Dans son dernier film, Le Chaos [1], le cinéaste égyptien Youssef Chahine décrit le soulèvement d’un quartier du Caire contre la tyrannie et la brutalité d’un chef de police qui terrorise les habitants du quartier, rackette ses commerçants et torture les détenus dans son commissariat. Le personnage de Hatem, le policier véreux, incarne l’autocrate arabe, qui n’a pour légitimité que sa propre violence, arrogant avec les faibles et obséquieux à l’égard des puissants. « Celui qui n’aime pas Hatem, n’aime pas l’Égypte » répète ce tyranneau à un commerçant qui refuse de payer sa dîme ou à un jeune qui s’oppose à ses pratiques. La fin du film préfigure la révolte égyptienne du 25 janvier 2011 : les habitants du quartier s’insurgent contre le pouvoir absolu du chef de police et l’assiègent dans son commissariat pour réclamer son départ et sa traduction en justice.
Dans cette œuvre prémonitoire, Youssef Chahine livre une description acérée des dysfonctionnements du régime égyptien qui allaient conduire à la révolte et au soulèvement populaire : la corruption, la répression, et l’absolutisme. Quelques années plus tard, la révolte imaginée par Youssef Chahine est devenue réalité. Des centaines de milliers de manifestants ont occupé la place Attahrir, au cœur de la capitale égyptienne, pour obtenir le départ du président Hosni Moubarak.
Par un effet domino, le soulèvement populaire en Égypte a été suscité et encouragé par le succès de la révolution du Jasmin en Tunisie, qui a réussi à renverser, en quelques semaines, le régime autoritaire du président Ben Ali. Inquiets de la propagation de ce vent de révolte, de nombreux chefs d’États arabes ont pris des mesures politiques et économiques pour apaiser les esprits et anticiper les troubles dans leurs pays. C’est ainsi que le roi Abdallah de Jordanie a procédé au limogeage de son Premier ministre ; au Yémen, le président Ali Abdellah Saleh, au pouvoir depuis trente deux ans, a annoncé qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat, tandis qu’en Algérie, au Maroc et en Libye, des décisions économiques ont été prises en faveur des couches populaires. Mais malgré ces mesures, le spectre de la contagion se profile, annonçant la fin de l’exception autoritaire arabe.
Résistance à la démocratie
Au début des années 1990, une vague de démocratisation déferlait sur le monde [2] marquant l’effondrement de plusieurs régimes, notamment en Europe de l’Est et en Amérique latine, et leur remplacement par des expériences démocratiques. Le monde arabe est resté à l’abri de cette dynamique, constituant une « exception autoritaire » [3], qui a suscité une littérature abondante sur les raisons de cette résistance. Plusieurs dimensions ont été explorées pour expliquer la forte résilience de l’autoritarisme dans le monde arabe et les ressorts qui empêchent l’émergence de la démocratie dans cette région.
Certains modèles insistent essentiellement sur le rôle des structures sociales traditionnelles dans la genèse et le renforcement de l’autoritarisme dans le monde arabe. L’intellectuel palestinien Hisham Sharabi a ainsi essayé de démontrer, dans un célèbre essai, comment les rapports d’autorité et de domination sont fortement ancrés dans la culture politique arabe [4]. Pour lui, les relations entre les États et les individus dans les sociétés arabes empruntent les mêmes schémas de fonctionnement qu’au sein de la structure familiale, avec la figure du père répressif, autoritaire et dominant, mais nécessaire et entretenant ses enfants dans une situation de dépendance. La culture néo-patriarcale dans cette région, selon Sharabi, se caractérise par une personnification du pouvoir politique et par des mécanismes de médiation et de clientélisme qui maintiennent l’équilibre de ce système et assurent sa persistance [5]. Un autre modèle théorique pour expliquer l’autoritarisme arabe est fourni par l’anthropologue Abdellah Hammoudi [6]. En s’appuyant sur l’exemple marocain, Hammoudi présente les rapports entre le maître et son disciple dans les confréries mystiques comme paradigmatiques des liens de domination et de soumission dans la sphère politique arabe. Le disciple, qui s’efface en tant qu’individu et se dissout totalement dans le pouvoir spirituel et le prestige de son maître, est le modèle qui annonce le citoyen arabe, renonçant à sa liberté et à sa singularité et acceptant de s’insérer dans une logique de soumission à l’autorité tutélaire du chef politique. D’autres analyses mettent en avant le contrôle des ressources économiques par les régimes arabes, dans le but d’asseoir leur domination et de maintenir les citoyens dans des conditions de dépendance et de soumission. Certains États, notamment les pays du Golfe, « achètent » donc la paix sociale et politique par le biais de la redistribution de la rente que procurent les ressources naturelles dont ils sont nantis. Cette situation d’ « État rentier » [7], permet aux régimes en place de se passer des recettes fiscales, et de contourner ainsi les aspirations démocratiques qui établissent une corrélation entre l’acquittement des impôts et le droit de contrôler les politiques menées par les États. Le mythe fondateur de la pratique démocratique, « Pas de taxation sans représentation », devient donc sans fondement dans des États à faible ponction fiscale où les individus entretiennent des liens de clientélisme avec les gouvernants. L’opposition est perçue alors comme une menace à la situation de rente et un risque de déstabilisation susceptible de priver les bénéficiaires de ce système de redistribution. Malgré la mise en place de quelques mesures de libéralisation politique et l’adoption de réformes permettant d’élargir les marges de libertés dans certains pays arabes (notamment en Jordanie, au Maroc et au Koweït), le trait commun entre ces régimes demeure la persistance de l’autoritarisme et l’existence d’un grand déficit démocratique. Les révolutions tunisienne et égyptienne qui ont marqué le début de 2011 permettent cependant de croire au démantèlement du phénomène autoritaire dans le monde arabe. Certains éléments en œuvre dans ces révolutions laissent présager que plus rien ne sera comme avant et qu’une dynamique de changement et de réformes profondes a été enclenchée.
