement esquissé dans les deux ouvrages recensés, est développé dans : C. Rovelli, Forget time [gr-qc]. Il est particulièrement novateur parce qu’il va beaucoup plus loin que le lien usuellement pointé du doigt entre le temps et la thermodynamique, fondé sur l’analogie entre l’écoulement du temps et augmentation de l’entropie. Rovelli construit en détails l’hypothèse d’un temps « thermique » qui réconcilie notre perception usuelle du temps avec sa disparition des équations les plus fondamentales de la physique.
[2] On pourra aussi se référer à l’ouvrage, plus polémique mais très riche d’un point de vue historique, écrit sur ce sujet par un autre de ses acteurs principaux : Lee Smolin, Rien ne va plus en physique, Paris, Dunod, 2007.
[3] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Paris, Editions Jacqueline Chambon.