Le libéralisme est à reconstruire : il s’est dévoyé et a trahi l’esprit de liberté qui l’animait. Les textes politiques de John Dewey nous incitent, comme le montre J.-P. Cometti dans un ouvrage posthume, à retrouver le « sens du possible ».
À propos de : Jean-Pierre Cometti, La démocratie radicale. Lire John Dewey, Gallimard-Folio
Le libéralisme est à reconstruire : il s’est dévoyé et a trahi l’esprit de liberté qui l’animait. Les textes politiques de John Dewey nous incitent, comme le montre J.-P. Cometti dans un ouvrage posthume, à retrouver le « sens du possible ».
Au sujet de la théorie pragmatiste de la vérité, Bertrand Russell faisait remarquer qu’elle était l’expression philosophique de l’esprit de commerce, rejoignant par là Horkheimer et Adorno qui y voyaient un produit du capitalisme bourgeois. Le pragmatisme était, après tout, un mouvement philosophique américain. Ils ne venaient bien sûr pas à l’esprit de ces illustres lecteurs de s’informer sur ce que les pragmatistes eux-mêmes disaient du commercialisme et du capitalisme américains dans leurs écrits politiques. S’il avait vraiment ouvert les livres politiques de John Dewey, le philosophe britannique y aurait découvert une critique radicale de la conception anglaise du libéralisme et ses homologues allemands une critique non moins radicale des sources germaniques du socialisme d’État. Que cette double critique fût explicitement conduite au nom de l’esprit démocratique aurait également pu ou dû leur faire réviser leurs jugements quant aux liens entre pragmatisme et culture américaine.
Dans un livre publié juste après sa disparition soudaine, Jean-Pierre Cometti nous invite à retrouver ce sens de la démocratie radicale à partir d’une lecture de ces textes politiques de Dewey. Le fil conducteur en est ce qu’on pourrait appeler la dialectique du libéralisme. Après une première phase émancipatrice à l’aube de la modernité, le libéralisme aurait trahit son idéal de liberté et bafoué la valeur qu’il plaçait dans l’individu pour devenir un mouvement de justification d’un ordre politique et économique privant les individus de liberté réelle. Ce que Dewey propose, c’est un projet très spécifique de reconstruction consistant à critiquer la doctrine dévoyée de l’ancien libéralisme au nom de l’esprit originel du libéralisme afin de reconstruire un libéralisme nouveau. Un libéralisme nouveau, et non un néo-libéralisme, car depuis l’époque de John Locke et Adam Smith, les développements technologiques et industriels, mais aussi les progrès dans la connaissance de l’homme et de la société, ont été tels qu’ils obligent à reprendre à sa racine le problème de la liberté individuelle et des moyens d’y parvenir.
C’est donc au nom de la liberté individuelle, mais d’une liberté individuelle repensée, que Dewey cherche à réformer le libéralisme, et non pas au nom d’une position qui serait fondamentalement anti-libérale ou anti-individualiste. Ce projet de reconstruction le distingue à la fois des néo-libéraux comme von Mises ou Hayek qui ne font que réaffirmer sans les reconstruire les anciennes conceptions de la liberté et de l’individu promues par Locke, Smith ou Bentham (cf. le sixième et dernier chapitre « L’avenir du libéralisme ») et des anti-libéraux de gauche, d’inspiration socialiste ou communiste, qui soutiennent que l’individualisme (dont ils empruntent d’ailleurs fautivement la notion à leurs adversaires) est la cause essentielle des maux de la démocratie.
Une telle dialectique requiert un examen préalable des conceptions du libéralisme historique. Principalement dans ses chapitres I, II et IV (« Libéralisme, pragmatisme et histoire », « Libéralisme et absolutisme », « L’homo liberalis : individu et individualité »), Cometti joint les propres analyses historiques de Dewey avec les travaux de MacPherson (La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris, Folio Gallimard, 2004) pour dresser à grands traits le portait de l’individu tel qu’il est pensé par le libéralisme britannique ancien (de John Locke à Jeremy Bentham et John Stuart Mill).
Un tel individu peut être conçu hors de toute association avec ses semblables ; il est doté de caractéristiques intrinsèques (qui ne varient pas lorsqu’il entre en association) constituant ses droits dits « naturels », parmi lesquels il faut compter le droit de propriété ; recherchant en tout son intérêt particulier, les relations d’échange dans lesquels il entre volontairement avec ses semblables ont pour but de maximiser cet intérêt ; l’État n’a pour seule fonction que de garantir l’exercice de cette liberté individuelle à échanger, toute autre intervention étant considérée comme une interférence dans les lois naturelles de l’offre et de la demande, qui menacerait la liberté des individus et nuirait même à la richesse des nations. « Laissez-faire », tel est la devise qui résume le libéralisme ancien.
