Patrice Gueniffey propose une nouvelle histoire du Dix-huit Brumaire, coup d’État par lequel Napoléon Bonaparte prit le pouvoir le 9 novembre 1799. Il voit dans cet événement « une manière un peu tendue de résoudre les crises graves de l’État » et dresse un parallèle avec la journée du 13 mai 1958 qui mit fin à la IVe République. Annie Jourdan, spécialiste de l’Empire, discute ici les interprétations avancées par l’auteur sur les liens entre Napoléon et la Révolution française et sur la légitimité de ce coup d’État.
Recensé : Patrice Gueniffey, Le Dix-huit Brumaire. L’épilogue de la Révolution française, Collection « Les journées qui ont fait la France », Gallimard, 2008, 422 p., 24 Euros.
La tâche était ingrate, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins de récrire un volume déjà paru dans les années 60 : celui d’Albert Ollivier, consacré à cette fameuse ‘journée’ du 18 Brumaire – journée où justement il ne s’est rien passé, puisque le coup d’État fomenté par Bonaparte n’a eu lieu que le lendemain, quand il a dispersé les députés de la République et mis fin au Directoire. Tâche ingrate aussi parce que cette collection vise à reconstituer ‘une’ journée de l’histoire de France, ce qui laisse peu de liberté à l’auteur qui en est chargé. Mona Ozouf a ainsi donné dernièrement une superbe version de la fuite de Louis XVI à Varennes, tandis que la journée du Sacre de Napoléon du 2 décembre 1804 par José Cabanis a été rééditée telle quelle – avec une postface de Patrice Gueniffey. Ce qui semble suggérer que certains volumes de la collection demandent à être réactualisés et d’autres non. Tâche ingrate enfin, parce que plusieurs centaines d’études anciennes ou récentes, que ce soit des monographies ou des chapitres de synthèses, ont abordé l’événement du Dix-huit Brumaire sous ses multiples facettes.
Ancien élève de François Furet, Patrice Gueniffey en est aujourd’hui l’héritier et était fort bien indiqué pour accomplir la tâche. Depuis plusieurs années, il travaille sur Napoléon et poursuit ce que Furet n’a pu hélas mener à terme : une réflexion sur l’époque du Consulat et de l’Empire. Gueniffey s’intéresse notamment au problème de la légitimité ; au fonctionnement des institutions ; au phénomène « coup d’État » ; à la relation entre pouvoir et autorité ; et à la nature du régime napoléonien. C’est dire que l’ouvrage privilégie l’histoire politique. Il ne s’appuie pas sur de nouveaux documents d’archives, ni du reste sur les recherches récentes entreprises par les historiens français et étrangers, mais se fonde principalement sur l’historiographie classique : celle qui part des mémoires laissés par les contemporains et aboutit à Jacques Bainville, Albert Vandal et Louis Madelin – en passant par Adolphe Thiers. C’est un parti pris curieux que ce silence sur les travaux novateurs entrepris depuis une vingtaine d’années [1].
Jusque-là, et si l’on excepte les historiens républicains du Second Empire, l’histoire de Napoléon avait souvent été l’apanage des admirateurs de l’Empereur ou des spécialistes de l’histoire militaire. Depuis peu seulement, les universitaires français et étrangers se sont emparés du sujet, pour analyser son impact en France et en Europe ; reconstituer son histoire culturelle et sociale ; rechercher l’ampleur des résistances et des collaborations ; ou mieux encore étudier le fonctionnement de l’Empire – en dehors de l’homme qui l’incarnait. Or, l’auteur en tient peu compte ou du moins ne s’y réfère pas explicitement, ce qui n’empêche pas que, sur plusieurs points, résonne un écho des discussions actuelles. Qu’il le veuille ou non, Gueniffey est bel et bien un historien du XXIe siècle.
Le Directoire, un régime condamné ?
