Un panorama des critiques récentes adressées au livre de Timothy Snyder par plusieurs historiens est également disponible
ici
Écrire une géographie humaine des victimes
La Vie des idées : Bloodlands [1] est un livre fondé sur des années de recherche en histoire et en études slaves. Mais son thème général s’attaque à des problèmes qui traitent plus largement de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, de l’interaction entre le nazisme et le stalinisme, des massacres, d’une manière qui semble se défaire complètement des frontières des historiographies nationales. Pouvez-vous nous raconter cet itinéraire intellectuel, et nous parler du contexte, des choix ou des rencontres qui l’ont rendu possible ? Comment vous est venue l’idée de travailler sur une « géographie humaine des victimes », sur les 14 millions de morts qui ont marqué les territoires s’étendant de la mer Baltique à la mer Noire entre 1933 et 1945 ?
Timothy Snyder : Comparer le nazisme et le stalinisme n’a rien de nouveau. On le fait depuis les années 1930. L’idée du totalitarisme existait à cette époque, bien avant qu’Hannah Arendt n’en fasse usage. Hannah Arendt n’a pas vraiment établi de comparaison. Elle a essayé de montrer que les deux régimes appartenaient à un seul et unique genre de politique totalitaire. Elle publie dans les années 1940, au début des années 1950. Bien sûr, pendant la Guerre froide, beaucoup de comparaisons furent établies entre des crimes individuels ou des systèmes entiers. Si mon livre apporte quelque chose de nouveau, ce n’est pas la comparaison. Ce livre s’intéresse à un territoire où les deux régimes étaient présents. Sa méthode est d’attirer l’œil du lecteur et du chercheur sur ce territoire et d’observer ce qui s’y passe, quelle que soit l’entité qui occupe le territoire, qu’il y ait ou non des États-nations, et indépendamment des personnes ou des peuples impliqués. C’est cela qui est nouveau en termes de méthode.
Comment cette idée m’est-elle venue ? Je suis devenu historien spécialiste d’Europe de l’Est parce que je suis devenu adulte en 1989. Entre 1989 et 2001, quand j’ai obtenu un poste à Yale, j’ai passé la majeure partie de mon temps en Europe de l’Est. Ma présence dans cette région m’a aidé à comprendre que ces idées et ces systèmes avaient une géographie. C’est une perception qui vous vient forcément si vous passez beaucoup de temps à Varsovie, par exemple. Tous ces crimes sont représentés par toute sorte de monuments ; et s’ils ne sont pas représentés par des monuments, ils habitent la mémoire des gens. Les histoires de famille avec lesquelles vous vous familiarisez au fur et à mesure que vous rencontrez les gens deviennent alors liées à ces idées abstraites et à ces idées sur les institutions qui vous habitent déjà. À un certain moment, j’ai compris que l’histoire du stalinisme et du national-socialisme pouvaient être écrites géographiquement. D’une certaine manière, je m’attendais à ce que quelqu’un d’autre écrive ce livre. L’idée est assez évidente, et une fois que les archives devinrent accessibles en Europe de l’Est, une telle étude est devenue plausible. L’ouverture des archives voulait dire que nous pouvions à présent tenter de comprendre le stalinisme, mais aussi le national-socialisme car, comme le savent les historiens spécialistes d’Europe de l’Est, et certains historiens spécialistes de l’Holocauste, la plupart des crimes allemands furent commis en Europe de l’Est. Une toute petite minorité seulement eut lieu en Allemagne.