Mais, écrivant depuis la période de la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, Dewey peut dire qu’un tel libéralisme a historiquement échoué. Le terme est important : qu’il n’ait été qu’une idéologie permettant de rationaliser le cours des événements ou qu’il soit directement responsable des maux de la société libérale américaine, dans les deux cas, le libéralisme ancien a échoué à promouvoir les idéaux qu’ils proclamaient. La liberté économique d’une minorité s’est réalisée au détriment de la liberté politique de tous les autres, et les individus produits par les sociétés libérales, loin de développer toute leur individualité ou leur personnalité, ont vu leur capacité à se réaliser réduite et leur mode de vie uniformisé. Or le libéralisme a échoué non pas en raison de circonstances historiques défavorables, mais en raison d’une mauvaise conception de ses propres idéaux et des moyens de les réaliser.
Égrainées au fil des chapitres, Cometti relève chez Dewey trois moyens à la fois de critiquer et de reconstruire le libéralisme ancien. Le premier est génétique. La liberté individuelle que réclamaient les premiers libéraux était relative à un contexte social et historique particulier, mais « les premiers libéraux manquaient de sens historique et d’intérêt pour l’histoire » (Dewey, cité p. 26). Il s’agissait de se libérer de certaines formes d’organisation sociale, comme les corporations, qui bloquaient les changements sociaux. Mais en posant au fondement des interactions sociales des individus atomiques dénués de toute forme d’association, le libéralisme philosophique a converti en métaphysique cet individualisme pratique. La lutte de certains individus contre certaines formes d’association s’est muée en opposition entre d’une part la naturalité des droits intrinsèques de l’individu en général et d’autre part l’artifice de toutes les formes d’organisation sociale. Un tel dualisme ne servait qu’à justifier la protection des individus contre toutes les formes d’association qui ne seraient pas conformes à leur prétendue nature humaine pré-sociale. Lorsque la politique du laissez faire a produit, avec le capitalisme, de nouvelles formes d’oppression, les libéraux traditionnels ont été incapables de réviser leurs conceptions de la liberté et de l’individu pour accompagner les nouveaux mouvements de libération, puisqu’ils les avaient placées dans le ciel des vérités éternelles, fondées sur l’essence de l’homme et de la société.
Le deuxième argument permettant de critiquer le libéralisme ancien à sa racine est anthropologique. S’appuyant sur l’émergence des sciences sociales, Dewey propose en effet de réviser la base anthropologique du libéralisme politique. L’individu humain est naturellement social. La question n’est pas de savoir comment des individus pré-sociaux en viennent à former une société, mais, parmi tous les modes d’association possible, quel est celui qui est le plus bénéfique pour la réalisation de la liberté des individus. L’individualité d’un individu n’est pas donnée, il faut la faire : l’individu développe son individualité en apportant une contribution spécifique aux associations dans lesquelles il vit (famille, école, milieu professionnel, groupe d’amis, organisations politiques, clubs artistiques, etc.). La liberté n’est ainsi pas une propriété abstraite attribuée une fois pour toute aux individus et définie par l’absence de contrainte extérieure (liberté négative) ; c’est la réalisation des potentialités de l’individu qui dépendent de la manière dont il peut participer aux valeurs de la vie associée pour modifier l’ordre social dans lequel il se trouve naître (liberté positive). Promouvoir la liberté individuelle, c’est par conséquent organiser activement les relations sociales en créant un milieu contrôlé permettant de briser les barrières de classes, genres, races, générations, etc., qui entravent la pleine réalisation de ces capacités. Le libéralisme n’est donc pas incompatible par nature avec l’action sociale ou l’interventionnisme, ni la planification sociale avec la défense de la valeur des individus. Dans les termes de Rorty, l’individualisme bien compris est un individualisme de la solidarité et non de la lutte de tous contre tous ou de la survie du plus apte.
Le troisième argument enfin, qu’on retrouve plus particulièrement dans les chapitre III et V (« Libéralisme, science et philosophie », « Libéralisme et démocratie »), est logique en ce qu’il porte sur le type de relation, externe ou interne, qu’il convient de penser entre les fins et les moyens de l’action politique. En effet la conversion du libéralisme de mouvement d’émancipation en mouvement d’oppression n’a pas été due seulement à une mauvaise conception des fins (la liberté, l’individualité), mais également à une dissociation des moyens et de ces fins proclamées. L’interdépendance des moyens et des fins que réclame au contraire Dewey suppose que le moyen ne puisse être indifférent à la fin visée. Si la fin est la liberté, les moyens ne peuvent être que libres (ce principe est particulièrement saillant dans le débat que Dewey a avec Trotski). C’est le modèle de l’enquête scientifique expérimentale qui s’impose comme procédure démocratique par excellence aux yeux de Dewey, puisqu’elle suppose une totale liberté de communication et de participation.
