Recensé : Nancy Fraser, Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néo-libérale, traduit de l’anglais par E. Ferrarese, Paris, La Découverte, 2012, 331 p., 24 €.
Célèbre en France pour son dialogue critique avec Axel Honneth [1], Nancy Fraser l’est moins pour sa cartographie des tendances récentes du féminisme. L’omission est désormais réparée grâce à la parution du Féminisme en mouvements, dans la belle traduction d’Estelle Ferrarese : le recueil, qui comprend dix articles rédigés sur une période de 25 ans (de 1984 à 2010), offre une interprétation des différentes grammaires de l’imaginaire féministe. Professeur à la New School de New York, et co-éditrice de la revue américaine Constellations, N. Fraser y analyse les rapports entre capitalisme, néolibéralisme et féminisme à travers une approche indissociablement généalogique et normative. Quelle représentation de la domination masculine faut-il privilégier ? Comment concevoir la démocratie sexuelle ? Quelle part accorder à l’égalité, quelle part à la différence ? La critique est ici immanente à l’histoire ; dans le sillage de la « Théorie critique », N. Fraser revient sur trois paradigmes qui structurèrent, à ses yeux, le féminisme de la « seconde vague » aux États-Unis. Le premier, dans les années 1960-1970, est associé au radicalisme de la Nouvelle Gauche américaine (New Left). Affirmant que ce qui est personnel est politique, il se conçoit aussi comme une critique de l’androcentrisme associé à l’État-Providence : dans la forme keynésienne du capitalisme, le modèle de la famille nucléaire associée au mari pourvoyeur de ressources et à l’épouse pourvoyeuse de soin (care) demeure l’étalon. Mais le néolibéralisme triomphant depuis les années 1980 marque une rupture profonde : la stigmatisation de la « dépendance » associée à la critique de « l’assistanat » survient au moment même où triomphe la politique identitaire (identity politics), qui demande la reconnaissance des différence. Analysant le genre comme pure construction culturelle, le féminisme dissout ses liens avec le marxisme et préfère, à la critique de l’économie politique, celle de l’ordre symbolique phallocratique. Enfin, la troisième phase s’amorce avec la crise du néolibéralisme : une approche transnationale, associée aux mouvements sociaux d’un espace public globalisé, prévaut désormais. La « parité statutaire » est alors présentée comme l’idéal auquel un féminisme, débarrassé des illusions du réductionnisme marxiste comme du culturalisme des gender studies, doit désormais prétendre.
Les trois actes du féminisme
Quoique composé d’articles hétéroclites, Le féminisme en mouvements est doté d’une introduction substantielle, qui permet à N. Fraser de scander son parcours en trois moments. Les trois parties du livre coïncident ainsi avec trois étapes du féminisme lui-même : le « féminisme insurrectionnel » (la critique de la social-démocratie), le « féminisme dompté » (la critique des politiques identitaires), le « féminisme renaissant » (la critique féministe à l’heure de la crise du néo-libéralisme). La première partie de la trajectoire de l’auteure est marquée par une critique de la social-démocratie, qui produit une bureaucratie oppressive et occulte les injustices liées au genre. Plusieurs articles dénoncent alors le risque de pérennisation de la domination masculine associé à la protection sociale et à sa définition phallocratique de la « dépendance » ou des « besoins ». Ce moment euphorique du féminisme radical est également marqué par une prise de distance à l’égard du structuralisme, en particulier dans sa version psychanalytique. Non sans quelques pointes contre l’égérie du moment (Julia Kristeva), N. Fraser souligne l’intérêt limité du lacanisme pour la théorie féministe (p. 196). Lacan aurait rendu le phallocentrisme de l’ordre symbolique indépendant de la culture et des pratiques sociales, et négligé la puissance émancipatrice des mouvements collectifs. Fraser défend en contrepoint une version pragmatiste du féminisme : la théorie du discours permet de comprendre les identités sociales en tant que « complexes de signification » ou « systèmes d’interprétation » tirées du fond d’interprétations disponibles pour les acteurs/actrices dans une société donnée. Le féminisme est ainsi appelé à destituer les approches essentialistes, et à étudier les pratiques socio-historiques par le truchement desquelles sont produites les descriptions culturelles du genre (p. 293).
Le second moment de l‘ouvrage (« Le féminisme dompté ») se cristallise autour du binôme redistribution/reconnaissance. Les années 1980-1990 sont en effet marquées par un désintérêt relatif du féminisme à l’égard de l’économie politique : les luttes pour la redistribution se trouvent éclipsées par les luttes pour la reconnaissance. Au moment où la Chute du mur de Berlin détrône l’idéal socialiste qui irriguait encore de nombreux mouvements féministes, un véritable tournant s’opère : il ne s’agit plus désormais d’introduire les problématiques de genre dans la critique du capitalisme, mais de redéfinir la justice de genre en tant que projet visant la « reconnaissance des différence ». N. Fraser est très critique à l’égard de ce tournant « culturaliste » : à ses yeux, les féministes ont pour l’essentiel échangé un « paradigme tronqué » contre un autre, l’économisme contre le culturalisme, sans parvenir à combiner judicieusement les deux dimensions. Tel serait a contrario le nouveau défi d’un féminisme dégrisé des illusions de la « politique de la différence ».