Des légitimités fragiles
Dans son analyse de la révolution française et la comparaison, en filigrane, avec le fonctionnement de la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville remarquait que la puissance ou la faiblesse de l’État, et ses rapports avec la société, déterminent la nature des changements et leur degré de radicalité. D’après Tocqueville, la domination de l’État en France et son ascendant sur la société ne laissaient de place qu’à la révolution et au changement brutal. En revanche, il remarquait qu’en Amérique, les revendications sociales et politiques avaient des chances d’aboutir en raison de la relative faiblesse de l’État et de la forte mobilisation dont la société était capable. La révolution politique en France prend ainsi des allures de révolution religieuse, intransigeante et radicale, balayant tout sur son passage, qui ne se contente pas de réformer ce qui devrait être réformé, mais tente de créer un homme nouveau et une société nouvelle [8]. Ce constat de Tocqueville pour la révolution française peut aider à comprendre les ressorts des révolutions tunisienne et égyptienne.
Après le processus de décolonisation, les États dans le monde arabe ont été conçus comme des puissances de transformation, ayant pour mission de changer les sociétés et de concrétiser les espérances de développement, de justice sociale et d’indépendance politique et économique. Les mouvements d’opposition, les espaces de contestation et le pluralisme politique ont été réduits ou supprimés par les États arabes, sous prétexte de lutte contre l’impérialisme ou de réalisation de grands chantiers de développement. Les structures traditionnelles de médiation entre le pouvoir politique et la société ont été dévoyées et transformées en réseaux de clientèle et de distribution de prébendes permettant aux États de consolider leur domination. Le conflit israélo-arabe a également permis à de nombreux régimes d’étouffer toute velléité d’opposition, en brandissant la menace du « complot étranger » et de la compromission avec « l’ennemi sioniste » [9]. L’usage de la répression et de la violence a renforcé cette puissance de l’État face à la société dans le monde arabe. Toutes les soupapes qui auraient permis de réguler les demandes et les revendications populaires ont été fermées, créant une situation de frustration et d’exaspération qui s’est exprimée sous des formes violentes et épisodiques (les émeutes du pain, les tentatives d’assassinat des dirigeants politiques...).
Plus d’un demi-siècle après la décolonisation, et à la suite de la signature de traités de paix avec Israël par des pays arabes (Égypte, Jordanie), la légitimité historique de ces régimes s’est effritée et a été soumise à forte contestation. Le discours nationaliste, tenu par certains régimes, mettant en relief la lutte contre « l’ennemi sioniste » et « le complot étranger » se retrouvait en totale contradiction avec les politiques menées par ces régimes et la nécessité de s’insérer dans l’économie mondiale en accueillant des investissements occidentaux et des millions de touristes chaque année. Une transformation démographique s’est parallèlement opérée dans la région : la majorité de la population est désormais jeune et en décalage total avec la génération des dirigeants en place [10]. Elle estime que le « grand récit » tenu par les chefs d’État arabes sur la lutte pour l’indépendance et la participation aux guerres contre les ennemis historiques est obsolète et caduc. Il est ainsi remarquable que pendant le dernier discours du président égyptien H. Moubarak, alors que celui-ci insistait sur son passé de soldat et de chef de l’armée de l’air égyptienne pendant la guerre de 1973, les manifestants de la place Attahrir continuaient à crier « irhal, irhal » (« dégage, dégage »). Pour cette jeune génération, leurs dirigeants ont failli à leur mission ; ils incarnent un système répressif, corrompu, servant à l’enrichissement personnel des dirigeants et de leurs familles. Les manifestants à Tunis et au Caire reprochaient notamment aux régimes qu’ils ont renversés leur manque d’exemplarité morale et leur subornation. Cette situation d’effondrement des régimes à cause de leur corruption et leur décadence morale aux yeux de leur peuple rappelle les analyses de l’historien arabe Ibn Khaldûn. En observant les dynasties au pouvoir en Afrique du Nord, cet historien estimait que les États sont initialement portés par une Assabiya, un esprit de corps tribal ou religieux, qui permet à un chef de se hisser au pouvoir. Mais pour Ibn Khaldûn, cet esprit de corps n’est pas suffisant, car il peut pousser à un exercice excessif de l’autorité, nécessitant alors l’intervention des Khisal, c’est-à-dire des vertus personnelles du chef et son exemplarité morale, qui neutralisent les penchants pour l’injustice et la corruption [11]. Le cycle de décadence est déclenché, selon Ibn Khaldûn, quand ces vertus disparaissent et que les gouvernants n’incarnent, aux yeux de leurs sujets, que déliquescence morale et tyrannie. Dans cette perspective les révolutions tunisienne et égyptienne ont été considérées comme une renaissance, une opération de « nettoyage » en vue d’une nouvelle « hygiène » politique et sociale. Au lendemain des départs des deux présidents déchus, les manifestants tunisiens et égyptiens ont procédé au nettoyage des rues et des places où des sit-in avaient été tenus, d’abord pour signifier la nature pacifique et organisée de leurs soulèvements, mais aussi pour marquer symboliquement le début d’une nouvelle ère, basée sur des règles saines et solides.
