Une autre version de cet article est parue dans Études Foncières (nº 138, mars-avril 2009, p. 21-26).
La périphérie des villes espagnoles présentait encore très récemment un paysage insolite en Europe. À perte de vue, on voyait des grues et des murs de briques en construction. En pleine meseta castillane, dans le désert qui entoure Madrid, des affiches au graphisme immédiatement identifiable montraient des familles saines et souriantes devant des maisons en bande ou de grands immeubles aérés entourés d’une végétation domestiquée. On avait du mal à croire qu’au milieu des cailloux et de l’herbe jaune sortirait bientôt de terre cette nouvelle résidence et, surtout, qu’elle serait effectivement habitée.
Les marques de cette expansion immobilière apparaissent jusque très loin des côtes et des grandes villes. Elles touchent les zones les moins dynamiques du pays. Ainsi le parc thématique « Le règne de Don Quichotte », à trois kilomètres de la ville de Ciudad Real (75 000 habitants), au beau milieu de la Manche, s’annonçait-il comme le « plus grand resort d’Europe », le Vegas européen. Il est programmé sur un terrain de 1 250 ha et doit compter, à terme, 8 900 logements. La ligne de l’AVE (l’équivalent du TGV) qui met Ciudad Real à cinquante minutes de Madrid doit suffire à intégrer la province entière dans le sillon du dynamisme de la capitale. Dans la rue, dans le métro, partout les gens ne parlaient que d’acheter un appartement ou un pavillon dans des localités nouvelles dont ils venaient de découvrir l’existence et le nom. De mois en mois, on voyait le plan du métro de Madrid s’enrichir de nouvelles lignes et celles-ci se doter de nouvelles stations, ouvertes parfois dans des zones encore inhabitées (Valdecarros par exemple).Pourtant, malgré cette explosion manifeste de l’offre, jamais le marché du logement n’a semblé si tendu. Les difficultés d’accès des jeunes ménages, exprimées notamment par l’âge tardif de décohabitation, étaient et sont toujours au cœur de l’actualité et au centre des discours et des programmes politiques.
Une folie immobilière
Aujourd’hui, le grand vacarme des grues s’est tu, les promoteurs bradent leurs produits. On a vu certains proposer deux appartements pour le prix d’un, d’autres offrir la voiture avec la maison. Les journalistes font des reportages sur des « villes fantômes ». Ainsi le « Residencial Francisco Hernando », construit dans la petite commune tolédane de Seseña (12 000 habitants), à 35 km de Madrid par la route, ne compte aujourd’hui que 750 habitants dans ses 2 536 logements déjà livrés [1]. Né de la mégalomanie d’un promoteur immobilier multimillionnaire et de la corruption d’élus locaux [2], le « Manhattan de Seseña », comme l’avaient baptisé les médias, aurait dû à terme compter 13 500 logements. Projeté sans infrastructures ni équipements, sans la garantie de ressources en eau suffisantes pour assurer la consommation des habitants, cet ensemble est un cas particulièrement frappant des mauvaises pratiques (ici de surcroît frauduleuses) auxquelles a donné lieu l’emballement de l’économie immobilière. Aujourd’hui, après avoir vu ses projets ralentis par le nouveau maire communiste qui a obtenu sa mise en examen, le promoteur est finalement emporté par la crise : cette fois-ci, Paco el Pocero (« l’égoutier »), comme l’ont surnommé les Espagnols en référence à son premier métier, a perdu sa mise.Les grandes sociétés immobilières déposent le bilan les unes après les autres et leurs directeurs, héros des success stories depuis les années 1960, appellent à l’aide les pouvoirs publics au nom de l’intérêt général. En juin 2008, une étude du ministère chiffrait à 500 000 le stock de logements neufs (construits depuis 2005) non vendus. D’après une estimation du journal Público, qui croise les données sur les transactions enregistrées au Registre de la propriété et les données ministérielles sur les logements construits, ce chiffre s’élevait à 780 000 à la fin du mois de septembre 2008. Ce n’est donc pas seulement à un retournement de conjoncture que l’on assiste, mais à une véritable crise de surproduction immobilière. Après une hausse des prix remarquable, dépassant le taux de 17 % durant deux années consécutives en 2003 et 2004 [3], et un volume de production qui atteint le record historique de 700 000 logements en 2006, le marché s’est effondré, la machine à produire de la valeur ne produit plus que des faillites, donnant raison à ceux qui, depuis le début des années 2000, voyaient dans l’expansion du bâtiment une bulle spéculative.Que s’est-il passé ? Il ne s’agit pas d’expliquer le retournement de la conjoncture, qui s’inscrit dans le contexte mondial, mais la folie constructive du cycle d’expansion qui vient de s’achever (1997-2006). Je voudrais rendre compte ici de quatre éléments spécifiques au cas espagnol, qui ont convergé vers une certaine forme de surproduction immobilière : une tendance historique à l’hypertrophie de l’immobilier en période d’expansion, la structure particulière du marché du logement espagnol, la dérégulation foncière et urbanistique depuis le milieu des années 1990 et la décentralisation des compétences en matière d’urbanisme.
