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Recension Histoire

Aux sources du génocide des Tutsi

À propos de : J.-P. Chrétien, M. Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Belin ; H. Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Seuil


par François Robinet , le 23 mars 2015


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Deux ouvrages reviennent sur la préparation idéologique et le déroulement du génocide des Tutsi, perpétré en 1994 avec l’aide d’une partie de la population. Ils montrent la double logique – verticale et horizontale – à l’œuvre dans la diffusion de la fureur meurtrière.

Recensés : Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, 379 p., 22 € ; Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014, 368 p., 22 €.

Solitude des rescapés, difficile cohabitation entre les victimes et les bourreaux, rôle des autorités locales et nationales dans la gestion de l’après-génocide : la question du vivre-ensemble au Rwanda, vingt ans après le génocide des Tutsi, a fait l’objet de nombreuses productions journalistiques et éditoriales en 2014, année de commémoration.

Dans ce contexte, les voix des rescapés et des chercheurs ont parfois été recouvertes par les polémiques politiques, les tentatives de désinformation ou les considérations hasardeuses sur le défi que constituerait la réconciliation au Rwanda. Ce n’est pas le moindre des mérites des ouvrages d’Hélène Dumas, Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda que de nous proposer, dans un même élan mais selon des temporalités multiples, une consolidation du récit historique fondée sur la restitution de la parole des acteurs.

Méthodes et sources

Comment écrire, vingt ans après, l’histoire de ces trois mois durant lesquels plus de 800 000 personnes, principalement tutsi, ont été tuées par les Forces armées rwandaises, la Garde présidentielle, les milices et une partie de la population pour leur prétendue appartenance ethnique ? Les trois auteurs apportent des réponses à la fois différentes et complémentaires à cette question.

Hélène Dumas, docteure en histoire (EHESS), choisit d’approcher l’événement à une échelle micro-locale, en travaillant sur le génocide tel qu’il a été vécu, subi et perpétré par les habitants de Shyorangi, petite commune de la préfecture de Kigali rural, située à une dizaine de kilomètres de la capitale. Croisant des sources diverses (récits des rescapés et des tueurs recueillis lors d’entretiens individuels ou lors des procès gacaca [1] ; archives du ministère belge des Affaires étrangères, du TPIR ou de la Minuar [2] ; archives rwandaises, etc.), la micro-histoire, telle qu’elle est pratiquée par Hélène Dumas, emprunte beaucoup à l’anthropologie, puisque, à l’instar de chercheurs comme Christopher Browning ou Christian Ingrao, elle tente d’approcher au plus près des stratégies des différents acteurs et nourrit son récit de nombreuses observations de terrain.

La démarche de Jean-Pierre Chrétien (historien, directeur de recherche émérite du CNRS) et de Marcel Kabanda (historien et président de l’association Ibuka) est à première vue plus classique. Travaillant sur le temps long – l’avant, le pendant et l’après-génocide ‒ et sur la circulation des idées et des imaginaires à différentes échelles (à l’échelle du Rwanda, de la région des Grands Lacs, mais aussi à l’échelle mondiale), ils croisent des récits de différente nature (récits de voyage, mémoires d’administrateurs coloniaux ou de Pères blancs, discours de responsables politiques rwandais, articles de presse écrite) pour, dans le prolongement de leur ouvrage Les Médias du génocide [3], tenter de comprendre la formation, la diffusion et les effets d’une idéologie raciste, l’idéologie « hamitique ».

Logiques de guerre et diversité des conduites

Quatre moments structurent l’ouvrage d’Hélène Dumas. Dans un premier chapitre nommé « Repérer », elle s’intéresse aux paysages et à la topographie des massacres. Elle souligne l’influence des représentations des tueurs sur leurs pratiques meurtrières. À cet égard, les spécificités topographiques de la commune – ravins, présence de la rivière Nyabarongo ‒ ont été mobilisées pour faciliter les tueries, accroître leur efficacité et faire disparaître les corps.

Hélène Dumas décrit les différents lieux de massacres ou de disparition des corps de la commune (rocher de Nyarubande, barrages routiers, latrines, collines et champs terrassés). Ses observations conduisent aussi à mettre en valeur les rares traces du génocide et des victimes dans les paysages actuels : au sein de cette commune, peu nombreuses sont en effet les tombes et les monuments, et il faut souvent s’appuyer sur la végétation pour déceler les anciennes maisons disparues avec leurs habitants.

