Selon Roderick McFarquhar et Michael Schoenhals, la Révolution culturelle fut plus politique que proprement culturelle et doit être replacée dans l’histoire des communismes. Le mouvement échappa à son principal instigateur, Mao, et conduisit la Chine à une réforme imprévue des mentalités.
Recensé : Roderick Mc Farquhar, Michael Schoenhals, La dernière révolution de Mao , Histoire de la Révolution culturelle, 1966-1976. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat. 808 p., septembre 2009, Gallimard, 35 €.
Le 8 juillet 1966, Mao annonçait à sa femme son désir de créer « un grand désordre sous le ciel » pour créer un « grand ordre sous le ciel ». La Révolution culturelle était lancée. Elle fut l’initiative de Mao. Telle est la thèse que développent Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals dans un ouvrage très documenté qui entreprend de replacer la Révolution culturelle dans le temps long de l’histoire de la Chine. Là où Jung Chang et Jon Halliday proposaient dans leur biographie de Mao (Mao, l’histoire inconnue, Gallimard, 2006) une vision plutôt psychologique de la Révolution culturelle, les deux auteurs, tous deux éminents sinologues, mettent en avant une version politique et militaire de l’événement.
On doit tout d’abord saluer une rare réussite, celle d’un style d’ouvrages encore rares en France. Il s’agit de grandes enquêtes à l’anglo-saxonnes menées sur un mode journalistique par des chercheurs ou des correspondants de journaux à l’étranger – Roderick MacFarquhar avait à l’époque pu observer une partie des événements sur place – mais ne rechignant ni à s’appuyer sur l’érudition la plus pointue, ni à embrasser de larges perspectives géostratégiques ou historiques. On peut ainsi classer l’ouvrage de MacFarquhar et Schoenhals, traduit aux éditions Gallimard, dans la lignée de ceux de Simon Leys (Les Habits neufs du Président Mao. Chronique de la “Révolution culturelle”, Arlea, 2009) ou plus récemment du livre consacré par Francis Deron, journaliste au Monde disparu cet été, au Cambodge (Le Procès des khmers rouges, Gallimard, 2009).
Une révolution politique
L’intérêt de l’ouvrage tient d’abord aux documents, presque tous inédits en français, qu’il met désormais à notre disposition. On citera la Résolution sur l’histoire du parti, document mis au point en 1981 par le Parti communiste chinois et passé ici au crible de l’enquête, mais aussi un grand nombre de témoignages régionaux et locaux, ainsi que des entretiens. Il faut d’ailleurs lire à cet effet les nombreux commentaires qui accompagnent les références en note. La documentation amassée ne vise pas à éclairer des points de détail mais apporte des éléments de réponse essentiels à des interrogations de fond. Le livre offre par exemple un éclairage nouveau concernant deux des protagonistes les plus importants de la période. Zhou Enlai, longtemps considéré en Occident, et notamment en France, comme un « modéré », apparaît comme l’un des séides de Mao pour lequel il accomplit sans broncher les pires exactions, comme l’a montré le livre que lui a consacré Gao Wenquian. Quant à Deng Xiaoping, qui engagea par la suite le tournant de la Chine vers le capitalisme, la biographie que lui consacre sa fille et qui attend encore d’être traduite permet de décrypter les relations orageuses qu’il entretint avec Mao.
MacFarquhar et Schoenhals proposent une lecture résolument politique de la Révolution culturelle. Ce qu’explique le titre : la Révolution culturelle serait le dernier grand projet révolutionnaire de Mao. Il s’agissait en effet de répondre par avance à tout risque d’infléchissement du communisme chinois sur le modèle révisionniste mis en place en URSS à partir de l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev. À cela s’ajoutaient l’analyse de la situation intérieure et la volonté de Mao de faire taire les critiques formulées au-dedans même du Parti à la suite du Grand Bond en avant.
Si la Chine répond donc, dans les grandes lignes, au schéma d’un État communiste classique jusqu’en 1966, la Révolution culturelle constitue un bouleversement majeur. L’offensive, qui débute en février 1965 à l’instigation de Mao par une attaque orchestrée depuis Shanghai contre un intellectuel pékinois proche des cercles du pouvoir, prend son véritable essor au printemps 1966 avec la création d’un « groupe de rédaction de document de la révolution culturelle ». Il faut pourtant se garder de réduire la Révolution culturelle à une guerre interne au Parti, qui opposerait entre eux les différents clans. C’est une véritable guerre civile qui se déclenche. Celle-ci naît d’abord de la conviction propre à Mao selon laquelle il revient aux masses de faire émerger en leur sein les forces révolutionnaires. L’appareil administratif du Parti, d’habitude mobilisé, est tenu à l’écart. Se met alors progressivement en place une forme de relation dialectique entre le pouvoir et les nouvelles forces révolutionnaires, entre Mao et les jeunes, étudiants et surtout collégiens, qui entrent dans la danse le 4 mai 1966 à l’université de Pékin. Marquée par l’apparition de centaines de dazibaos dans l’ensemble des établissements scolaires et culturels du territoire, la Révolution fut menée par des « équipes de travail » dépêchées sur les lieux éducatifs et chargées de susciter la critique des équipes pédagogiques en place. La violence du mouvement des Gardes rouges, qui reste la marque de la Révolution culturelle, trouve également son origine dans l’idée que la terreur opérerait parmi la population comme une catharsis. « Le monde est autant le vôtre que le nôtre, mais au fond, c’est à vous qu’il appartient », selon un adage emprunté au petit Livre rouge des Citations du Président Mao.