Une économie dominée par le secteur immobilier
La singulière ampleur de ce dernier cycle immobilier en Espagne n’est pas historiquement nouvelle. On observe, dans l’histoire de ce pays, la répétition de périodes où l’immobilier prend un poids très important dans l’économie nationale. Ce poids se reflète dans la passion sociale pour les questions immobilières et, depuis les politiques franquistes d’accession à la propriété, pour le fait de devenir propriétaire d’un logement.On peut faire remonter cette particularité espagnole à la seconde moitié du XIXe siècle. Les politiques d’extension planifiée des villes (ensanche) du dernier tiers du XIXe siècle, qui délimitent de nouveaux territoires urbains, entraînèrent une flambée des prix du sol, alimentée par des transactions à caractère spéculatif. Historiens et géographes ont montré comment les bourgeoisies urbaines, notamment à Madrid, se construisaient en accumulant le patrimoine foncier [4]. Plus tard, dans la période dite de desarrollismo, de la fin des années 1950 au début des années 1970, caractérisée par l’ouverture aux capitaux étrangers, le développement de l’économie espagnole s’appuie sur le bâtiment et le tourisme – et l’économie du tourisme est aussi fondée sur le bâtiment. Les trois dernières périodes de forte expansion (1969-1974, 1986-1991 et 1998-2006), qui « convulsionnent » [5] l’économie espagnole, sont encore marquées par la prééminence du secteur immobilier, qui tire vers le haut les indicateurs nationaux. Inversement, durant les périodes de récession qui les suivent, ce secteur est l’un des plus sinistrés.Entre 1997 et 2005, la part du secteur immobilier passe ainsi de 11 % à 17 % du PIB et de 9 % à 14 % de l’emploi [6]. Il absorbe également une part croissante des liquidités, au détriment des autres secteurs de l’économie. Ainsi le crédit consenti aux promoteurs immobiliers a-t-il augmenté, durant la seule année 2005, de 40 %. Les investissements absorbés par le secteur immobilier (financement de la promotion, de la construction, de l’activité des intermédiaires et de l’acquisition de logement) représentaient alors 54 % des investissements dans le secteur privé contre 40 % en 1997 [7]. Cette place considérable occupée par l’immobilier, qui est une des clés du « miracle économique » espagnol, pourrait avoir des conséquences lourdes sur l’économie nationale. Sa tendance hégémonique pourrait être à moyen terme un obstacle au développement du pays [8]. Il s’agit en effet d’un secteur de faible productivité et à faible composante technologique.
Au titre des ressources ainsi captées par le bâtiment, il en est une non reproductible : le sol. L’expansion immobilière signifie aussi, outre la transformation des paysages et la destruction de milieux naturels, le recul d’usages concurrents. Ainsi l’agriculture ne résiste-elle pas à la pression foncière exercée par la construction résidentielle et l’industrie, parfois même les administrations publiques, se trouvent-elles progressivement expulsées des espaces urbains. Les changements dans la structure et la géographie de l’emploi et dans la logistique industrielle ainsi induits provoquent une augmentation des déplacements pendulaires, des infrastructures de transports, etc.