Quand j’ai entamé ce projet, j’avais le sentiment d’une triple inadéquation. La première était la place de l’Holocauste dans l’histoire est-européenne. En tant qu’Américain parlant également le français et l’allemand, je pouvais voir émerger les problèmes entre les histoires écrites en Europe de l’Ouest et celles de l’Europe de l’Est. En Europe centrale et en Europe de l’ouest, les gens considèrent l’Holocauste comme un symbole très important, mais cet événement historique ne s’est pas principalement déroulé en Europe centrale ou de l’ouest. Le récit que font les historiens occidentaux et américains de l’Holocauste est donc assez restreint. En Europe de l’Est par contre, c’est une question historique extrêmement difficile, pas si importante en tant que symbole, mais toujours présente d’une certaine manière – parce que c’est là qu’ont été assassinés tous les Juifs. Les européens de l’est veulent que les européens de l’ouest se souviennent du communisme, mais ont peur que les Européens de l’ouest interprètent ce désir comme une tentative de nier le nazisme. Comme s’il n’y avait qu’une quantité de souffrance limitée et qu’il fallait d’une façon ou d’une autre la partager. Le deuxième sentiment d’inadéquation était que les historiens spécialistes d’Europe de l’Est travaillent généralement sur des questions nationales. Même s’ils le font d’ordinaire de façon très critique, cela veut dire que dans une certaine mesure ils ne prennent pas en charge l’Holocauste d’un point de vue épistémique ou moral, car les Juifs n’avaient pas d’État-nation. Certains de mes collègues spécialistes d’Europe de l’Est ont remarqué ce problème et ont commencé à travailler sur l’Holocauste, mais ils sont relativement peu nombreux. Peu d’entre eux diront vraiment : « Nous, historiens spécialistes d’Europe de l’Est, devons prendre en charge tout ce qui s’est passé dans la région, même si cela s’est déroulé en dehors de l’histoire nationale ». Le troisième sentiment d’inadéquation concerne la relation entre l’histoire juive et l’histoire européenne. L’histoire de l’Holocauste, telle qu’elle a été écrite, ne touche à l’histoire européenne qu’à travers l’Allemagne. Pour écrire cette histoire, il fallait trouver le moyen de placer les Juifs en Europe, pour ainsi dire. Les terres de sang étaient le lieu où vivaient la plupart des Juifs, leur terre natale historique. Tout compte rendu de l’Holocauste qui ne se fonde pas sur cette hypothèse de base ne peut être juste.
Cette idée d’examiner un lieu, d’une façon simple et humaine, était une façon de s’emparer de ces problèmes et de tenter de les résoudre. La raison pour laquelle cela n’avait pas déjà été fait est liée, je pense, à notre tendance à préférer travailler sur un seul sujet – sur une histoire nationale, sur un régime. Je distingue au moins deux autres facteurs qui expliquent que le lieu n’ait vraiment été un sujet jusque là. Tout d’abord, l’Holocauste étant un sujet délicat, son historiographie est souvent si conservatrice qu’elle en devient réactionnaire. Son récit se situe quelques générations à la traîne de ce qui se fait se fait dans le domaine de l’histoire. Ainsi, dans les études sur l’Holocauste, il est parfaitement acceptable de n’utiliser que des sources allemandes. Personne n’écrirait sur Paris en 1943 sans utiliser de sources françaises, alors qu’il est tout à fait acceptable d’écrire sur l’Europe de l’Est et sur les gens qui y habitent sans utiliser de sources est-européennes. Il y a là une sorte de colonialisme épistémique dont, de manière intéressante, la plupart des historiens allemands et spécialistes de l’Allemagne ne sont même pas conscients. Bien évidemment, et c’est là l’autre explication, le problème c’est qu’on ne peut pas écrire un livre comme le mien à moins d’utiliser des sources en ukrainien, en russe, en polonais, etc. Il y a sans aucun doute un élément linguistique dans cette affaire. C’est vrai de l’écriture du livre, mais aussi de ce qui s’écrit au sujet du livre. Le fait que les critiques ne maîtrisent pas toutes les langues que je maîtrise, mais ont conscience qu’ils devraient, explique en partie la nature défensive de certains des commentaires qu’il s’est attiré.
La réception du livre en Europe et dans le monde
La Vie des idées : Vous avez d’abord publié le livre en anglais il y a deux ans, et depuis il a été traduit en vingt-cinq langues. Comment les historiens et les non-spécialistes ont-ils réagi à ses thèses centrales ? Comment a-t-il été reçu, et comment a-t-il interagi avec les différentes historiographies nationales aux États-Unis et dans les pays européens ?
