Le gouvernement est en passe de renoncer à ouvrir une quatrième licence de téléphonie mobile de troisième génération en France. Trois opérateurs et trois seulement devraient donc continuer à se partager le marché, au détriment du consommateur. Contrairement aux idées reçues, cette défiance à l’égard de la concurrence semble partagée par les marchés financiers, comme le montrent les analyses de l’économiste Bruno Lundi.
Quels seraient les profits retirés par les opérateurs de téléphonie en place si une quatrième licence 3G n’était pas attribuée en France ? Une dépêche de Dow Jones Newswire du jeudi 3 avril au soir permet de s’en faire une idée. Elle annonce que « le gouvernement français envisage d’abandonner son projet d’attribuer une quatrième licence de téléphonie mobile de troisième génération ». Cette dépêche, reprise le lendemain par la Tribune, se traduit dès l’ouverture des marchés financiers vendredi par une hausse du cours de bourse – et donc des valorisations boursières – des trois groupes auxquels appartiennent les opérateurs de téléphonie mobile actuellement en place. Le gain total de 859 millions d’euros de valorisation boursière (cf. tableau) est principalement le fait de Bouygues (Télécom), qui a le plus à perdre à l’entrée d’un nouvel opérateur. Ce montant fournit une indication du profit actualisé des trois opérateurs, qui pourrait être dissipé par l’entrée d’un nouvel opérateur, donc des gains à attendre pour les consommateurs.
Dans le même temps, le cours d’Iliad, maison mère de Free et principal candidat à la quatrième licence, a monté. Ce résultat en apparence paradoxal illustre bien la difficulté du projet d’entrée sur le marché français pour un nouvel opérateur, au point que les marchés financiers jugent le projet non rentable. Ce dernier point ne remet cependant pas en cause l’utilité sociale d’un renforcement de la concurrence sur ce marché auquel presque tous les Français ont recours.
Tableau : évolution de la valorisation des opérateurs de téléphonie mobile
Petit rappel sur l’histoire des licences 3G ou UMTS
Le destin des licences de téléphonie mobile de troisième génération (licence UMTS ou 3G) est décidément bien compliqué en France. Ces licences donnent accès aux fréquences (rares) permettant d’offrir des services de téléphonie ordinaire mais surtout des services de transferts de données, en particulier un accès à l’Internet mobile.
Lors de la première procédure d’attribution en 2000, quatre lots de fréquences ont été proposés au prix de 4,9 milliards d’euros, calculé sur la base de l’enchère au Royaume-Uni qui s’était tenue peu de temps auparavant. Las, la bulle Internet avait commencé à se dégonfler : seules France Télécom (aujourd’hui Orange) et SFR se sont portés candidats. Une situation de duopole n’étant pas acceptable du point de vue concurrentiel, le gouvernement français a organisé dans la foulée un deuxième appel d’offre portant sur les deux licences restantes. De nouveau, il a recours à une procédure de soumission comparative ou « concours de beauté », qui s’appuie sur un prix fixé et une batterie de critères. Les perspectives sur les télécommunications ont continué à s’assombrir : le montant initial apparaît surévalué, surtout pour les deux opérateurs ayant déjà acheté leur licence. Face à ce casse-tête, la solution retenue par le gouvernement a été la suivante : le montant de la licence a été fixé désormais à 619 millions d’euros, soit un huitième du montant précédent, correspondant au premier versement déjà effectué par Orange et SFR. Le reste du paiement de la licence a été remplacé par un paiement variable annuel correspondant à 1 % du chiffre d’affaires, beaucoup plus supportable pour les opérateurs et étalé dans le temps. Bouygues Télécom est le seul candidat à ce deuxième appel à candidature et se voit donc attribuer la troisième licence en 2002, aux mêmes conditions financières que les deux premiers opérateurs, mais avec des obligations de couverture décalées dans le temps.
L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), qui gère techniquement les attributions, se retrouve alors avec un lot de fréquences sur les bras. C’est l’inconvénient d’avoir recours à une procédure où le prix est fixé de façon arbitraire sans mécanisme de marché (comme des enchères) : soit le prix est trop faible, et il faut départager pléthore de candidats, soit le prix est trop élevé, et tous les lots ne trouvent pas preneur.
