Dans un ouvrage richement illustré, Evanghélia Stead montre que la fin du XIXe siècle, qu’on place volontiers sous le signe de l’évanescence, est au contraire marquée par des mutations concrètes qui bouleversent le paysage éditorial. De nouveaux modes de lecture s’instaurent tandis que l’image s’impose sous toutes ses formes.
Recensé : Evanghélia Stead, La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle,PUPS, 2012, 566 p., 28 €.
Dans un numéro de revue qu’elle a dirigé en 2002, Evanghélia Stead, spécialiste de l’iconographie fin-de-siècle, nous invitait à « lire avec des images [1] ». Professeur de littérature comparée à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, devenue un pôle important de l’histoire de l’édition grâce à l’énergie de Jean-Yves Mollier, l’auteure met depuis longtemps à profit ce précepte, comme en témoigne son dernier opus, dont le titre s’inspire, par un détournement habile et productif, du vers célèbre de Mallarmé : « La Chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » (« Brise marine »). Cet ouvrage abondamment et superbement historié — fait rarissime, concernant un volume diffusé par des presses universitaires — nous plonge, à travers quinze études savantes distribuées en cinq grandes parties [2], dans le dialogue complexe qu’entretiennent, en cette fin du XIXe siècle où le livre se fait objet d’art, la page et la planche, l’écriture et le graphisme, la lettre et le dessin, la plume et le crayon, mais en glissant à la césure de ce rapport binaire, et parfois conflictuel, le livre comme support et élément tangible.
Georges Anquetil, L’Homme et la marionnette, ou la Revanche du pantin, Paris, Les Éditions du Roseau, « Collection de l’éventail », 1930, format et typographie conçus par l’auteur.
Évoquant une abondance de productions culturelles françaises, sans être dépourvu d’une « dimension européenne » (p. 11), La Chair du livre embrasse non seulement toute l’activité typographique de l’époque (le livre, la presse, les affiches et autres ephemera) mais exhume des textes souvent oubliés, qu’il met sur un plan d’égalité avec ceux qu’a élus la postérité, différence de traitement reconduite par la distinction entre « livre de luxe » et « livre pauvre » (p. 15) ; le paysage éditorial ainsi brossé se colore d’une teinte inhabituelle qui rend compte de la variété, des nuances et, sous forme d’échos d’un écrivain à l’autre, des thèmes de prédilection de la littérature fin-de-siècle.
Camille Mauclair, « Mai », double page centrale, texte en noir, image en violet, 1897.
Partant du postulat que la lecture n’est pas qu’un plaisir intellectuel, mais une expérience multiple qui convoque tous les sens, E. Stead analyse les livres en tant que contenant et contenu en s’attachant à leur matérialité comme à « l’imaginaire charnel » (p. 13) qu’ils sollicitent, depuis leur reliure jusqu’à la texture de leur papier, de leur frontispice à leur colophon, de leurs glyphes à leurs images. Elle décrypte en chemin l’obsessionnelle présence, pour le moins paradoxale, de la Femme comme figuration du livre et de la lecture [3] : « Quasiment exclue de la lecture, la femme la personnifie pourtant puissamment. Etrangère au livre, elle en vient à l’incarner. Chassée de la bibliothèque, elle la hante » (p. 211). Deux femmes fatales, Salomé et Cléopâtre, s’inscrivent au centre de ce dispositif poétique et mortifère : elles bousculent les rayonnages, perturbent l’univers littéraire par une trouble séduction qui tient à l’immixtion des formes comme au délitement des signes et impose de nouvelles clés de déchiffrement. Le parallèle posé en ouverture se poursuit à travers « l’association entre cabinet de lecture et chambre, volume et lit » (p. 211-213), autant d’espaces où la femme devient le vecteur d’une « lecture-tentation » (p. 212) qui passe par l’érotisation du livre. Non plus objet inerte et inanimé, ce dernier se voit doté d’une existence fantasmatique, labile et parfois autonome. « Corps vivant » (p. 13) à la fois sacré et sensuel, fragile et composite, il empruntera volontiers, pour s’exprimer, les métaphores organique (propre à l’Art Nouveau) ou architecturale, le livre étant dorénavant assimilé à une bâtisse (à commencer par son frontispice), une construction tridimensionnelle. À chaque analyse, l’auteure articule avec subtilité à l’approche poétique une histoire matérielle des supports, hélas trop souvent négligée par les littéraires.
Loin de se cantonner à la Belle Époque — dont l’inventivité s’exerce, on le constate une fois de plus, hors de la mythologie triviale à laquelle on l’a trop souvent réduite en exploitant l’imagerie de Paris, capitale de tous les plaisirs —, l’ouvrage ouvre des perspectives aussi stimulantes que convaincantes sur les avant-gardes du XXe siècle (Dada, le surréalisme, les ready-made, le cubisme et l’art conceptuel) et invite à repenser la notion de modernité comprise comme le règne de l’amalgame, de l’hybridation et de la fluidité, débouchant sur une monstruosité revendiquée et assumée [4].