Timothy Snyder : Aux États-Unis, beaucoup des réactions publiques furent simplement : « Nous n’étions pas au courant des crimes stalinistes ». Pendant la Guerre froide, la place des crimes stalinistes dans le débat public était assez importante, car les maux du stalinisme formaient une partie essentielle de notre propre définition dans le monde. D’une manière ou d’une autre, en tant que nation, nous les avons complètement oubliés. Mais les critiques américains ont bien réagi et étaient généralement prêts à dire : « Je ne savais pas » – ce qui, en général, n’a pas été le cas chez les critiques européens. En fait, c’est en France que les réactions ont été les plus ouvertes, et ont apporté au débat une certaine distance : « Voilà pourquoi Snyder fait cela, voici ce qu’il accomplit ».
En Allemagne, le livre a aussi été reçu positivement, et a remporté des prix. Dans certaines des critiques émises par les spécialistes, on trouve une sorte de nationalisme inversé. Le désir allemand d’assumer la responsabilité de l’Holocauste est louable, mais elle a aussi mené à la protection d’une vision allemande de l’Holocauste incroyablement limitée, une vision guidée par ce qui, dans l’esprit des historiens allemands, est la meilleure chose à raconter à d’autres Allemands, et plus récemment et d’une manière plus troublante, ce qui, dans l’esprit d’historiens allemands qui ne parlent pas de langues européennes orientales, est la meilleure chose à raconter aux Européens de l’Est. Par conséquent, les journalistes et spécialistes de l’histoire de l’Holocauste ont aimé Bloodlands, mais les gardiens de la mémoire nationale n’ont pas apprécié le livre. Les vrais historiens professionnels ne peuvent pas vraiment pas se permettre de se soucier de la mémoire nationale. Leur préoccupation devrait plutôt être d’apporter une compréhension authentique du passé.
Le sujet des interactions entre le nazisme et le stalinisme était bien sûr particulièrement tendancieux en Allemagne depuis la Historikerstreit provoquée par le livre d’Ernst Nolte sur la « guerre civile européenne ». [2] Quand je vivais à Paris, le premier livre sérieux que j’ai lu en français était Le passé d’une illusion de François Furet [3] ; ce fut un livre important pour moi, et je crois que certaines des idées de Nolte furent importantes pour Furet. Mais je ne partage pas l’analyse du livre de Nolte. Notre différence fondamentale est liée à notre formation : je suis un historien spécialiste d’Europe de l’Est, et Nolte est en fait un historien spécialiste de l’Italie et du fascisme. Il ne savait pas grand-chose sur l’Europe de l’Est. De plus, comme il écrivait à une époque où nous en savions généralement moins qu’aujourd’hui, il utilise beaucoup de sources littéraires qui sont tout simplement fausses. Son argument selon lequel les Allemands ont réagi à l’Union soviétique possède une certaine logique chronologique : les Soviétiques ont en effet tué des millions de personnes avant que les Allemands ne fassent de même. Mais ses hypothèses selon lesquelles il y eut des interactions ne sont confirmées par aucune preuve. Les Allemands n’ont pas vraiment appris des Soviétiques. Hitler pensait que l’Union soviétique était un État juif qui allait s’effondrer. L’État qu’il admirait vraiment était les États-Unis – bien que personne n’aime vraiment le dire trop fort. Hitler ne commence à admirer Staline qu’autour de 1942 ; il le décrit pendant la deuxième partie de la guerre comme un monstre, mais un monstre d’envergure. Tout cela a lieu après qu’Hitler a tué les Juifs, et après qu’il a reconnu que l’Union soviétique n’est pas un État juif.
D’ailleurs, les critiques allemands de mon livre n’ont pas essayé de le replacer dans le contexte de la controverse créée par le livre de Nolte. La plupart des gens se rendent maintenant compte que nous ne pouvons pas décrire l’Holocauste sans les Juifs et sans leur terre natale, qui étaient essentiellement laissés de côté dans la Historikerstreit. L’un de mes collègues est même allé jusqu’à dire : « la Historikerstreit est finie et Snyder a gagné ». Je pense personnellement que le débat était intéressant pendant les années 1980, mais qu’il ne l’est plus. C’était un débat nationaliste où Nolte proposait une excuse pour l’Allemagne ; mais les gens qui s’opposaient à lui étaient eux aussi très souvent nationalistes, même s’ils jouaient sur un ton différent. La position d’Habermas était que quel que soit la réalité historique – et il la connaissait mal – le but de l’Histoire était d’éduquer le peuple allemand d’aujourd’hui. Cela voulait dire qu’en tant qu’intellectuel, il avait le pouvoir de dire quelle Histoire serait utile et laquelle ne le serait pas.