Une surenchère générationnelle
Ce qui se joua entre l’été et l’automne fut donc l’autorisation donnée à la jeunesse de s’émanciper de ses aînés par la voie de la violence. Par son radicalisme, cette génération chercha à concurrencer l’héroïsme de celle qui l’avait précédée. La Révolution culturelle donna lieu aux pires exactions. En un mois, 77 000 habitants de Pékin furent chassés et contraints de retourner dans le village de leurs ancêtres. Des innocents subirent des tortures ou furent poussés au suicide pour des raisons idéologiques, principalement des enseignants ou des cadres de l’éducation. Les deux tiers des monuments du pays furent détruits. Le congé donné aux Gardes rouges en juillet 1968 ne mit pas fin aux horreurs. Les suites de la Révolution culturelle se révélèrent en effet plus meurtrières encore que ne l’avait été la période de la Révolution elle-même. On rapporta même dans les années qui suivirent des cas de cannibalisme au Guangxi et dans le Yunnan qui ne peuvent s’expliquer autrement que par la barbarie d’une jeunesse livrée à elle-même, hors de toute norme sociale ou politique. Des estimations encore partielles font état d’un nombre possible de persécutions s’élevant à 36 millions de personnes et de 1,5 million de tués.
La Révolution culturelle ne fut jamais un mouvement de masse. L’embarras dans lequel se trouvaient placés les dignitaires du Parti face à un mouvement dont l’initiative et la conduite leur échappait – quand il ne les dévorait pas, à l’exemple de Chen Boda, un de ses premiers initiateurs – se lit dans les hésitations qui entourent son extension aux usines et aux campagnes. Le pouvoir pris par les radicaux au sein du Parti suscita non seulement une forte inquiétude parmi les anciens dignitaires mais plus encore une désorganisation de tous les échelons de décision. La Chine de la Révolution culturelle et des années qui suivirent apparaît comme un pays paralysé. Mao n’avait pas lancé à l’assaut du Parti une force politique traditionnelle, mais plutôt un mouvement de surenchère générationnel auquel l’absence d’expérience politique et même civique ne pouvait apporter aucun frein. Le Grand Timonier était en prise directe avec les forces telluriques de la jeunesse. Il dut à son tour, pour s’en défaire et tenter de freiner le mouvement, prendre des mesures draconiennes à l’origine d’une évolution inattendue, et à l’opposé de la doctrine qu’il avait toujours défendue, imposant, un temps, l’autorité de l’armée sur celle du Parti.
Outre sa richesse documentaire, l’un des intérêts de l’ouvrage est donc de décrire avec une grande précision les voies par lesquels le totalitarisme s’installe ou se renforce à l’intérieur de la société chinoise. Aussi les liens entre le président Mao et la jeunesse ne sont-ils pas sans rappeler ceux que décrit Ian Kershaw lorsqu’il évoque les thèmes mobilisateurs que les nazis développèrent auprès de la jeunesse allemande. Au terme de cette enquête passionnante, on peut néanmoins se risquer à adresser un reproche aux auteurs : celui de ne pas avoir mené une réflexion plus approfondie sur les rapports entre « culture » et révolution. Certes, on comprend, à les lire, que la culture ne fut au départ qu’un prétexte mineur au déclenchement des événements. Mais comment interpréter le fait que l’événement déclencheur soit venu d’une charge lancée à l’encontre d’un spécialiste de la dynastie des Han, alors que Mao – lui-même féru d’histoire – possédait dans sa bibliothèque plusieurs milliers de volumes sur l’histoire classique de la Chine ? On a le sentiment qu’il manque à la première partie du livre un chapitre qui aurait pu nous éclairer sur le rôle dévolu à la culture dans les actions menées, mais aussi sur l’image que Mao et certains de ceux qui l’entouraient se faisaient de l’avenir du pays.
La Révolution culturelle ne fut pas seulement un épisode circonstanciel ; elle infléchit le cours de l’histoire de la Chine au cours du second XXe siècle. On comprend à partir de l’analyse de Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals comment, en donnant définitivement congé à une voie chinoise du communisme, elle étend ses conséquences jusqu’à aujourd’hui. C’est en effet l’échec de la Révolution culturelle qui conduisit la Chine, sous la direction de Deng Xiaoping, à embrasser le modèle occidental de développement économique. D’où l’idée que la Révolution culturelle aura été à l’origine d’un bouleversement des mentalités bien plus important encore que ne l’avait imaginé Mao. Si les deux auteurs se gardent de pronostiquer l’avenir, le sentiment de l’histoire en marche qui habite le livre en fait un gage précieux pour les intellectuels et tous les observateurs de la vie politique chinoise, et plus encore sans doute pour les futurs historiens de ce pays auquel il est dédié.
– Sur la Révolution culturelle, voir le compte-rendu sur la Vie des idées du récit de Zhu Xiao-Mei, La Rivière et son secret
Pour citer cet article :
Perrine Simon-Nahum, « Mao et le grand désordre de la Révolution culturelle »,
La Vie des idées
, 1er octobre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Mao-et-le-grand-desordre-de-la
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