La structure particulière du marché du logement espagnol
À l’origine de la période d’expansion, dans les années 1990, on trouve une importante demande de logements, qui résulte à la fois de la hausse des salaires réels et d’évolutions socio-démographiques particulières. La taille moyenne des ménages a diminué. Le nombre de ménages monoparentaux et de ménages composés d’une seule personne a sensiblement progressé [9]. Enfin, depuis le milieu des années 1990, l’Espagne est devenue un pays d’immigration.
Cette réalité ne suffit toutefois pas à expliquer le volume de la construction dans ce dernier cycle. Entre 1997 et 2006, plus de 5,5 millions de logements neufs ont été mis en chantier, alors que ne se créaient sur la même période que 3,5 millions de nouveaux ménages [10]. Le nombre de logements par habitant a ainsi été multiplié par plus de deux durant cette décennie ; le taux espagnol de 568 logements pour 1000 habitants est aujourd’hui le plus élevé de l’Union européenne [11]. Pourtant, les prix n’ont cessé d’augmenter jusqu’en 2006 et les jeunes ménages, ceux qui se séparent et les nouveaux venus, ne parviennent pas à se loger.En Espagne, comme ailleurs, la baisse des taux d’intérêt a contribué à solvabiliser la demande. Les banques ont inventé de nouveaux produits, plus risqués. Les crédits hypothécaires se sont allongés : en 2007, le terme moyen était de vingt-sept ans et l’on a vu apparaître des prêts sur quarante ou cinquante ans. Les particuliers ont été autorisés à acquérir un logement sans apport personnel initial. L’écrasante majorité des crédits (98 %) sont, en outre, à taux variables. La dette résidentielle des Espagnols est ainsi passée de 23,9 % du PIB en 1998 à 61,6 % en 2007 [12]. Les prix se sont trouvés dopés par les liquidités mises à disposition. Entre 1997 et 2004, le prix des logements a ainsi cru de 88 % de plus que les loyers. Si ces données expliquent que l’Espagne soit durement touchée par la crise financière internationale, elles ne sont pas suffisantes pour rendre compte du phénomène insolite d’une surproduction immobilière.
La structure particulière du marché du logement espagnol contribue à éclairer le paradoxe. En effet, les résidences secondaires et touristiques représentent une part très importante et croissante de ce marché. Ainsi, en 2006, le taux espagnol de 349 résidences principales pour 1000 habitants est-il légèrement inférieur à la moyenne européenne (396), tandis que celui des résidences non principales (résidences secondaires, touristiques et inoccupées) est très au dessus de la moyenne européenne (160,4 ‰ contre 72 ‰) [13]. L’Espagne partage cette particularité avec la Grèce (168,6 ‰) et, dans une moindre mesure, le Portugal (143,1 ‰). Ailleurs en Europe, ce taux ne dépasse nulle part 90 ‰. En 2004, ces résidences non principales représentaient 35,7 % du stock total de logements (contre 32,3 % en 2001) [14]. Ce taux atteint 50 % dans certaines communautés autonomes côtières (la Communauté valencienne par exemple).
Dans ces régions, on a construit depuis 2001 plus de logements destinés à être des logements temporaires que des résidences principales, contribuant à y créer des situations de forte pression foncière qui pèsent sur l’accès au logement. Ces logements touristiques sont la propriété de résidents en Espagne, ainsi que de non résidents. Un peu moins d’un ménage sur cinq vivant en Espagne déclare ainsi posséder une résidence secondaire. En 2003, l’investissement extérieur dans des actifs immobiliers représentait 40 % des investissements directs étrangers (IDE) dans ce pays et 0,8 % de son PIB [15]. Parmi les propriétaires non résidents, on trouve des particuliers qui en font un usage personnel temporaire et des investisseurs (personnes physiques, entreprises, fonds d’investissement, fonds de pension, etc.). Les actifs immobiliers espagnols ont également attiré d’importantes sommes d’argent sale. Le démantèlement d’un réseau international de blanchiment d’argent basé à Marbella – commune dont les trois derniers maires ainsi que de nombreux élus et édiles municipaux ont déjà été condamnés pour des délits liés à l’urbanisme – a fait entrevoir le rôle de l’immobilier de la Costa del Sol dans cette activité.