En ce qui concerne la réception de Bloodlands à l’est de l’Allemagne, les gens étaient souvent contents de voir ce qu’ils savaient intégré à l’histoire européenne. Cela pourrait sembler être une bonne réaction, mais en fait elle ne me rend pas particulièrement heureux. Même si j’écris quelque chose sur l’histoire polonaise qui est mal connu en Pologne, les Polonais me diront quand même : « C’est bien que vous écriviez sur ces sujets pour que les Européens de l’ouest en prennent enfin connaissance ». Lorsque le livre fut traduit en polonais, c’était en fait la première fois que des Polonais pouvaient lire un texte sur des sujets comme la composante polonaise de la Grande terreur de Staline, qui fut la deuxième plus grande opération de terreur et fit plus de 100.000 morts. En Ukraine, où tout le monde est au courant de la famine de 1932-1933, indépendamment des appartenances politiques, la réaction fut : « Avant nous devions tout le temps l’expliquer aux gens, maintenant quelqu’un s’en est enfin emparé et en a fait une partie de l’histoire européenne plus large ». Mais en dépit de la coloration nationale de ces réactions d’un endroit à l’autre en Europe de l’Est, et d’ailleurs aussi en Allemagne, en Israël et aux États-Unis, de façon générale, j’ai été surpris de voir à quel point les gens se sont montrés flexibles et ouverts d’esprit.
Quels mots utiliser ?
La Vie des idées : Vous traitez de massacres et vous vous heurtez inévitablement à la question de la terminologie : quels mots peut-on utiliser ? Le génocide, selon vous, est une notion trop politique et peu pratique pour être utile aux historiens. Vous doutez en particulier de son pouvoir d’analyse parce qu’elle recouvre l’intention de tuer un groupe spécifique en tant que tel, une définition qui, selon vous, oublie un grand nombre de victimes. En même temps, vous établissez vous-même des limites en faisant intervenir la notion d’intention, par exemple entre les victimes d’une famine de masse ciblée et les victimes de la pénurie ou de la malnutrition dans d’autres endroits. Les historiens peuvent-ils vraiment laisser de côté la question de l’intention ? Est-il possible de démêler complètement leurs conclusions académiques par rapport à différents types de victimes de jugements moraux et politiques ?
Timothy Snyder : La notion de génocide est un outil légal utile. Son applicabilité au-delà du monde du droit est problématique. Deux positions sont avancées par rapport au génocide : a) le génocide devrait être évalué selon la norme légale, qui se situe bien en deçà de l’extermination effective d’un groupe entier, et ferait de très nombreux autres massacres des génocides. Le deuxième argument est souvent avancé de manière polémique pour dire : « Notre massacre est comme l’Holocauste ». Mon livre ne pouvait pas résoudre ce débat, donc j’ai laissé de côté le terme génocide. Je me suis concentré sur le massacre intentionnel, qu’il corresponde ou non à la définition du génocide. Si vous poursuivez une politique qui tue des millions de personnes, peu importe qu’elle corresponde ou non à la définition technique du génocide. Elle est tout de même significative. J’aurais pu décider de me concentrer seulement sur l’intention de détruire un groupe entier – une histoire de l’Holocauste. Ou j’aurais pu écrire sur la famine, sur la question de savoir si elle était intentionnelle ou non. Ces deux histoires auraient ressemblé un peu à Bloodlands, et elles auraient cerné des éléments qui ne sont pas dans le livre. Mais elles seraient aussi passées à côté d’éléments importants de l’histoire. C’est un choix de forme.