En 2006, l’ARCEP interroge à nouveaux les acteurs sur leur intérêt pour une quatrième licence. Devant les manifestations d’intérêt, elle organise un premier appel d’offre à l’été 2007, pour lequel les conditions financières, fixées par le Gouvernement, sont les mêmes qu’en 2002. Il n’y a cependant pas de raison que la valeur nominale retenue en partie arbitrairement en 2002 corresponde à la valeur de la licence pour un nouvel entrant six ans plus tard. Et de fait, Free Mobile, filiale du groupe Iliad, est l’unique candidat mais sans apporter de garantie sur le paiement du montant demandé. Dans la presse, Free fait savoir qu’il reste intéressé, mais à condition de bénéficier de conditions financières plus généreuses (correspondant à une réduction effective du montant de la licence) sous la forme par exemple d’un étalement dans le temps du paiement de 619 M€. Devant le non-respect des conditions d’attribution, l’ARCEP est logiquement amenée à rejeter la candidature de Free.
Le gouvernement publie alors un communiqué précisant que « toutes les options restent ouvertes pour l’attribution d’une quatrième licence de téléphonie mobile » et prépare la voie pour un nouvel appel d’offre avec des conditions financières aménagées. La loi définissant les conditions financières est modifiée par la loi Chatel début 2008, ce qui permet à l’État de fixer par décret de nouvelles modalités. Un avis est demandé en février au Conseil d’État sur la possibilité juridique de modifier les conditions financières de l’appel d’offre sans entraîner de rupture d’égalité. Le Conseil d’État conclut essentiellement que c’est possible, à charge pour l’État d’apporter les éléments objectifs justifiant un traitement différencié. C’est dans ce contexte, apparemment favorable à l’attribution d’une quatrième licence 3G, que tombe la dépêche de Dow Jones Wireless.
Une étude d’événement
Cette dépêche modifie les anticipations des marchés financiers et les cours de bourse des groupes détenteurs des opérateurs en place. Le tableau présenté supra donne l’évolution sur une journée de la valorisation des principaux acteurs, identifié à l’évolution des profits anticipés des opérateurs. La validité de cette identification est cependant soumise à certaines hypothèses, rappelées ci-dessous.
Cette méthodologie utilisant les variations des cours de bourse suite à une annonce, dite d’« étude d’événement », suppose que la nouvelle n’était pas anticipée par les marchés financiers, que d’autres événements majeurs ne sont pas survenus en même temps et que les effets observés sont bien liés aux anticipations sur les profits à venir.
Pour chacun des trois opérateurs en place, l’activité de téléphonie mobile ne représente qu’une partie de l’activité au sein d’un groupe (Vivendi pour SFR, France Télécom pour Orange, Bouygues pour Bouygues Télécom, Iliad pour Free). Pour autant, il n’y a pas eu d’autres événements majeurs pouvant toucher ces groupes entre jeudi et vendredi, en dehors de cette annonce concernant la téléphonie mobile, ce qui accrédite l’idée que les mouvements observés correspondent bien aux anticipations des marchés financiers.
D’autres effets stratégiques, comme des anticipations d’OPA induisant une prime, pourraient également expliquer les mouvements boursiers indépendamment de l’évolution des profits des opérateurs. C’est ce qui explique la flambée du cours de bourse d’une cible lors d’une OPA. Cette hypothèse apparaît cependant très peu probable, dans la mesure où une concentration du marché n’est pas envisageable. Il est cependant possible que la valorisation de Bouygues Télécom ait le plus progressé en raison des anticipations des marchés financiers sur une vente de l’activité de téléphonie mobile. Dans ce cas, l’absence d’entrée d’un quatrième opérateur élimine des incertitudes sur la valorisation de l’opérateur, ce qui pourrait simplifier une telle opération et justifier l’apparition d’une prime.