Mais revenons au Dix-huit Brumaire ! Il y a deux façons de l’appréhender : la première consiste à y percevoir le retour à l’ordre et à l’autorité. Napoléon y figure tel celui qui sauve la France des maux que lui infligeait une révolution anarchique et violente (version conservatrice ou bonapartiste). La seconde, à l’inverse, insiste sur le fait que la journée met fin à la République. Napoléon y est là le fossoyeur de la Révolution (version républicaine). Ces interprétations opposées se retrouvent cependant dans leur verdict sur le Directoire (1795-1799). Car parler du Dix-huit Brumaire implique nécessairement un jugement de valeur sur le régime qui précède. Les uns l’accusant de tous les maux et abus ; les autres démontrant les disfonctionnements et les apories du régime. Rares demeurent (même parmi les républicains) ceux qui croyaient ou croient en la viabilité du Directoire.
Gueniffey n’échappe pas à cette contrainte : tout en rappelant les stéréotypes qui ont meublé bien des récits antérieurs sur ce régime tant décrié : corruption ; égoïsmes ; sordides intérêts ; misère populaire ; complots royalistes ; désordres endémiques, il en réévalue la véracité. Sur le prétendu disfonctionnement de la Constitution de l’an III, par exemple, l’auteur démontre que celle-ci n’était pas si mal conçue et donnait même à l’exécutif un pouvoir certain – un droit d’initiative « déguisé ». Qu’elle ait été violée à trois ou quatre reprises proviendrait des directoriaux eux-mêmes qui craignaient le résultat des élections et l’opposition jacobine ou royaliste. Il est vrai par ailleurs que n’ayant pas le droit de dissolution, il ne leur restait en cas de conflit qu’un instrument : la force, dont l’usage outré ébréchait à la longue la légitimité du régime. C’est là que le bât blesse : « la faillite des institutions thermidoriennes ne fut pas le produit de ces institutions, mais le résultat de l’incapacité ou de l’impossibilité où se trouvèrent les thermidoriens d’en observer les principes fondamentaux … » (p. 45) – dont évidemment la liberté des élections. Pourtant, les contemporains n’étaient pas si certains de la perfection du texte et plusieurs d’entre eux ont consacré bien du temps à élaborer de nouveaux projets, ainsi que le note par ailleurs Gueniffey. On pense à Benjamin Constant, mais madame de Staël ne demeurait pas en reste et s’inspirait des projets de Sieyès de 1795 afin de réaliser une refonte des institutions (p. 117). Sieyès lui-même continuait à réfléchir sur le texte idéal qui mettrait fin aux troubles révolutionnaires et consoliderait la République Une et Indivisible, tandis que Daunou faisait son apprentissage de « législateur constituant » dans les républiques sœurs. Tous deux seront appelés par Bonaparte pour réaliser la Constitution de l’an VIII.
Autre stéréotype : l’immoralité ou la médiocrité des acteurs, sur lesquelles l’auteur est sceptique. Raison de plus pour croquer d’eux un portrait tout en nuances : entre autres celui du directeur Gohier, qui est passé injustement à la postérité sous les traits d’une nullité. Et puis, il y a la fable bien connue des menaces que faisait peser le royalisme sur la Révolution. Là encore, Gueniffey tient à refaire le point et souligne que, dans le Conseil des Cinq Cents, en tout cas, les royalistes n’étaient qu’une poignée (p. 59). La question qui se pose est bien sûr de savoir si les révolutionnaires croyaient vraiment en cette menace ou s’ils l’ont invoquée afin de se débarrasser d’adversaires politiques. Sans doute les troubles étaient-ils légion dans les provinces et il était par trop facile de les imputer à des royalistes, alors qu’ils étaient pour une grande part l’initiative de brigands ou de mécontents. Car un autre stéréotype, et non des moindres, est celui des désordres endémiques que le gouvernement ne parvenait pas à endiguer. Or, et Gueniffey le reconnaît, après le coup d’État de Fructidor an V, le Directoire a amorcé une politique de répression impressionnante, remettant entre les mains de commissions ou de cours militaires les ennemis de la République : brigands ; prêtres réfractaires ; émigrés de retour ; royalistes vrais ou supposés. Mais ce que l’auteur ne dit pas, c’est que cette politique a eu un certain succès et, qu’à la veille du Dix-huit Brumaire, le brigandage était en régression dans les trois quarts des départements. Et c’est le coup d’État qui remit le feu aux poudres [2].