Ce qui m’a frappé, c’est la quantité de massacres intentionnels qui ont eu lieu en Europe de l’Est. Cela me semblait exiger la méthode spécifique que j’utilise dans le livre. D’un point de vue méthodologique, j’ai essayé de faire des choix évidents : j’ai tout simplement examiné un endroit où une quantité incroyable de tueries intentionnelles ont eu lieu. Vous pourriez déplacer les frontières que j’utilise : vous pourriez exclure l’Estonie, rajouter le Caucase (parfois, je regrette moi-même de ne pas l’avoir fait), ou vous pourriez même aller plus vers l’est, vers la Russie. Mais fondamentalement, l’histoire aurait été la même. Vous avez cette vallée où, que vous veniez de l’est ou de l’ouest, vous ne pouvez que remarquer que de plus en plus de gens sont en train de mourir. C’est là que se déroule presque toute la tuerie allemande, ainsi que la majeure partie de la tuerie soviétique – dans une « vallée » centrée sur Minsk. Il est vrai que la Roumanie a tué un quart de million de ses Juifs, que 300.000 Juifs ou plus, morts pendant l’Holocauste, étaient hongrois. Mais ce qui eut lieu dans les terres de sang est différent : il s’agit de la complicité belligérante de deux pouvoirs différents dans la destruction d’États-nations. Cela définit les dynamiques sociales du lieu, et c’est important pour l’Holocauste : si vous êtes Juif et que vous vivez dans un endroit où l’État-nation a été détruit, vos chances de survie sont très, très limitées ; mais si vous vivez dans un État – même si ce n’est qu’un État fantoche, un État allié, un État perverti – vos chances sont bien plus importantes. Les Juifs hongrois ont survécu jusqu’à ce que les Allemands arrivent et détruisent l’État hongrois. La Roumanie avait sa propre politique de massacre de Juifs, mais en tant qu’État souverain, elle a annulé cette politique en 1942. Les histoires roumaines et hongroises sont des histoires liées aux terres de sang, mais ce ne sont pas les mêmes histoires. J’aurais pu écrire un chapitre à leur sujet, mais cela n’aurait pas changé l’argument général.
Et si vous voulez avancer l’argument que les terres de sang ne sont pas un lieu au sens où, par exemple, la Pologne est un lieu, il vous faudra affronter le fait que la Pologne non plus n’est pas un vrai lieu, dans le sens d’un lieu fixe, stable et limité ! La Pologne est hétérogène, elle est constamment en train d’être détruite et recréée. Pendant la période dont nous parlons, les trois États baltiques ont été détruits. L’intérêt de faire référence à des terres de sang est de penser en termes de gens et de politique plutôt qu’en termes d’États. Pendant la guerre, l’Allemagne est passée du statut d’État de taille moyenne à celui d’empire. La taille de l’Union soviétique a changée elle aussi. Cela prête à confusion. Parmi les individus maintenant comptabilisés comme Juifs soviétiques morts pendant l’Holocauste, plus d’un million était en fait des Juifs polonais vivant en Union soviétique depuis moins de deux ans lorsque les Allemands sont venus et ont commencé à les tuer. Aucun de ces lieux ne représente un endroit « réel » ; ce sont des constructions qui varient au cours du temps, parfois très rapidement. D’une certaine manière, les terres de sang sont plus stables que ces lieux, parce qu’elles nous permettent de rester concentrés sur les êtres humains.
La Vie des idées : Le livre a été critiqué – de manière contradictoire – pour avoir déplacé l’Holocauste en tant que centre du récit sur les massacres en Europe de l’Est pendant la Deuxième Guerre mondiale, et pour avoir remis en question la place qu’occupe Auschwitz dans ce récit ; mais vous avez aussi été critiqué pour avoir utilisé le mot Holocauste, ce qui était perçu comme une façon de préserver la singularité du massacre des Juifs. Comment interprétez-vous ces critiques contradictoires ?
