Recensé : Christophe Granger, La Destruction de l’université française, Paris, La Fabrique, 2015, 176 p., 13 €.
Le livre de Christophe Granger s’inscrit dans une longue litanie d’ouvrages de déploration ou de dénonciation de l’évolution de l’enseignement supérieur depuis plus d’une vingtaine d’années. L’étude des titres ou des variations sur un thème connu, que les nouveaux auteurs s’efforcent d’agrémenter de métaphores nouvelles, mériterait à soi seule une analyse.
« Calamités » ou « épanouissement »
Quand j’ai commencé à m’intéresser au sujet, avec le collectif de l’Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche (ARESER), nous nous étions contentés de Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril [1]. Six ans plus tard, c’est en latin que le collectif Abélard invoquait les « calamités » qui s’abattaient sur l’université [2]. En 2004, un autre sociologue proche de la même sensibilité, Christian de Montlibert, dénonçait le Savoir à vendre. L’enseignement supérieur et la recherche en danger. L’année suivante, Nicolas Oblin et Patrick Vassort décrivaient, eux, une « politique d’anéantissement », suggérant non des calamités naturelles ou des périls contre lesquels on pourrait se prémunir, mais une entreprise de démolition programmée en haut lieu [3].
Or, à l’époque, la loi Pécresse d’août 2007 n’était pas encore votée ; seuls le processus de Bologne et l’AERES étaient déjà en action. La tonalité générale de l’ouvrage de Christophe Granger s’inscrit dans la même ligne, avec le recul supplémentaire qui autorise à mesurer, désormais, les effets de cette loi et des politiques de regroupement et de mise en concurrence à l’échelle nationale, voire internationale (via la compétition pour les divers laboratoires, équipements ou initiatives d’excellence, inspirés de la politique allemande de l’Excellenz-initiativ).
À l’inverse, cette thématique d’une crise sans cesse aggravée n’est que mollement combattue par les tenants du réformisme éclairé, présent dans les revues culturelles générales comme Esprit, Commentaire ou Le Débat, par des auteurs conseillers du prince ou situés dans les segments les plus favorisés du système ou servant d’experts pour préparer ou lancer les réformes. C’est curieusement chez eux qu’un lexique de l’épanouissement, de la reconstruction, du nouvel élan fleurant bon l’ancienne planification des Trente Glorieuses trouverait encore sa place. Christine Musselin, directrice scientifique de Sciences Po, retraçait en 2001 « la longue marche des universités françaises » [4] ; l’ancien président de Paris II-Panthéon Assas, Louis Vogel, tentait de convaincre que l’université était une « chance pour la France », pour peu qu’on s’engage plus résolument dans les voies d’un libéralisme bien compris [5].
Seule exception dans cette répartition des rôles entre conservateurs réformateurs optimistes et dénonciateurs nostalgiques qui broient de plus en plus du noir, l’ouvrage surprenant, par son titre à contre-courant, de Romuald Bodin et Sophie Orange : L’Université n’est pas en crise [6]. Il tentait, enquêtes et statistiques à l’appui, de tordre le cou aux éternels clichés sur la fonction désastreuse de l’enseignement supérieur dans sa branche purement universitaire, thèmes colportés complaisamment par les journalistes, les tenants des grandes écoles et de l’enseignement supérieur privé ou les sectateurs des modèles anglo-américains (ou de ce qu’ils en imaginent être la réalité).
Les générations de la « file d’attente »
Ce préambule historiographique n’a pas pour but d’évaluer l’ouvrage de Christophe Granger par rapport à toute cette littérature de statut variable, allant de l’étude académique au pamphlet d’après-grève [7], de la contemplation des ruines d’un monde que nous aurions perdu à l’exaltation d’un monde nouveau en train de naître. Si le ton du livre de Granger est bien celui de la dénonciation et d’une certaine déploration, il corrige cette posture un peu lassante, après vingt ans d’usage, par un souci d’information précise puisée aux meilleures sources, par une utilisation efficace des comparaisons et de la littérature sur les cas étrangers où des politiques analogues ont été conduites auparavant.
Plus jeune que la plupart des auteurs cités précédemment, il a le souci de ne pas – travers dominant – se limiter au regard mandarinal des titulaires, mais de prendre en compte les effets des politiques sur l’avenir de la « relève » des jeunes générations, victimes expiatoires de la précarisation généralisée, de l’expatriation forcée, de la file d’attente en vue d’un avenir de plus en plus incertain et de salaires inférieurs parfois à ceux de travailleurs smicards [8]. Or ces jeunes entrants dans le nouveau monde universitaire en construction n’ont guère voix au chapitre, sous peine de compromettre un peu plus leur avenir, qui dépend de titulaires acquis aux réformes et dont ils sont les principaux bénéficiaires, malgré leurs récriminations.