Jules Chéret, couverture pour Entrée de Clowns de Félicien Champsaur, 1886.
Ainsi, derrière le noir et le blanc, palette emblématique de la page imprimée, figurés l’un par l’encre — et ses multiples (més)aventures typographiques et scripturaires —, l’autre par la neige (image du silence), se profilent l’abstraction et les tentatives graphiques les plus novatrices du siècle dernier. Dès le XIXe siècle, de nombreuses innovations techniques, telles que la lithographie et la gravure sur bois de bout, ont assuré la fortune du livre illustré et consacré le règne de la vignette. La diffusion du livre a alors été facilitée par son moindre coût de fabrication, les progrès de l’édition, le développement de la photogravure qui permettait l’impression conjointe des textes et des images, la multiplication des périodiques comme laboratoires de ces diverses évolutions.
Evanghélia Stead revisite au passage l’histoire de l’illustration (p. 77-83), terme ambigu qui semble cantonner l’image dans un rôle secondaire et adventice, alors même qu’elle s’impose en toute liberté dans le livre fin-de siècle, bousculant la mise en page, la lecture linéaire, le message de l’écrit et consacrant la féconde collaboration entre l’écrivain et l’artiste, qu’il s’agisse de Félicien Rops, Jules Chéret, Aubrey Beardsley, Odilon Redon ou Henry Gerbault, pour n’en mentionner que quelques-uns auxquels le livre a fourni un terrain d’expression privilégié, comme le montrent notamment les chapitres consacrés à l’imbrication entre « le visible » et « le lisible » (p. 471), qui abordent aussi le phénomène de la bibliophilie, consacrant le règne du beau : papiers précieux, typographie soignée, planches somptueuses, reliures luxueuses, tirages modestes réservés à une élite lettrée et esthète.
Invitant au décloisonnement des disciplines et des regards, cet ouvrage qui embrasse de nombreux domaines, s’il s’adresse en priorité à des spécialistes de la période considérée et plus particulièrement à des chercheurs familiers des auteurs « décadents », hélas quasiment absents des anthologies littéraires scolaires, intéressera également les historiens de l’art, de l’illustration et de l’édition car il permet, derrière le foisonnement des titres, de mettre au jour la variété et l’originalité de la librairie 1900. Grâce à une érudition nourrie d’interdisciplinarité, Evanghélia Stead nous fait entrer magistralement dans l’univers bigarré, fantaisiste et audacieux de la création fin-de-siècle, qu’elle nous ouvre les portes du cabinet de travail de l’écrivain ou de l’atelier de l’aquafortiste.
Après avoir, en guise de prologue, détaillé la scandaleuse bibliothèque conçue en 1890 par l’ébéniste François-Rupert Carabin, conservée au Musée d’Orsay (p. 11-39), puis reconstitué celle, singulière, de Marcel Schwob, écrivain-bibliophile érudit (p. 315-334), elle nous mène pour finir vers des entreprises expérimentales où le livre, malmené dans son aspect traditionnel, est aussi transcendé. En témoigne le motif de l’éventail qui lui confère sa forme la plus poétique et la plus évanescente en recueillant le « battement du vers » cher à Mallarmé. Ce colifichet fait l’objet, sous sa métamorphose livresque, de pages inspirées, où les interprétations sont étayées par une iconographie qui présente des documents d’une grande rareté et d’une grande pertinence (p. 407-467).
Le livre fin-de-siècle, moins qu’un produit fini et statique, s’impose comme un laboratoire d’expérimentations dans lequel le lecteur est invité, de manière dynamique, à entrer, à circuler, afin de l’investir de sa propre imagination, démarche qui préfigure, toute proportion gardée, la lecture interactive comme méthode d’apprentissage et autres « livres dont vous êtes le héros ». C’est le grand mérite de cet essai substantiel qui, au delà de sa dimension bibliophilique, offre de nombreuses pistes de réflexion à partir d’études pointues ne négligeant aucun détail.
Nicole G. Albert, « Quand le livre se fit œuvre d’art »,
La Vie des idées
, 22 mai 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Quand-le-livre-se-fit-oeuvre-d-art
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[1] Voir La Lecture littéraire, Reims, avril 2002, n°5-6 : « Lire avec des images au XIXe siècle en Europe », textes réunis et présentés par Evanghélia Stead.
[2] Respectivement « La rébellion de l’image », « Les artistes dans le livre », « Le livre au féminin », « L’imaginaire de l’écriture et du livre et « Le livre transcendé ».
[3] Voir la deuxième partie, entièrement centrée sur « Le livre au féminin » (p. 211-280).
[4] Evanghélia Stead a publié un ouvrage magistral sur ce thème : Le Monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle (Paris, Droz, 2004).