Timothy Snyder : Le livre s’est attiré les critiques des nationalistes, qui ont tous dit que le livre était utile à quelqu’un d’autre, mais pas à eux. Pour les nationalistes ukrainiens, le livre était utile aux Juifs ; pour les nationalistes polonais, ce sont les Ukrainiens qui en tirent partie, et ainsi de suite. Mais je n’ai écrit ce livre pour aucun groupe en particulier ! En ce qui concerne le fait de déplacer l’Holocauste comme centre du récit, cette critique vient, je pense, de la façon dont nombre de gens de l’Ouest confondent Auschwitz et l’Holocauste. Auschwitz est un symbole incroyablement important, mais c’est aussi un symbole confus, et dans un certain sens inadéquat. Il est confus parce qu’Auschwitz était à la fois un camp et une usine de la mort, ce qui était inhabituel. De plus, le fait d’associer l’Holocauste aux survivants d’Auschwitz comme Primo Levi signifie oublier le fait que la plupart des gens qui descendaient du train à Auschwitz étaient immédiatement gazés dans l’usine de la mort. Il est vrai que de nombreux Juifs d’Europe de l’Ouest furent envoyés à Auschwitz – cela explique pourquoi Auschwitz représente la perspective ouest-européenne sur l’Holocauste.
Il faut nuancer de deux façons cette importance d’Auschwitz. Premièrement, la plupart des Juifs qui y trouvèrent la mort n’étaient pas des Juifs d’Europe de l’Ouest. Deuxièmement, de nombreux autres ne sont pas du tout morts à Auschwitz. Parmi 3 millions de Juifs polonais, 7% furent tués à Auschwitz. Ces 7% restent en quantité supérieure au nombre de Juifs d’Europe de l’ouest qui furent tués, mais cela signifie que 93% des Juifs polonais furent tués ailleurs. Plus d’un million de Juifs soviétiques furent tués pendant l’Holocauste : presqu’aucun d’entre eux ne fut tué à Auschwitz. Treblinka a tué à peu près autant de Juifs qu’Auschwitz. En tenant compte des gens qui y sont morts, ce camp est beaucoup plus représentatif des Juifs qui furent tués pendant l’Holocauste. La méthode d’exécution est également plus représentative : une mort immédiate pour presque tout le monde, sans camp de travail. Auschwitz donne une vision occidentalisée de l’Holocauste. L’idée qu’en ajoutant à Auschwitz je suis en train de minimiser l’Holocauste d’une manière ou d’une autre n’a aucun sens pour moi, car Auschwitz est en soi une version minimisée de l’Holocauste. Les Occidentaux se sentent réconfortés par cette version car elle leur permet de s’identifier avec les victimes, et de maintenir à distance la tuerie qui a eu lieu en s’imaginant – à tort – qu’elle était d’une certaine manière industrielle et distante. En réalité, c’était un processus très intime, du début à la fin. C’est pour toutes ces raisons que je pense qu’Auschwitz en tant que symbole conduit à une mise à distance des gens qui y sont morts, ainsi que de l’immense majorité des victimes qui furent tuées ailleurs.
Pour ce qui est de la singularité de l’Holocauste, il est vrai qu’il y eut de nombreuses politiques ethniques qui impliquaient le massacre de millions ou de milliers de gens, mais l’Holocauste était la seule qui fut conçue pour tuer enfants, femmes, et hommes – le groupe entier. Mis à part le fait que tout le monde est familier du terme « Holocauste », et qu’en tant que tel il est utile pour parler du massacre des Juifs, c’est ce que signifie ce mot. Dans mon livre, j’établis une distinction entre la Solution finale, qui était la conception allemande de l’élimination des Juifs, et l’Holocauste, qui est la manière concrète qu’ils trouvèrent pour le faire : les tuer tous, habituellement là où ils habitaient. Yehuda Bauer décrit l’Holocauste comme sans précédent, et je pense que cette description est juste. Le problème avec le mot « unique », c’est sa tendance à pousser des éléments hors de l’Histoire. En soutenant que quelque chose est unique, vous préemptez l’avenir. Vous dites que quelque chose n’est jamais arrivé avant, et qu’il n’arrivera plus jamais. Aucun de nous ne peut vraiment dire cela. Soutenir que l’Holocauste a un caractère unique signifie prendre le risque d’être tout le temps sur la défensive, et de ne pas remarquer d’autres cas de souffrance humaine, et au final de ne pas être capable de comprendre en quoi l’Holocauste est différent d’autres évènements, parce que l’on cesse tout simplement de prendre en considération ces autres évènements.