L’ouvrage est divisé en trois gros chapitres d’une quarantaine de pages chacun (« L’oubli de l’histoire », « Liquidation totale », « Le purgatoire ») et d’une brève conclusion de sept pages (« Propositions pour servir à ceux qui ne se résignent pas »). Les deux chapitres centraux sont une confirmation plus ramassée des diagnostics présents dans la littérature antérieure et où l’auteur de ces lignes retrouve des thématiques qu’il a développées depuis plus de vingt ans déjà, seul ou en collaboration au sein de l’ARESER.
Mon désaccord porte plutôt sur la relecture de l’histoire qui est proposée dans le premier chapitre. Pour dénoncer le présent et le futur qu’on nous prépare, point n’est besoin de rosir le passé universitaire français que l’auteur, par définition, n’a pas connu. L’erreur d’appréciation vient, me semble-t-il, d’un postulat historiquement erroné et dont la trace se retrouve dès le titre.
L’absence d’une idée régulatrice commune
Quelle est cette erreur ? C’est l’idée que, avant toutes les réformes récentes, la France aurait eu une « université » comparable à celle des pays d’Europe et partageant les mêmes principes qu’on résume en Allemagne par la révérence pour l’idéal humboldtien : un espace de liberté pour apprendre et enseigner, jouissant d’une grande autonomie intellectuelle et d’une capacité d’innovation indépendante des injonctions d’en haut.
Or, malgré les réformes de la Troisième République, malgré les innovations introduites à la faveur de Mai 68, malgré quelques changements positifs proposés par des ministres de gauche au destin politique funeste, comme Alain Savary et Lionel Jospin (ceci explique peut-être cela), on ne peut accepter ce point de départ.
Dans tous mes travaux [9], j’ai au contraire essayé de démontrer que, justement, si ces réformes récentes ont été mises en œuvre et n’ont pu être freinées ou bloquées, malgré certaines mobilisations d’ampleur des enseignants-chercheurs (comme en 2009), c’est précisément parce que l’idéal universitaire décrit plus haut n’a jamais pu être une réalité en France, sauf dans des segments très minoritaires de l’enseignement supérieur qui ne scolarisent qu’une toute petite fraction des étudiants : quelques départements de grandes universités de sciences humaines et sociales ou de sciences de la nature adossés au CNRS, quelques « grands établissements » ou « écoles spéciales », le plus souvent parisiennes.
Cette absence d’une idée régulatrice commune partagée par de larges secteurs du monde universitaire est l’une des racines de l’incapacité de celui-ci à faire un front commun face aux interventions ministérielles ou aux politiques inspirées des programmes néolibéraux transnationaux. Christophe Granger oublie ce déficit initial qui perdure et facilite l’imposition des nouveaux modèles, où des pans entiers des universités ou d’autres établissements reconnaissent des opportunités pour accentuer leur différenciation par rapport aux segments « humboldtiens » en perte de vitesse sur le plan démographique et dénigrés à longueur de média par les tenants de la vision professionnalisante et utilitariste de l’enseignement supérieur.
Concurrences internes
C’est pourquoi, si l’on peut sympathiser avec l’épilogue rappelant aux fondamentaux de cet idéal universitaire utopique d’un lieu de savoir critique dans un monde qui n’en a cure, il reste à trouver les moyens de remobiliser sur ces valeurs, y compris dans nos disciplines de sciences humaines et sociales. L’effet pervers le plus patent des réformes a été de corrompre nombre de collègues, appâtés par quelques primes et prébendes offertes par les multiples bureaucraties parallèles que la prétendue politique d’autonomie a fait proliférer.
Ces primes et prébendes leur permettaient de compenser matériellement ou symboliquement, par le pouvoir délégué, le profond sentiment de déclassement propre au segment universitaire de l’enseignement supérieur. Elles ont contribué ainsi, encore un peu plus, à l’éclatement de tout consensus, y compris entre des collègues au départ parfaitement homologues, comme l’indiquent les luttes électorales autour des « présidences », des « missions d’expertise », des « communautés d’université », des comités multiples et divers, etc.
Le processus de mise sous domination externe que décrit Granger s’est d’autant plus facilement imposé qu’il a pu s’appuyer sur ces divisions internes à la profession académique et jouer des rivalités et antagonismes multiples qui la traversent, entre enseignants-chercheurs et chercheurs, entre grandes et petites universités, entre secteur sélectif et secteur non sélectif, entre enseignement privilégié par son recrutement social et filières de relégation relative, entre établissements aux ressources limitées à la manne étatique et ceux qui peuvent jouer sur plusieurs tableaux, grâce aux droits d’inscription ou aux fonds privés.
Granger est bien obligé de les évoquer à propos d’épisodes révélateurs, comme la métamorphose de Sciences-Po Paris, mais il en néglige les racines fort anciennes qu’aucune réforme depuis plus d’un siècle n’a jamais abordées de front. Sans cette prise en compte de ce réel compliqué que masque le mot « université », son vœu d’un sursaut et son utopie de l’imposition de l’université idéale par la seule force du verbe ou des « luttes » des précaires prolétarisés ou des étudiants anxieux face à leur avenir bouché risquent de ne rester qu’une voix criant dans le désert.