La crise boursière du début des années 2000 a provoqué un transfert de capitaux vers les actifs immobiliers espagnols en pleine expansion, la hausse des valeurs immobilières étant alors plus fortes que celle des valeurs mobilières [16]. Du fait des anticipations de hausse de prix, c’est l’espoir de plus-value et non le rendement locatif qui a motivé les achats. L’importance des transactions à caractère spéculatif était manifeste : dans les quartiers périphériques qui sortaient de terre, les façades des immeubles se couvraient, dès leur livraison, de pancartes diverses affichant toutes le même message : « À vendre ». Une enquête inspirée par les théories du behavioural economics, menée par José García-Montalvo en 2005, a montré l’importance des espoirs de plus-value dans la motivation d’achat de logement. Dans un article intitulé « Déconstruire la bulle », publié en 2006, juste avant l’explosion de la bulle immobilière, il en concluait au caractère hautement spéculatif de la croissance de ce secteur [17].C’est ainsi que nombre d’individus et d’entreprises, qui se sont portés acquéreurs d’un logement dans une logique d’investissement, n’auraient pas donné leur bien à bail, du moins pas officiellement (la location au noir est très développée). On aurait ainsi placé de l’argent dans le logement, comme on garde de l’or au coffre, en attendant simplement sa valorisation, sans chercher à en obtenir un revenu régulier. Ceci expliquerait en partie les statistiques officielles étonnantes sur les logements vides. Selon les données élaborées par l’Institut national de statistiques à partir du recensement de 2001, il y avait alors trois millions de logements vides en Espagne, soit environ 15 % du parc (12 % du parc de la Communauté autonome de Madrid). Toutefois, la réalité disparate décrite par ce chiffre le rend faiblement significatif [18].
Une des explications de ce phénomène réside dans le caractère marginal du marché locatif en Espagne, où la part des propriétaires occupants est la plus élevée d’Europe (86 % en 2005 [19]). Celle-ci résulte des politiques d’aide à l’accession à la propriété, initialement mises en œuvre sous Franco et jamais remises en cause depuis. Ainsi la fiscalité est-elle restée défavorable à la location. Des déductions fiscales à hauteur de 15 % sont prévues pour les ménages qui acquièrent un logement ainsi que pour les titulaires d’un plan d’épargne pour l’achat d’un logement, à condition de se porter effectivement acheteur dans les quatre ans. Inversement, jusqu’aux réformes en cours, les locataires et les propriétaires bailleurs ne bénéficiaient d’aucune aide fiscale. En 2007, une des recommandations de l’OCDE à l’Espagne consistait précisément à établir la « neutralité fiscale » entre l’occupation locative et l’occupation en propriété des logements [20].Le cadre juridique est également jugé défavorable au développement du marché locatif. Environ 20 % des logements du parc locatif relèveraient encore de la « rente ancienne » gelée, comparable aux loyers régis en France par la loi de 1948. La loi de 1994, qui définit le cadre des contrats de location signés à partir de 1995, prévoit la prorogation obligatoire du contrat pour une durée minimale de cinq ans (sauf si le propriétaire entend faire un usage personnel de son bien). À échéance du contrat, le propriétaire est autorisé à reprendre son bien sans condition. Dans un contexte de très forte hausse des prix et dans un pays sans tradition récente d’investissement dans le logement locatif, la longue durée de l’engagement a ainsi pu jouer contre la cession à bail des logements acquis dans une logique de placement. La lenteur de la procédure d’expulsion des locataires pour impayés est également jugée décourageante [21]. L’avant-projet de réforme de la loi sur les baux immobiliers urbains en cours, élaboré par l’actuel gouvernement socialiste, prévoit précisément une procédure d’expulsion accélérée.Enfin, la croissance des prix a été plus forte dans le neuf que dans l’ancien (inversement, aujourd’hui, la baisse des prix affecte plus fortement le parc des logements neufs), la politique fiscale favorisant l’achat de logements neufs. Dès lors, le boom immobilier s’est surtout traduit par la construction de nouveaux logements, sans s’accompagner de la requalification du parc ancien. Dans certains quartiers paupérisés des grandes villes, le patrimoine construit sous Franco dans les années 1950 et 1960, aujourd’hui très dégradé et dévalorisé, se vide. Le paradoxe de difficultés d’accès au logement des ménages qu’une augmentation massive du stock de logements ne parvient pas à diminuer s’explique donc par ces divers éléments : l’importance du parc résidentiel touristique, une demande solvable d’actifs immobiliers comme biens de placement qui ne se traduit pas par le développement du secteur locatif privé, un cadre légal et une politique fiscale qui n’encouragent ni la location ni la rénovation.