Limiter l’usage des concepts théoriques
La Vie des idées : Votre livre a un côté auto-restrictif. Bien qu’il touche à des notions telles que le totalitarisme, il le fait avec beaucoup de précaution, comme si vous ne vouliez pas vraiment aborder ces problématiques. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Timothy Snyder : Oui, j’ai vraiment essayé de ne pas théoriser dans ce livre. J’ai enlevé les parties théoriques, car je savais que si j’inventais un nouveau terme, ce serait cela qui attirerait toute l’attention au lieu de la réalité historique que j’essayais de mettre en avant. Au lieu de cela, j’ai écrit une annexe théorique à la fin du livre, ou j’utilise des expressions comme « défaire les Lumières », modernisation, dé-modernisation. Mon but principal, en débattant des problématiques du totalitarisme avec Arendt ou de la modernisation avec Baumann, c’était de montrer comment les concepts nous empêchent de voir certaines choses. Si Arendt avait raison, le massacre se serait développé en partant du centre de l’État et aurait eu lieu au sein d’un seul État. Ce n’est tout simplement pas comme cela que les choses se sont passées : la tuerie a eu lieu aux frontières ou en dehors des États allemands et soviétiques, dans un endroit où ces deux régimes se sont superposés. Arendt n’a pas grand-chose à dire sur cela. Penser en termes de modernité est aussi trompeur, car l’on voit se développer trois projets de modernisation différents à l’époque dans cette région : le projet nazi, le projet soviétique, et le projet polonais, et les deux premiers sont déterminés à détruire le troisième, et à se détruire l’un l’autre. Voilà le problème pour l’idée de modernité en général : la modernité n’est pas censée fonctionner de cette manière. Tout le monde est censé être dans un mouvement vers la modernité, et c’est censé être la même modernité. Pour moi, ce qui est important, c’est le contact entre ces projets, et la théorie de la modernisation ne s’intéresse pas à cette question.
Un jour, j’avancerai un argument général sur l’histoire de l’État dans cette région et sur la manière dont cette histoire a influencé le XXe siècle. Les pays d’Europe de l’Est étaient divisés entre des empires différents, puis sont devenus des États-nations, et plus tard l’Union soviétique et l’Allemagne sont intervenues. Voilà une partie de l’histoire. Elle comprend aussi un aspect colonial : l’Ukraine est perçue comme un espace à développer, que se soit par les nobles polonais au XVIe siècle, par les colons envoyés par l’empire russe, ou par les colons allemands qui faisaient partie du Generalplan Ost [4]. Cette tradition coloniale est relancée périodiquement, y compris, de nos jours, par les Chinois – la seule raison pour laquelle ils échouent est que la corruption rend très difficile de garantir des contrats en Ukraine ! Cette approche de longue durée fournirait de quoi écrire un autre livre. Mais il faut aussi rendre justice à la contingence, et c’est là l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi une durée courte pour Bloodlands. Si Hitler n’avait pas gagné l’élection en 1933 et si l’Union soviétique n’avait pas été créée, le type d’événement que je décris n’aurait pas eu lieu : la concentration de deux empires sur la même région conduisant à tant de massacres. Cela signifie que l’avenir de ce type de recherche se situe dans des études locales qui traitent à la fois des occupations soviétiques et allemandes. Il y a déjà un livre sur Donetsk qui le fait, et un sur Grodno [5]. La collaboration double ou même triple devrait être examinée de façon beaucoup plus détaillée. Cela nous permettrait de mieux comprendre l’importance de l’idéologie dans tout ce processus, au lieu de toujours la prendre comme donnée, ce qui est parfois une façon très abstraite de voir les choses. Ce type d’étude nous permettrait d’écrire une sorte d’histoire transnationale ancrée dans le territoire, au lieu d’une histoire qui est transnationale parce qu’elle examine des gens et des objets qui se déplacent.
La Vie des idées : Vous ne faites presque jamais allusion à la résistance. Les actes de résistance ne peuvent-ils pas modifier votre perception de l’Europe de l’Est pendant la guerre comme un lieu entièrement voué à la mort ? N’êtes-vous pas en train de minimiser le fait que certains êtres humains ont tenté d’empêcher des massacres ?