Si l’enquête est la meilleure méthode politique, c’est que ce moyen n’est pas extérieur à sa fin : la communauté d’enquêteurs commencent déjà ici et maintenant à réaliser la fin idéale d’une communauté d’individualités libres. Cometti le souligne dans ces termes : « L’enquête donne une image de la possibilité de l’individualisme « nouveau » ici en question […] Quiconque prend part à une enquête, s’il y prend part comme individu, n’y affirme son individualité que dans la mesure où elle est supposée contribuer à une tâche commune qu’elle enrichit et dont elle s’enrichit en retour » (p. 155-156). On voit en quoi, comme le dit Cometti en conclusion (p. 261-266), Dewey ne rentre pas dans les cases du débat actuel entre libéraux et communautariens. C’est que pour lui, et la liberté individuelle et la communauté sont à construire, et elles ne peuvent se construire que conjointement. Introduire dans les questions politiques l’esprit expérimental autant que les méthodes d’enquête des sciences permettraient ainsi de faire sortir la vie politique de l’affrontement dogmatique entre principes abstraits (la Liberté ! La Société !) pour la mettre en œuvre au sein de publics organisés en communautés d’enquête.
Ce livre, salutaire dans sa manière d’attirer l’attention sur toute une série de textes philosophiques méconnus de Dewey, souffre néanmoins d’une écriture plutôt brouillonne comme s’il avait été écrit au fil de la plume, en marge de la traduction, abondamment citée, de la collection des Écrits politiques de Dewey que Cometti préparait en parallèle avec Joëlle Zask. Le livre manque donc de vues synthétiques et systématiquement organisées, les trois arguments que nous avons relevés étant quelque peu noyés dans la masse. En outre, le grand nombre de répétitions, y compris dans les citations, entraîne un traitement parfois superficiel des notions les plus difficiles de Dewey, comme celle d’enquête sociale. Enfin et surtout, il tend à déplacer le centre de gravité de la pensée politique de Dewey. Malgré son titre général, le livre de Cometti est moins un livre sur la démocratie qu’un livre sur le libéralisme, comme en témoignent les titres des chapitres où le thème du libéralisme intervient systématiquement alors que le terme même de démocratie n’apparaît que dans l’avant-dernier. Il n’a pas tort de rappeler que chez Dewey le libéralisme et la démocratie sont étroitement liés comme de soutenir que sa reconstruction de l’idée de démocratie passe par une redéfinition de la liberté et de l’individu.
Mais il y a de bonnes raisons de penser que l’idée la plus inclusive est celle de démocratie et que c’est à partir de sa théorie de la démocratie qu’il faut replacer l’ensemble des réflexions politiques de Dewey, y compris sur le libéralisme ou l’individualisme. D’ailleurs, le corpus utilisé porte essentiellement sur les textes des années 1930 tels que Individualism, Old and New (1930) et Liberalism and Social Action (1935), où le libéralisme est en effet une question centrale, mais c’est au détriment des deux livres antérieurs majeurs pour la philosophie politique de Dewey, où celui-ci inscrit la démocratie au cœur de sa pensée politique. C’est d’abord Démocratie et éducation (1916), malheureusement évacué dès la première ligne alors que la réflexion sur l’éducation est essentielle pour la question de l’articulation entre les moyens et les fins politiques. C’est ensuite Le Public et ses problèmes (1927), sous-exploité et lu essentiellement à partir de la reconstruction du libéralisme, au lieu de lire l’histoire et l’avenir du libéralisme que propose Dewey à partir de l’idéal de communauté démocratique qu’il entend articuler dans ce livre.
Cela dit, l’idée de lire Dewey à partir de la question du libéralisme présente l’avantage stratégique de montrer la pertinence et l’actualité du philosophe américain, puisque la période de crise pendant laquelle il écrivit ressemble par certains aspects à la période actuelle (Cometti semble ici faire allusion non seulement à la crise financière mondiale, mais aussi au scepticisme vis-à-vis de la politique, à l’affaiblissement des liens organisés de solidarité et à la mise en concurrence des individus et des peuples, cf. p. 190 et sq.). L’intérêt du livre de Cometti est ainsi de montrer que la pensée politique n’est pas sommée de choisir entre la défense des libertés individuelles et la critique du capitalisme financier, ou entre la glorification de l’Individu et l’exaltation de l’État.
Voir par-delà les obstacles qui bloquent les voies de l’enquête et de l’expérimentation, ne pas accepter les choix forcés et les dualismes insurmontables, imaginer des voies alternatives, c’est retrouver ce « sens du possible » que revendiquait Musil dans sa conception de l’écriture et que Cometti avait élu dès le début de son œuvre comme sa devise philosophique. Dans son premier livre sur l’écrivain autrichien, il finissait par ces mots que l’on peut sans peine appliquer à son ultime essai : « à tort ou à raison, sa position fut de confier à l’écriture et à la faculté des possibles dont il la jugeait détentrice la tâche à la fois infinie et limitée, mais nécessaire à ses yeux, d’une « interprétation de la vie » qui […] s’applique à délivrer l’esprit tant des superstitions que des blocages hérités d’un développement mal contrôlé » [1].
par , le 20 juillet 2016
Stéphane Madelrieux, « Pour un alter-libéralisme », La Vie des idées , 20 juillet 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pour-un-alter-liberalisme
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[1] Cometti, Robert Musil ou l’alternative romanesque, Paris, Puf, 1985, p. 272