Le second chapitre, « Voisiner », rend compte du processus qui a conduit au retournement des liens anciens de voisinage et à ses effets sur les stratégies des acteurs en 1994. Tandis que les habitants de Shyorongi vivaient dans une bonne entente relative due à la prospérité de la commune – le temps d’avant est un temps souvent idéalisé dans les récits collectés –, le déclenchement de la guerre en 1990, la montée de l’idéologie extrémiste et la présence croissante de l’armée, des partis et des milices, ont contribué à la radicalisation d’une forme d’antagonisme ethnique déjà amorcée au moment de la Première République (1961-1973).

Dès lors, les liens familiaux, la proximité existant entre de nombreuses familles et les relations d’intimité entre habitants n’ont pas résisté pas à la diffusion d’un imaginaire de guerre désignant les Tutsi comme des « ennemis de l’intérieur » menaçants, fourbes, dépravés, cruels et violents. Si quelques exemples de protection des familles pourchassées en 1994 par leurs voisins ou leurs proches existent, ces liens se sont retournés dans la majorité des cas contre des familles tutsi aisément identifiables et localisables. Ce retournement s’accompagne de la violation de lieux réputés « sûrs » – principalement des églises – qui avaient pourtant servi de refuge lors de périodes de massacres antérieurs (1959, 1963, 1973), et qui ont constitué en 1994 des lieux de rassemblement et d’exécution des victimes.

Un troisième moment, intitulé « Ordonner », tente de comprendre l’influence des consignes, comportements et stratégies de l’État, de l’armée et des autorités locales. Ces différentes figures de l’autorité ont généralement mis leurs compétences et leurs savoirs au service de la logique d’exécution (les exemples de résistance ou de désobéissance sont rares). La dissolution progressive des frontières entre l’armée régulière et la population civile (à travers, notamment, la formation de groupes d’autodéfense « civile ») aboutit à plonger les habitants dans une rhétorique guerrière de maintien de l’ordre, qui se traduit dans les faits par un consentement voire une adhésion à la logique des massacres des Tutsi. Pour les tueurs, la confusion entre les deux registres – celui de la guerre et celui des massacres ‒ permet de légitimer les massacres en 1994 mais aussi lors des procès postérieurs.

S’appuyant presque exclusivement sur la parole des rescapés lors des gacaca, le dernier temps de la réflexion d’Hélène Dumas présente les articulations de l’influence des liens de voisinage – logique horizontale – aux effets de l’action des autorités – logique verticale. L’approche par les récits des rescapés et des tueurs permet de porter une attention minutieuse aux modalités des massacres sur les barrières ou lors des rondes des Ibitero (groupes de tueurs). Ces récits révèlent la manière dont les liens de voisinage servirent l’entreprise exterminatrice, tandis que différents registres de justification sont convoqués par les tueurs. Ils font émerger le « temps inachevé du génocide », au sens où les rescapés vivent parmi leurs bourreaux avec le sentiment d’une « menace toujours présente de l’anéantissement ».

Le génocide, produit d’une construction politique et idéologique

Le poids de l’idéologie et de son empreinte sur les imaginaires est au cœur de la démonstration menée par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda. Ces derniers décryptent la naissance, l’essor, la circulation et la diffusion de l’idéologie « hamitique ». Cette dernière est fondée sur un récit, né en Europe à la fin du XIXe siècle, selon lequel il existerait de « faux Africains » – les Hamites – qui auraient pénétré le continent (à une date qui varie selon les auteurs) et s’y seraient installés.

Née sous la plume de scientifiques (Félix von Luschan, Giuseppe Sergi, Carl Meinhof, Charles Seligman), d’explorateurs (John Hanning Specke, Emin Pacha, Gustav Adolf von Götzen) ou de conteurs européens (Henry Rider Haggard) de la fin du XIXe siècle, cette idéologie se diffuse sur le continent africain et dans la région des Grands Lacs. Sous l’influence d’administrateurs coloniaux (René Bourgeois), de Pères Blancs (Léon Delmas, Léon Classe), d’anthropologues (Jacques-Jérôme Maquet, Audrey Richard) ou de journalistes (Pierre Daye), ce récit mythique va progressivement imprégner l’imaginaire des Rwandais et transformer les anciens groupes sociaux que sont les Hutu, les Tutsi et les Twa, en ethnie autochtone (les Hutu) ou allogène (les Tutsi).