En revanche, l’hypothèse que les marchés financiers sont passés d’un état où ils anticipaient l’entrée d’un quatrième opérateur à un état où ils n’anticipent pas l’entrée d’un quatrième opérateur n’est pas réaliste. Il est plus vraisemblable que les marchés financiers anticipaient avant jeudi que l’attribution d’une quatrième licence 3G, quoique vraisemblable, n’était pas certaine. De même, ils anticipent dorénavant que l’attribution d’une quatrième licence 3G est moins vraisemblable, mais toujours pas complètement impossible. Les fluctuations boursières ultérieures corroborent d’ailleurs cette idée. Dans ce cas, l’effet observé n’est qu’une partie de l’effet complet de l’entrée d’un quatrième opérateur sur le marché français.
En conséquence, les valeurs calculées sont a priori une fraction de l’effet total anticipé lié à l’entrée d’un quatrième opérateur de téléphonie mobile.
Pour regarder de plus près les effets de l’annonce sur les différents acteurs, les cours de bourse des groupes auxquels appartiennent les trois opérateurs en place sont retracés sur cinq jours.
L’impact sur SFR apparaît limité
L’impact sur SFR semble mineur. Les écarts avec le CAC 40 sont inférieurs à 1 % lors de l’annonce et dans les jours qui suivent. Si on retient pour simplifier l’hypothèse que le cours de bourse de Vivendi devrait être parfaitement corrélé à l’évolution du CAC 40 en dehors des annonces spécifiques à l’entreprise (coefficient beta de 1 pour les amateurs), l’effet de l’annonce est estimé à 14 millions d’euros, soit zéro étant donné la précision de l’évaluation.
L’impact sur France Télécom est de 300 millions d’euros
L’impact pour France Télécom est plus important. Les mêmes hypothèses que pour Vivendi conduisent à estimer un gain de 300 millions d’euros entre jeudi et vendredi. Pour autant, l’impact sur un ou deux jours n’apparaît pas clairement au regard du graphique. Plus récemment, d’autres événements (développement d’Orange dans le cinéma) peuvent expliquer les hausses observées, qui ne doivent donc pas être prises en compte.
Bouygues Télécom a gagné 545 millions d’euros
Bouygues Télécom est l’opérateur le plus petit et le plus fragile. Les différentes analyses indiquent que c’est lui qui avait le plus à perdre de l’entrée d’un quatrième opérateur. Le gain de 545 millions d’euros apparaît de loin le plus spectaculaire des trois opérateurs. En outre, le décalage en niveau observé sur plus d’une journée est tout à fait compatible avec la prise en compte d’une information nouvelle non anticipée jusque là.
Le mouvement spectaculaire d’Iliad, maison mère de Free, traduit le fait que l’entrée d’un quatrième opérateur est loin d’être une opération facile à la rentabilité assurée.
Le gain pour Iliad sur une journée ressort à 130 millions d’euros, avec des fluctuations sur deux jours importantes. Comme il a été expliqué précédemment, la valorisation positive par les marchés financiers d’un refus à l’entrée de Free sur le marché de la téléphonie mobile est le signe des fortes incertitudes sur la rentabilité privée du projet d’entrée d’un quatrième opérateur.
Conclusion
La valorisation boursière des opérateurs correspond essentiellement aux flux de profits actualisés à venir. Il n’est donc pas très étonnant que la valorisation des opérateurs en place diminue suite à l’entrée d’un quatrième opérateur, qui va, d’une part, réduire leur activité mais, d’autre part, augmenter l’activité générale du secteur en diminuant les tarifs, ce qui constitue l’effet positif attendu par les consommateurs. Les analystes financiers d’Exane, repris par les Échos, estiment à 10 milliards d’euros la diminution de valorisation boursière des opérateurs en place. Il est vraisemblable que la dépêche de Dow Jones a permis d’en visualiser une partie.
Des profits importants sont en jeu pour les opérateurs. C’est ce qui explique leur lobbying mais c’est aussi ce qui justifierait un choix clair du Gouvernement en faveur des consommateurs. En ces temps où le Gouvernement communique beaucoup sur le pouvoir d’achat, il semblerait particulièrement malheureux de ne pas faire le choix d’un renforcement de la concurrence au profit des consommateurs.
Bruno Lundi, « Téléphonie mobile : le gouvernement contre le consommateur »,
La Vie des idées
, 11 avril 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Telephonie-mobile-le-gouvernement
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.