Si la guerre civile s’atténuait, l’année 1799 fut celle de tous les dangers du point de vue extérieur. Le Directoire perdit l’Italie et la Suisse ; la république batave était menacée et la flotte française détruite à Aboukir. Ces désastres ont plus que jamais persuadé les Français qu’il était temps qu’advienne la paix. L’appel à la pacification précède en effet le Dix-huit Brumaire. Bonaparte en était si bien conscient qu’il n’hésita pas à conclure les préliminaires de Leoben en avril 1797, en dépit de la désapprobation du gouvernement parisien. À l’issue de la paix de Campo Formio qui s’ensuit, le vainqueur d’Italie faisait figure dans l’opinion française de « pacificateur de l’Europe ».
Napoléon Bonaparte, fils ou fossoyeur de la Révolution ?
Parler du Dix-huit Brumaire, c’est aussi mettre en scène celui qui en est le principal acteur. Gueniffey brosse ainsi un portrait de Napoléon Bonaparte sous un jour original. On le croyait jacobin, l’auteur nous le dépeint tel un anti-révolutionnaire ; on le croyait quasiment Français [3], l’auteur nous le décrit tel un Corse, fier de l’être et désirant le rester. Il y a peut-être du vrai dans tout cela. N’empêche. À Sainte-Hélène, l’exilé dira encore son attachement à la Convention, qui lui a permis d’entrer dans la carrière et son admiration pour Maximilien Robespierre, dont il avait été proche du frère Augustin. À en croire l’historien britannique Michael Broers, la modération du jeune Bonaparte ou de l’empereur des Français serait moindre que ne le souligne l’auteur du présent livre [4]. Et d’évoquer un « jacobinisme » qui irait croissant dans les années 1810. Gueniffey tente de nous prouver le contraire à partir de lettres adressées à Talleyrand ou au journal officiel, le Moniteur. Mais ces missives hautement stratégiques ne démontrent-elles pas tout au plus que Bonaparte souhaitait une politique autre que celle menée par les législateurs parisiens et surtout qu’il voulait apparaître comme l’homme de la paix auprès d’une opinion lasse de la guerre ? Enfin, la création de républiques italiennes plutôt démocratiques, n’est-elle pas l’œuvre du jeune général ? Le Directoire ne les souhaitait pas vraiment et c’est Bonaparte qui les a imposées et en a réalisé les constitutions – aux côtés de législateurs italiens (p. 78-80). Gueniffey l’admet sans pour autant réviser son premier jugement. La politique de répression mise en place au lendemain du coup d’État ne suggère pas non plus une modération quelconque. Elle se maintiendra jusqu’en 1802 et ressuscitera après 1810. Howard Brown est clair à ce propos [5]. S’il est légitime de douter de la ‘modération’ de Bonaparte, il n’en demeure pas moins qu’il a souhaité réconcilier les Français et dépolitiser – à son seul profit – la sphère publique. Sur ce point, l’auteur est évidemment dans le vrai : entre 1799 et 1815, il n’y eut qu’un homme sur la scène politique de la France, Napoléon Bonaparte.