La dérégulation urbanistique et foncière
Un des aspects les plus spectaculaires et les plus irréversibles du boom immobilier qui vient de s’achever réside dans l’extension de l’espace bâti. Sur la base d’observations photosatellitaires, l’Observatoire de la durabilité en Espagne évaluait la surface nouvellement « artificialisée » entre 1987 et 2000 à 30 % du territoire déjà « artificialisé » [22] en 1987. Cette progression est particulièrement forte dans les régions côtières, ainsi que dans celle de Madrid. Dans la Communauté autonome de Madrid, l’espace urbanisé a ainsi progressé de 50 % entre 1990 et 2000. En 2000, la côte méditerranéenne espagnole était déjà urbanisée à 34 % sur un kilomètre de profondeur. Or ces chiffres ne rendent pas compte de la construction depuis 2000. « Prestige de ciment », « tsunami urbanisateur » [23], les experts espagnols recourent aux métaphores les plus catastrophistes pour décrire ce phénomène, dont le bâti résidentiel n’est qu’un aspect (il compte aussi l’édification de centres commerciaux, de centres de loisirs et d’infrastructures, notamment de transport).
La construction massive qui a touché la périphérie des grandes villes, les côtes et leur hinterland, ainsi que certaines zones rurales, est en effet à la fois diffuse et peu dense, se traduisant par une très forte consommation foncière. Elle est caractéristique de ce qu’on dénonce aujourd’hui comme le contraire d’un développement durable. Elle est la conséquence d’une démission certaine de la puissance publique en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire depuis les années 1990. Celle-ci a pris la forme d’une dérégulation, ainsi que d’une généralisation de pratiques abusives. Elle contribue à expliquer, outre les formes du développement urbain récent, l’inflation du prix des logements.
Depuis la première « loi du sol » de 1956, qui établit le cadre contemporain de l’intervention publique dans la gestion foncière, la législation foncière et urbanistique espagnole postule un lien de cause à effet simple entre l’augmentation du volume foncier et la baisse des prix des logements. C’est sur cette idée que s’appuie la loi du sol de 1998 (en vigueur jusqu’à l’adoption d’une nouvelle loi du sol en 2007) visant à « libéraliser » l’offre foncière. Alors que la loi de 1975 distinguait, parmi le sol non encore urbanisé, le sol non-urbanisable (protégé), le sol urbanisable et le sol urbanisable non programmé, la loi de 1998 supprime cette dernière catégorie, retirant aux pouvoirs publics un outil fondamental de la planification. Désormais, tout le territoire national peut être qualifié pour l’urbanisation, à moins d’être expressément protégé. L’article 10 de la loi établit ainsi « la présomption générale favorable à la transformation urbanistique du sol, c’est-à-dire à sa classification comme urbanisable ». Les pouvoirs publics doivent motiver la protection d’un terrain et non sa qualification pour l’urbanisation.