Timothy Snyder : Je parle du soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 et de l’insurrection de Varsovie de 1944, ainsi que de la résistance des partisans soviétiques en Biélorussie. Et j’essaie de rendre justice au désespoir et au courage des gens qui y ont participé. Mais il faut comprendre que la résistance n’offrait que rarement une porte de sortie. L’histoire de la résistance est très souvent une façon de rendre ces évènements plus légers qu’ils ne le sont vraiment, une façon de sortir de l’Histoire, de trouver une issue de secours là où il n’y en avait pas. Le soulèvement du ghetto de Varsovie, qui est l’exemple le plus important de la résistance juive, ne change rien au sort des Juifs du ghetto. Les Allemands envoient tout le monde aux camps comme prévu, et quelques mois plus tard les Juifs sont tués par balle lors de l’Aktion Erntefest (« l’Opération fête de la moisson »). Le soulèvement du ghetto de Varsovie créé un symbole pour l’État d’Israël, et d’ailleurs pour de nombreux autres États de par le monde, mais il ne change pas grand chose au sort des Juifs à l’époque. L’insurrection de Varsovie de 1944 a une fonction similaire pour l’État polonais contemporain. Elle est différente du soulèvement du ghetto parce qu’elle mène à la mort d’au moins cent mille civils qui ne seraient probablement pas morts si elle n’avait pas eu lieu. Ce massacre est la faute des Nazis qui utilisèrent cette occasion pour poursuivre une politique criminelle de massacres de civils, et pas des gens qui décidèrent de lancer l’insurrection. Mais le fait même que les Polonais qui lancèrent l’insurrection de Varsovie avaient le choix, et que ceux qui commencèrent le soulèvement du ghetto n’en avaient pas, est une différence dont il faut tenir compte. Ces deux évènements appartiennent à la résistance, mais ils font également partie de l’histoire des massacres, et, dans le cas de l’insurrection de Varsovie, de l’histoire de la collaboration germano-soviétique, car les Soviétiques ont encouragé l’insurrection et promis leur aide, avant de regarder les Allemands tuer des civils.
Toutes les formes de résistance ramènent à cette histoire, que ce soit en tant que victime ou en tant qu’auteur ou participant. Il n’y pas d’issue. La capacité humaine à résister n’est pas une capacité à s’affranchir du récit et à quitter les terres de sang. Voilà ma réponse, sombre, à votre question. Aux États-Unis et en Israël, il y a une tradition qui consiste à interpréter l’histoire des partisans soviétiques juifs à la fois comme étant héroïque et ayant augmenté les chances de survie. C’était effectivement le cas. En même temps, les partisans soviétiques ont aussi tué des Juifs, ont violé des femmes juives. Et les Juifs qui rejoignent les partisans feront ce que font ces partisans, y compris des atrocités qui appartiennent à l’histoire du stalinisme.
La Vie des idées : Vous travaillez à présent sur un projet de livre intitulé Why Don’t We Understand the Holocaust (Pourquoi ne comprenons-nous pas l’Holocauste) ? Vous n’en avez donc pas encore fini avec cette histoire ?
Timothy Snyder : Le livre a maintenant pour titre Global Holocaust. Bloodlands tente d’ajouter des éléments explicatifs pour resituer l’Holocauste dans son contexte. Le fait de parler de ce livre pendant deux ans m’a obligé à préciser comment je procéderais pour expliquer l’Holocauste pris isolément. Mais je vais procéder différemment, en délaissant mon approche régionale pour une approche globale, afin de tenter de comprendre comment Hitler voyait le monde comme traversant une crise, et envisageait l’Holocauste comme la solution à cette crise. Je veux aussi examiner la politique hitlérienne et la façon dont la destruction d’États en Europe de l’Est a rendu possible l’Holocauste. Il y aura aussi un chapitre sur les individus et leurs réactions, et un chapitre sur la politique publique : si nous comprenions les causes de l’Holocauste, que pourrions-nous conseiller en termes de politique publique ? Si j’arrive un jour à arrêter de parler de Bloodlands et à m’asseoir pour écrire, c’est ce que j’écrirai.