Les Tutsi sont ainsi régulièrement présentés et décrits comme les descendants d’une race égyptienne ou caucasienne venue s’installer au cœur de l’Afrique, à une époque lointaine. Du fait de leur supposée intelligence supérieure, ils auraient progressivement inféodé la population autochtone (les Hutu). Si la construction de ce mythe était déjà connue [4], Marcel Kabanda et Jean-Pierre Chrétien mettent en relief la contribution d’un petit groupe de personnes, dépositaires de l’autorité et du savoir, à la diffusion de ce récit mythique. À force de répétition, celui-ci finit par imprégner les imaginaires des Rwandais eux-mêmes.

À la description de cette racialisation du rapport Hutu-Tutsi, dans la première partie, succèdent trois chapitres qui permettent de comprendre le maintien de cet antagonisme après la décolonisation, lors de la « Révolution sociale » et des deux Républiques. Les auteurs reviennent sur le retournement d’alliance des colonisateurs au profit des Hutu, sur les différentes phases de massacres contre les Tutsi ou sur les politiques discriminatoires menées à leur encontre. Alors que plusieurs moments auraient pu aboutir à une déconstruction de l’imaginaire racialiste au sein de la société rwandaise – différents courants de la société politique rwandaise y travaillaient ‒, le racisme est utilisé par les présidents Grégoire Kayibanda (1961-1973) et Juvénal Habyarimana (1973-1994), comme une arme de contrôle du pouvoir.

Cette pratique du pouvoir fondée sur une idéologie raciale renforce la prégnance d’un imaginaire diffusé dans certains documents (le « Manifeste des Bahutu » en 1957), dans les discours de certains leaders politiques (notamment ceux du Parmehutu sous Kayibanda, puis du Mouvement révolutionnaire national pour le développement) ou dans les manuels scolaires. Les revendications croissantes du FPR [5] à la fin des années 1980 et la guerre qui est déclenchée en 1990 vont achever d’exacerber cet antagonisme racial, ce que montre parfaitement la troisième partie de l’ouvrage.

L’essor de médias extrémistes (Kangura, Radio Télévision Libre des Mille Collines), l’émergence d’une fraction ouvertement raciste au sein des principaux partis (le « Hutu Power ») et la mobilisation du contexte de guerre pour s’opposer à l’émergence de partis démocratiques et au processus de paix d’Arusha, achèvent de faire de la population rwandaise tutsi un ennemi de l’intérieur à la solde du FPR. Caricaturés, diabolisés et qualifiés d’« inyenzi  » (les « cancrelats » ou les « cafards »), les Tutsi de l’intérieur sont alors perçus – par l’idéologie extrémiste qui imprègne la population rwandaise ‒ comme la cinquième colonne d’un adversaire, le FPR, accusé de vouloir restaurer la « féodalité tutsi ».

Dès lors, si l’idéologie hamitique n’a pas provoqué les massacres, sa diffusion volontaire, au sein de l’espace public rwandais, a préparé le génocide, au sens où elle a fait émerger les conditions de possibilité de son exécution. Elle est une des modalités mobilisées par les génocidaires pour justifier les massacres de 1994 et pour obtenir le consentement, voire l’approbation d’une partie de la population.

Un peu moins documentée, la dernière partie de l’ouvrage interroge la persistance de cette idéologie et de la propagande dans les années 1990-2000, dans les camps du Zaïre (dès 1994), mais aussi dans l’ensemble de l’Afrique centrale, avec une exportation dans les espaces européen et nord-américain. Celle-ci constitue, encore aujourd’hui, une arme pour d’anciens génocidaires, pour leurs proches ou pour des opposants au régime de Paul Kagame : ils peuvent dissimuler, justifier, voire nier le génocide. Dans le prolongement de certains de leurs travaux plus anciens, Marcel Kabanda et Jean-Pierre Chrétien analysent les canaux, les acteurs et les réseaux qui relaient, encore aujourd’hui, ces discours racistes hérités de la période coloniale.

Vers la consolidation du récit historique

Par leurs positionnements, par la richesse des sources analysées et par l’originalité des approches scientifiques mobilisées, ces deux ouvrages constituent de précieuses contributions à la consolidation d’un récit historique régulièrement révisé ou contesté par des acteurs peu scrupuleux ou peu rigoureux [6]. Remarquable est par exemple la manière dont les auteurs exploitent une documentation pourtant difficile à constituer, à contextualiser et à exploiter, comme l’illustrent les cas des récits tenus lors des procès gacaca ou ceux qui circulent dans les revues et les récits de voyage. Remarquable est également la complémentarité des deux ouvrages, qui montrent qu’un événement aussi singulier se doit d’être étudié selon de multiples focales, la micro-histoire culturelle entrant ici dans un dialogue fécond avec une approche plus structuraliste et globalisante.