Refusant la version « standard » de l’histoire du féminisme qui invoque le passage d’un mouvement exclusif, bourgeois, hétérosexuel et blanc, à une lutte inclusive, menée par les ouvrières, les femmes de couleur et les partisanes de la cause lesbienne ou trans, N. Fraser récuse donc toute lecture internaliste : les phases du combat féministe en Occident doivent être liées à l’évolution du capitalisme et aux transformations politico-culturelles qui l’accompagnent. Le féminisme, surtout dans sa version radicale, converge avec d’autres mouvements de démocratisation et d’émancipation. La conséquence normative de ce diagnostic s’énonce sur le plan politique : N. Fraser plaide pour un concept de justice entendu comme parité de participation (p. 228). La justice se définit par le fait que toutes celles et ceux qui sont concernés par des normes doivent jouir d’une égale considération et participer à part égale aux prises de décision [2]. Cette caractérisation est pluraliste : l’analyse du déni de reconnaissance doit compléter l’analyse de l’exploitation économique, sans prétendre se substituer à elle.
Que répondre alors à l’accusation de Judith Butler selon laquelle N. Fraser aurait artificiellement distingué la dimension culturelle et la dimension matérielle des injustices pour mieux cantonner l’homophobie à la première ? À la volonté d’associer les gender studies aux seules questions de lutte pour la reconnaissance, Butler oppose une redéfinition du « matériel », qui inclut la reproduction des genres et de la famille hétérosexuelle. Dans un article de 1997 intitulé « Merely Cultural », Butler situe audacieusement N. Fraser du côté des « marxistes néo-conservateurs/trices » (sic !) qui minorent le problème des luttes contre l’hétérosexisme en associant celui-ci à la seule politique de l’identité [3]. Or N. Fraser a beau jeu de répondre que sa version du féminisme inclut bien des préoccupations « matérielles », au-delà des enjeux culturels. Répondant sur le terrain du rapport au marxisme, l’auteure entend revenir à quelques distinctions primordiales : selon elle, Butler aurait confondu un dualisme de type wébérien combinant le statut et la classe avec un économisme marxien orthodoxe. En réalité, l’oppression subie par les homosexuel(le)s est une injustice liée au statut, et non à la classe (à la position dans la division sociale du travail). Loin de relever d’un anachronisme, la distinction des injustices de reconnaissance et de redistribution est donc cruciale : les premières sont tout aussi « matérielles » que les secondes - même si ces dénis ont leur source dans les modèles sociaux d’interprétation, d’évaluation et de communication, donc dans l’ordre symbolique. L’hétérosexisme peut être un tort matériel et n’en constituer pas moins une injustice de reconnaissance. Il reste que la réponse de Fraser ne convaincra pas tout à fait les adeptes du tournant queer du féminisme : à l’évidence, son approche n’aborde pas la reproduction normative de l’idéal de la famille hétérosexuelle ; elle ignore la façon dont la division du travail opère sur la division des genres ; elle refuse, au même titre, l’idée de conditions matérielles de transformation des relations de reconnaissance.
La troisième partie de l’ouvrage (« Le féminisme renaissant ? La confrontation avec la crise capitaliste à l’ère néo-libérale ») s’inscrit dans l’horizon actuel de la crise du néolibéralisme. Ce troisième temps fort est marqué par un regain d’intérêt pour les processus de transnationalisation qui frappent d’obsolescence le cadre westphalien : l’Etat-nation n’apparaît plus comme l’entité pertinente pour lutter contre les inégalités, notamment liées au genre. Ce changement de cadre conduit N. Fraser à identifier une troisième source d’injustice : non plus l’injustice de distribution (misdistribution) ou de reconnaissance (misrecognition), mais l’injustice de représentation (misrepresentation). Ce défaut de représentation se conçoit au niveau méta-politique : il résulte de la non-prise en compte des voix de ceux et de celles qui, en raison de leur extériorité aux États-nations, sont exclu(e)s de la scène politique classique. L’analyse prend alors une tournure nouvelle. Dans la période précédente, N. Fraser défendait une approche « bifocale », économiste et culturaliste, au regard des différentes formes de subordination statutaires subies par les femmes : aux critiques des écarts salariaux ou des positions marginales dans le monde du travail se conjuguait la démystification des stéréotypes prévalents dans les univers médiatiques et politiques, qui ont pour effet de dévaloriser, marginaliser, réifier et avilir les femmes (p. 223). Mais la troisième phase qui s’ouvre suppose de recourir à une approche tri- et non bi-dimensionnelle : « dans ces conditions, une théorie féministe digne de ce nom doit faire revivre la préoccupation « économique » du premier acte, sans toutefois négliger les leçons « culturelles » de l’acte II. Elle doit intégrer ces deux moments pour les articuler à un nouvel ensemble de questions politiques rendues pressantes par la mondialisation : comment les luttes d’émancipation peuvent-elles contribuer à assurer une légitimité démocratique et une voix politique à une époque où les forces qui gouvernent nos vies débordent de plus en plus les frontières des États territoriaux ? Comment les mouvements féministes peuvent-ils promouvoir une participation égale au niveau transnational, en dépit d’asymétries de pouvoir solidairement ancrées et de visions du monde divergentes ? » (p. 11). Selon Fraser, trois dimensions de la lutte contre les injustices doivent donc être combinées dans l’optique d’une refondation du féminisme : le premier combat correspond à la lutte contre les inégalités de classe, le second contre les hiérarchies de statut, le troisième contre le déni de voix dans les processus démocratiques (political voicelessness).