Après avoir brossé les traits du protagoniste principal, Gueniffey s’attache à retracer l’origine d’une popularité et le triomphe sur la grande scène parisienne d’un militaire, qui, en 1797, se voit nommé membre de l’Institut. Dès la campagne d’Italie, Bonaparte en effet a su séduire tous ceux qui l’approchaient : savants ; artistes ; hommes de lettres et tous ceux qui influent sur l’opinion. Mais la véritable reconnaissance nationale viendra après la campagne d’Égypte. Sur cette expédition et le retour « miraculeux » du héros, Gueniffey propose une hypothèse intéressante : les Anglais auraient expressément épargné Bonaparte. Sidney Smith, le commandant de l’escadre anglaise, l’aurait laissé rentrer en France, ce qui promettait un retrait à plus ou moins long terme des armées françaises d’Égypte. Précédé par la nouvelle de la victoire d’Aboukir, laquelle voile les échecs subis, le jeune général accoste à Fréjus le 9 octobre 1799 et entreprend une véritable tournée triomphale à travers la France, qui célèbre le Héros de retour. L´accueil enthousiaste qui lui est réservé démontre bien à quel point sa campagne de séduction de l’opinion a atteint l’effet recherché, mais aussi combien cette popularité transcendait les divisions politiques (p. 226). Surprenant demeure le fait que le Directoire n’entreprit aucune poursuite contre un militaire qui avait déserté son poste, d’autant plus que ce n’était pas la première fois que Bonaparte désobéissait ou agissait en dépit des ordres de ses supérieurs. En Italie, il allait déjà son bonhomme de chemin, comme le démontrent les préliminaires de Leoben. Ici se décèle une faiblesse ou pour le moins une indulgence impardonnable de la part des chefs de la République, lesquels pensaient sans doute ne pouvoir se passer de ce général peu ordinaire. Mais cette faiblesse ne motive pas le coup d’État du 18 Brumaire. Et Gueniffey est prudent à ce sujet. Il note à juste titre que, si les Français désiraient ardemment la paix, ils souhaitaient plus ardemment encore conserver les acquis de la Révolution et n’envisageaient ni un retour des Bourbons – la dernière missive du prétendant (Louis XVIII) était trop vengeresse pour que ce soit envisageable – ni un changement de régime, tout au plus quelques réformes constitutionnelles. Mais c’est pour conclure que la boucle étant bouclée – de la monarchie constitutionnelle à « l’expérience désastreuse du Directoire » –, l’idée se serait imposée qu’on en reviendrait un jour ou un autre « au pouvoir d’un seul ». On peut évidemment révoquer en doute cette assertion, qui n’est fondée sur aucun fait réel. Certes, la Révolution française a abouti à une « impersonnalité du pouvoir », qui brisait avec une longue tradition monarchique incarnée par la personne du roi (p. 241). Mais rien ne dit que les Français regrettaient l’une et l’autre. Ce qui est certain en revanche, c’est que le nom de Bonaparte était sur bien des lèvres. De là à le porter au timon de l’État ainsi que le suggère l’auteur, il y a un pas que n’ont sûrement pas franchi une majorité de Français – pas forcément convaincus du talent politique d’un si jeune militaire. C’est seulement durant le Consulat que Bonaparte fera ses preuves en la matière. Aussi le coup d’État ne serait-il en un sens légitime qu’a posteriori.
Suivent enfin le récit des préparatifs de la journée et de son issue ; celui des espoirs de Sieyès et de ses déconvenues, quand il s’avère que Bonaparte rejette la constitution patiemment préparée au cours des mois et des jours précédents. À la suite de Thierry Lentz [6], Gueniffey note que le coup d’État a donc été suivi d’un autre coup d’État, visant à donner la première place à Bonaparte, au détriment de l’abbé Sieyès. Le Dix-huit Brumaire concocté par l’abbé n’avait pas en effet pour objectif de renverser la République, mais d’en modifier la Constitution, de sorte à renforcer le régime et à mieux rééquilibrer les divers pouvoirs. Or, Bonaparte réussit non seulement à imposer le texte qu’il souhaitait, mais encore à s’emparer du pouvoir suprême, en tant que Premier consul, pourvu de prérogatives considérables. Ainsi fut terminée la Révolution française.
Un coup d’État légitime ?