L’armée des ombres
Dans une chronique pleine d’humour et d’ironie, le journaliste égyptien Mamoun Fandi a décrit les affrontements entre les manifestants qui réclamaient le départ de Moubarak et les partisans de ce dernier comme une bataille entre « l’âne et Facebook » [12]. Pour M. Fandi, ces heurts étaient symptomatiques d’une lutte entre deux visions de l’avenir de l’Égypte : une jeunesse moderne, arrimée à son monde, et aspirant à la démocratie et à l’universalité, et ceux « qui veulent faire revenir l’Égypte au Moyen âge », selon l’expression du chroniqueur. Il est un peu excessif de considérer les deux soulèvements populaires comme des « révolutions Facebook ». Dans les deux pays, les réseaux sociaux ont cependant été déterminants dans la mobilisation des jeunes manifestants. L’usage des réseaux sociaux a donné aux deux révolutions leur spontanéité et leur indépendance à l’égard des organisations politiques traditionnelles. Une véritable armée des ombres, formée de pseudonymes, de blogs, de commentaires anonymes sur les forums, s’est ainsi constituée au fil du temps, pour dénoncer, à l’abri de la censure, la nature autoritaire des régimes. Les révolutions tunisienne et égyptienne se sont nourries d’images et de vidéos prises lors des affrontements avec les forces de l’ordre, montrant l’héroïsme des jeunes manifestants et la violence illégitime des régimes. La vidéo d’un manifestant égyptien bloquant la route à des camions de police, rappelant le fameux acte de l’opposant chinois à la place Tiananmen, a été présentée comme le symbole de la chute du « mur de la peur » chez le peuple égyptien. La transmission virale de ces vidéos, par des sites de partage ou par les réseaux sociaux, a enhardi de nouveaux manifestants et encouragé d’autres personnes, réticentes, à descendre dans les rues. Ces révolutions annoncent aussi l’effondrement du secret et de l’opacité qui entouraient généralement les dictatures dans le monde arabe. « Chacun voit aisément ce qu’on paraît être, mais presque personne n’identifie ce qu’on est ; et ce petit nombre d’esprits pénétrants n’ose pas contredire la multitude, qui a pour bouclier la majesté de l’État ». Cette maxime de Machiavel, élevée au rang de politique d’État par les dirigeants arabes, est devenue inopérante. Les fortunes des chefs d’État, les scandales de leur entourage et les violations des droits de l’homme qu’ils ont commises ont été étalés sur Internet et rendus accessibles à leurs peuples. Sans chercher à établir un lien de causalité entre les deux événements, il est notable que les révolutions arabes se soient produites quelques semaines seulement après les révélations de Wikileaks qui ont permis aux Tunisiens et aux Égyptiens de découvrir ce que la diplomatie américaine pensait des deux régimes, et d’accéder à de nouvelles informations sur l’étendue de la corruption dans leurs pays. La chaîne Al Jazeera, en donnant la parole à l’opposition égyptienne et tunisienne, a également participé à l’éclatement de cette bulle d’opacité. Quand les télévisions publiques, dans les deux pays, minimisaient le nombre des manifestants et passaient sous silence la répression des jeunes présents dans les rues, Al Jazeera diffusait les images des victimes, et montrait l’ampleur de la mobilisation.
Si une seule image devait symboliser l’impuissance des régimes autoritaires arabes à maintenir leurs peuples dans l’opacité et la désinformation, ce serait ainsi celle de la télévision publique égyptienne diffusant en boucle la vidéo d’un pont sur le Nil sur lequel la circulation était normale, tandis que sur Al Jazeera, des centaines de milliers de personnes scandaient « Dégage, dégage ».