Outre leur solidité méthodologique et conceptuelle, ces ouvrages s’inscrivent aussi de manière pertinente dans un ensemble de travaux qui interrogent les liens souvent étroits entre les pratiques des acteurs d’un événement et les représentations qu’ils se font d’un lieu, d’un groupe ou d’une situation. Cette interrelation entre imaginaire et comportement, entre idéologie et stratégie, nous paraît apporter un éclairage nouveau sur le génocide des Tutsi au Rwanda, en ce qu’elle permet de mieux comprendre le rôle des représentations dans le passage à l’acte, ou la manière dont a été fabriqué le consentement d’une partie de la population à l’extermination de l’autre partie.

Alors que de nombreux travaux ont cherché à comparer ce génocide avec la Shoah – comparaison qui peut parfois s’avérer féconde [7] ‒, ces publications tendent plutôt à faire surgir la singularité de l’événement. Hélène Dumas souligne ainsi la nécessité d’envisager la double logique qui est à l’œuvre : une logique horizontale d’abord, avec un génocide de voisins qui avait déjà été mis en valeur par Jean-Paul Kimonyo [8] ; une dynamique verticale, représentée par le rôle joué par des autorités, qui profitent du contexte de guerre et de l’imaginaire pour s’assurer de la participation de la population à la « défense de la nation » et, donc, à l’extermination de l’« ennemi intérieur ». Il sera important, à l’avenir, de mener d’autres enquêtes sur le modèle de celle proposée par Hélène Dumas, afin de pouvoir mesurer le degré d’exemplarité de la commune Shyorangi et les différentes modalités d’articulation de cette double logique.

Enfin, bien conscients de ne pas avoir fait le tour de la question, les auteurs s’attachent à ouvrir les pistes de futures recherches qui pourraient porter sur l’histoire de la guerre, l’histoire des armées mobilisées, la question de l’intimité sociale et affective, l’histoire de l’enfance ou l’histoire des actes de sauvetage, autant de chantiers qui nécessiteront de nouveau la maîtrise et le croisement de sources diverses, la connaissance de plusieurs langues ‒ dont le kinyarwanda ‒ et le recours à des concepts et à des méthodes empruntés aux différentes disciplines des sciences humaines et sociales.

par François Robinet, le 23 mars 2015

Pour citer cet article :

François Robinet, « Aux sources du génocide des Tutsi », La Vie des idées , 23 mars 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-sources-du-genocide-des-Tutsi

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Notes

[1Ces assemblées villageoises, qui servaient traditionnellement à gérer les différends au sein des communautés, ont été réactivées par le pouvoir rwandais à partir de 2001 afin de juger les crimes commis pendant le génocide.

[2La Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda a été lancée en octobre 1993. Dirigée pendant le génocide par le général canadien Roméo Dallaire, cette mission de la paix devait veiller à l’application des accords d’Arusha signés en août 1993.

[3Jean-Pierre Chrétien (dir.), Marcel Kabanda, Jean-François Dupaquier, Joseph Ngarambe, Les Médias du génocide, Paris, Karthala, éd. rev. et augm. 2002 (1re éd. 1995), 403 p.

[4Outre les travaux de Jean-Pierre Chrétien, citons également l’ouvrage de Catherine Coquio, qui propose une analyse minutieuse des récits de l’avant, tout en décryptant les phénomènes de reprises et de circulations dans le temps de l’après : Catherine Coquio, Rwanda : le réel et les récits, Paris, Belin, 2004, 217 p.

[5Le Front patriotique rwandais a été créé en 1987 par des exilés rwandais engagés dans l’armée ougandaise de Yoweri Museveni.

[6Plusieurs chercheurs se sont intéressés aux différentes formes prises par les récits négationnistes. Voir notamment : Hélène Dumas, «  Banalisation, révision et négation : la « réécriture » de l’histoire du génocide des Tutsi  », in Esprit, n°364, mai 2010, p. 85-102  ; Jean-Pierre Chrétien, «  Le négationnisme du Rwanda : un négationnisme structurel  », Hommes et Libertés, n°151, Septembre 2010.

[7«  Rwanda. Quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi  », Revue d’histoire de la Shoah, n°190, éd. Mémorial de la Shoah, janvier-juin 2009).

[8Jean-Paul Kimonyo, Rwanda, un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008, 535 p.

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