Commence alors tout autre chose : un régime quasi dictatorial, personnifié par un homme, qui aura le talent de pacifier provisoirement les esprits et d’apaiser les dissensions partisanes nées sous la Révolution. Met-il réellement fin à la Révolution et à la République ? Sur ce point, Gueniffey est peu loquace. Et s’il admet volontiers la volonté de Napoléon de maintenir et de protéger les acquis de la Révolution, il fait silence sur le semblant de régime républicain – notamment le calendrier aboli seulement en décembre 1805, mais aussi l’idée de pacte social réciproque – qui se perpétue. Car l’Empire lui-même, et Gueniffey ne le note pas explicitement (il est vrai que ce n’est pas là son propos), est perçu par les législateurs de l’époque comme une république héréditaire ou une république monarchique, gouverné par le plus illustre de ses citoyens – et non par un maître. Ce que l’auteur souligne par contre, c’est que la République « n’était plus – ou pas encore – possible » et qu’une autre légitimité allait s’imposer : une légitimité charismatique qui remplacerait la domination légale d’un régime qui justement avait perdu toute légitimité (p. 233 et p. 387). Gueniffey choisit ici de suivre Max Weber et non Tocqueville, lequel considérait le régime plébiscitaire instauré par Napoléon justement comme « illégitime » [7]. Pour ce qui est de la république, tout dépend de ce qu’on entend par là. Est-ce un gouvernement des lois ? Est-ce un régime collégial et représentatif ? Les contemporains hésitaient à ce sujet. Mais les discussions sur l’établissement du Premier Empire dévoilent que la plupart la concevaient comme un gouvernement des lois [8]. Quoi qu’il en soit, le coup d’État ne nous permet pas de juger si une république était ou non possible ou si le Directoire était condamné à tomber. Le 19 Brumaire an VIII, par la force des armes, il fut mis fin au régime.
Il est sûr par ailleurs que la montée au pouvoir de Bonaparte n’a pas été mal accueillie. Nombre de personnalités éminentes l’ont soutenue et ont cru bien faire. L’opinion ne semble pas non plus avoir été mécontente, à quelques exceptions près, ce qui permet à l’auteur d’écrire que le coup d’État n’était ni plus ni moins qu’une élection anticipée. Une « pichenette », qui précipita une « mort annoncée » et épargna au Directoire « une agonie inutile » (p. 387). Et ici s’impose un parallèle avec le 13 mai 1958. Comme de Gaulle, Bonaparte aurait été nécessaire pour sortir la France de l’impasse où elle était condamnée ; comme de Gaulle encore, Bonaparte serait sorti de la légalité pour restaurer la loi et sauver la France. Lui aussi aurait été l’homme de la situation – et même s’il fut plus maladroit que ne le fut le général du 18 Juin. Mais là s’arrête le parallèle, car pour le reste, le régime de 1799-1815 dépendait entièrement d’un individu. Attaché à des qualités personnelles et à un génie qui est rarement héréditaire, il pouvait difficilement s’institutionnaliser (p. 361-362). Ajoutons à ces observations pertinentes que sa dimension démocratique était également limitée, puisque par définition, l’Empereur ne pouvait se retirer pacifiquement du pouvoir et céder la place à un successeur élu, contrairement à de Gaulle qui quitta la présidence après le scrutin négatif de 1969 et légua à la République sa cinquième Constitution et un gouvernement étonnamment stable.
Que le Dix-huit Brumaire n’ait pas été un coup d’État dans son sens moderne, Gueniffey en veut pour preuve le fait que les contemporains ne le lui ont pas reproché, ni sous le Premier Empire, ni sous la Restauration. Il n’aurait acquis ces dénomination et signification qu’après celui beaucoup plus sanglant du 2 décembre 1851. Pourtant, en son temps la journée ne fut guère remémorée. Dès 1803, Bonaparte a profité de son absence pour réduire les festivités de la fête du 18-Brumaire. Après la proclamation de l’Empire, c’est l’anniversaire du couronnement et de la bataille d’Austerlitz ou bien la Saint-Napoléon qui s’y substituent. Les manuels d’histoire y réfèrent de plus en plus rarement et, par un raccourci étonnant, éludent bien souvent l’origine du régime : « La France allait périr quand, tout à coup, des bords de l’Orient, reparaît un héros qui la sauve » (Sérieys). Bonaparte revient triomphant ; accède au pouvoir suprême et rend à la France sa gloire, son bonheur et sa prospérité. Comment il s’est emparé du pouvoir n’est pas mentionné [9].