Féminisme et néolibéralisme : des « liaisons dangereuses » ?
Que retenir de ce parcours ? L’un des articles les plus stimulants de l’ouvrage est à n’en pas douter celui que N. Fraser consacre aux « liaisons dangereuses » entre féminisme de la seconde vague et néolibéralisme. Dans le mouvement féministe des années 1980, le reflux de la lutte socialiste, égalitariste, rencontre, par une singulière ruse de l’histoire, le projet néolibéral fin de siècle de démantèlement de l’État-Providence. Aussi involontaires et inconscientes soient-elles, ces « affinités électives » tiennent à la convergence objective de la critique de l’« État-nounou » et de la critique féministe de l’économisme social-démocrate : indéniablement émancipatrice à l’époque du capitalisme étatisé, cette critique ne l’est plus lorsque le néo-libéralisme manifeste son désir de mettre fin à de nombreuses politiques sociales (p. 25). Les problématiques associées aux études de genre et au multiculturalisme permettent en effet de faire passer au second plan la question sociale : N. Fraser montre de manière incisive que la critique féministe du salaire familial, jadis pièce maîtresse d’une critique radicale de l’androcentrisme capitaliste, permet dorénavant de légitimer un mode d’accumulation du capital qui dépend du travail rémunéré des femmes. La dynamique est particulièrement forte dans le monde anglophone où l’imaginaire social, fondé sur la réussite individuelle, colonise certains mouvements féministes : « On le voit aujourd’hui notamment à travers les discours sur le fait de « briser le plafond de verre », d’atteindre des postes haut-placés dans l’entreprise, et à l’autre bout du spectre on a également toute la romance qui entoure l’idée du micro-crédit et les solutions liées au marché, qui étendent son emprise » [4]. En un mot, le nouvel esprit du capitalisme ne se nourrit pas seulement de la critique de mai 68, mais également de la critique féministe [5]. Contre toute vision angéliste, N. Fraser indique comment les efforts pour élargir la portée de la justice de genre (l’égalité hommes-femmes) au-delà de l’Etat-nation, dans une « société civile mondiale », peuvent être mis au service de la gouvernance mondiale néolibérale. Rejoignant les militant(e)s écologistes ou altermondialistes, les féministes ont pu se laisser prendre au piège du carcan des droits de l’homme (fussent-ils rebaptisés « droits humains »), et privilégier la lutte pour la reconnaissance sur la lutte contre la pauvreté et la précarité.
Où en est alors le féminisme aujourd’hui ? Dans le dernier article étayé par une relecture de l’œuvre majeure de Karl Polanyi (La grande transformation), N. Fraser propose de mettre fin aux « liaisons dangereuse » entre féminisme et néolibéralisme : en luttant contre la « marchandisation » du monde, le féminisme doit renouer avec son radicalisme initial. Il reste que cette conclusion peut laisser la lectrice sur sa faim : il semble délicat de s’en tenir à une analyse monolithique du « néolibéralisme » comme retour à la croyance classique au « marché autorégulateur ». Non seulement parce que, depuis Foucault au moins [6], la différence entre libéralisme classique et néo-libéralisme(s) fait l’objet d’analyses plus ou moins convergentes – le néolibéralisme, quelles que soient ses courants internes, se distinguant de son prédécesseur par la subordination de l’État au marché afin de créer une « société de marché » ; mais aussi parce qu’il est un peu facile d’opposer à cette « nouvelle raison du monde » un « projet historique d’émancipation » visant à démanteler toutes les formes d’assujettissement ancrées dans la société (p. 312). Dire que l’émancipation surgit comme le « tiers manquant » entre désir de dérégulation et désir de protection ne saurait suffire, à l’heure où les suites du Printemps arabe font craindre une régression en terme de « libertés formelles » pour de nombreuses femmes « occidentalisées ». Encore faut-il mettre au jour les leviers adéquats des luttes contre les formes ouvertes ou insidieuses de domination – dont la démocratie participative n’est peut-être qu’un avatar ultime.