C’est dire aussi qu’en dépit d’une volonté manifeste de dédramatiser et démythifier la période et de remettre chaque pièce du puzzle à sa juste place, Patrice Gueniffey avance des interprétations audacieuses, qui ne convaincront pas tous les lecteurs. On y ressent une sympathie indéniable à l’endroit du jeune Bonaparte – que partageait en un sens François Furet – mais une antipathie tout aussi indéniable pour les députés ou parlementaires (des « ectoplasmes ») – étrangère au mentor [10]. Quant à la dictature de Napoléon, elle serait moins due à un tempérament qu’à des circonstances exceptionnelles. Et le Dix-huit Brumaire serait tout simplement « une manière un peu tendue de résoudre les crises graves de l’État » – comme le fut le 13 mai 1958, à la différence près, conviendrait-il d’ajouter, que le coup d’État de Bonaparte ne résolut pas le problème constitutionnel et qu’il ne mena ni à une paix intérieure durable ni à une pacification générale. En réalité, au lieu de sauver la France, n’aurait-il pas au contraire retardé l’échéance ? [11] Et surtout, était-ce la seule issue à la crise, ainsi que le suggère Gueniffey ?
– Un texte d’Annie Jourdan sur « Napoléon et ses images » sur le site H-France
– Et un Forum sur la militarisation de la France impériale, à la suite de la parution du livre de David Bell, The First Total War. Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as we know it, New York, 2007. H-France Forum, vol. 2, issue 3, summer 2007, no.4
Pour citer cet article :
Annie Jourdan, « Le Dix-huit Brumaire de Napoléon Bonaparte. Retour sur un coup d’État »,
La Vie des idées
, 28 mai 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-Dix-huit-Brumaire-de-Napoleon
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[1] Pensons à B. Gainot, 1799, un nouveau jacobinisme ?, CTHS, 2001 ; P. Serna, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, éditions du Félin, 1997 ; les articles de N. Petiteau sur les Français et Napoléon et le livre qui en découle, Les Français et l’Empire, Université d’Avignon & Boutique de l’Histoire, 2008, sans oublier les recueils d’actes de colloques dirigés par J.-P. Jessenne et H. Leuwers de l’Université de Lille. En anglais, I. Woloch, The New Regime, Norton, 1994 et Napoleon and his Collaborators, Norton, 2002 ; M. Rowe (éd.), Collaboration and Resistance in Napoleonic Europe, Palgrave, 2003.
[2] Sur le sujet, le livre de H.G. Brown, Ending the French Revolution. Violence, Justice and Repression from the Terror to Napoleon, Virginia University Press, 2006.
[3] N’était-il pas en France depuis sa jeune enfance ? N’était-il donc pas « acculturé » ? Ses lettres à Joseph en tout cas disent tout autre chose : « Par toute la France, le sang a coulé ; mais presque partout cela a été le sang impur des ennemis de la Liberté ». Napoléon et Joseph. Correspondance intégrale, Tallandier, 2007, p. 6 mais aussi p.14 ; p.30 et p.48.
[4] M. Broers, Europe under Napoleon, Arnold, 1996.
[5] Brown, op. cit., p. 308-319. L’auteur distingue une recrudescence de la violence durant l’hiver 1800 et une répression en conséquence.
[6] Th. Lentz, Le 18-Brumaire. Les coups d’État de Bonaparte, Jean Picollec, 1997.
[7] À ce sujet, M. Richter, « Toward a Concept of Political Illegimitacy. Bonapartist Dictatorship and Democracy Legitimacy », Political Theory, May 1982, p. 206-211.
[8] À ce propos, je me permets de renvoyer à mon article, « Le Premier Empire, un nouveau pacte social ? », Cités, 2004, p. 51-64.
[9] Le fragment cité provient d’un manuel d’histoire d’Antoine Sérieys de 1805, destiné aux lycées. Pierre Serna a consacré plusieurs articles à ces récits historiques, entre autres : « Refaire l’Histoire, écrire l’Histoire ou comment raconter le 18 Brumaire entre 1800 et 1802 ? » in A. De Francesco, La democrazia alla prova della spada, Milan, 2003, p. 203-228. Notons aussi qu’en 1819, un membre du Conseil des Cinq Cents, Bigonnet, publie un Coup d’État du 18 Brumaire, recensé ensuite par Charles Nodier.
[10] À propos des députés de la IVe République (p. 386).
[11] Puisqu’il l’a engagée dans des conflits sans fin avec l’Europe et n’a réconcilié que superficiellement les ennemis d’hier, ainsi qu’en témoigne la Terreur blanche de 1815.