Par ailleurs, cette loi établit officiellement l’unique référence au marché pour l’évaluation du prix du sol au moment de sa qualification pour l’urbanisation, donc avant son changement d’usage ; elle va ainsi contre un siècle de réflexion sur les moyens d’une répartition équitable des bénéfices du changement d’usage du sol. Dans tous les cas (y compris celui de l’expropriation par la puissance publique), il n’existe qu’un seul prix du sol, calculé sur la base de la valeur attendue de l’exploitation maximale du terrain en fonction de sa catégorie juridique ; celui-ci est appliqué avant la préparation effective du sol pour l’urbanisation.Cette disposition, outre son caractère clairement inflationniste, encourage la rétention foncière. Les récentes difficultés de certains promoteurs ont été l’occasion de découvrir la composition de leur portefeuille. Ainsi, l’entreprise Martínsa, responsable de la plus grande cessation de paiement de l’histoire de l’Espagne, possède-t-elle 27,6 millions de mètres carrés non construits, dont 35 % ne sont pas même qualifiés pour l’urbanisation, mais ne sont que du foncier agricole. Le compromis entre Martínsa et son principal créancier consiste ainsi à transformer le promoteur en une sorte de « grossiste de sol ». L’entreprise attend dans les années à venir entre deux et quatre fois plus de recettes de la vente de terrains que des logements. La faible taxation du foncier non construit rendait la rétention foncière très peu coûteuse dans le contexte financier de taux d’intérêt bas. Lors de la crise précédente, l’essentiel des actifs des sociétés immobilières adjudiquées à leurs créanciers étaient des bâtiments terminés ou en cours de construction ou des terrains urbains. Aujourd’hui, une part importante de l’encours hypothécaire finance du foncier en cours d’aménagement.La dérégulation en matière d’aménagement et d’urbanisme, le faible coût de la rétention foncière et les délais tolérés entre le moment de la qualification du sol et son urbanisation ont ainsi suscité d’importants espoirs de plus-value. Dans ce contexte, le postulat des politiques foncières depuis 1956 selon lequel l’augmentation de l’offre foncière endiguera la hausse des prix du logement est erroné. Au contraire, la dérégulation a provoqué des attentes inflationnistes. Parallèlement à la dérégulation de l’urbanisme, on a assisté à la baisse de la production de « logements de protection officielle » (VPO, ou logement social espagnol, majoritairement en accession à la propriété). Ainsi, entre 1993 et 1996, construisait-on autour de 100 000 VPO par an (selon les années, entre 35 % et 50 % du total de logements produits), alors qu’on n’en construisait plus que 35 000 en 2000, soit 7 % du total. Cet élément est venu s’ajouter aux difficultés croissantes d’accès au logement.
La décentralisation des compétences en matière d’urbanisme
La répartition des compétences en matière d’urbanisme est aussi un facteur défavorable à la planification en Espagne. Dans ce domaine, les communes sont autonomes et le pouvoir législatif a été transféré aux communautés autonomes. Celles-ci, pour la plupart, n’ont pas choisi de se donner les moyens légaux d’une véritable politique d’aménagement, quand elles n’ont pas encore augmenté la dérégulation, comme l’a fait la Communauté de Madrid. Il n’y a donc pas de limite à la toute-puissance des municipalités. Ce sont elles qui décident de la quantité de foncier qualifié pour l’urbanisation (les Communautés autonomes devant ratifier). Des petites municipalités de périphérie urbaine, autour de Madrid notamment, ont ainsi adopté des plans d’urbanisme qui multipliaient par trois ou plus leur population et leur espace urbanisé.Les communes souffrent d’un déficit chronique de ressources, qui est partiellement structurel, mais résulte aussi de l’usage qu’elles font du cadre juridique. Nombre d’entre elles ont ainsi utilisé l’urbanisme et la vente du patrimoine foncier public pour se financer. Les revenus municipaux dérivés de l’urbanisme sont divers. Deux impôts directs, liés à l’urbanisation, sont levés par les communes : l’impôt sur les biens immeubles (IBI) et l’impôt sur l’augmentation de la valeur des terrains de nature urbaine (IIVTNU), prélevé sur les plus-values. Surtout, divers impôts indirects et taxes sont prélevés sur les constructions, les installations, les travaux et les permis de construire. Les règlements d’urbanisme réservent également une part du foncier nouvellement urbanisé au patrimoine municipal (outre celle destinée à la voirie et aux équipements). Celle-ci est définie par les Communautés autonomes dans le cadre du plafond de 10 % fixé par la loi de 1998 (modifiée en 2007). Il s’agit en principe de permettre la constitution de réserves foncières et la mise en œuvre d’une politique de logement social et d’équipement urbain. En fait, les municipalités ont souvent utilisé la vente aux enchères de leur patrimoine foncier comme mode de financement ordinaire. Ces revenus dérivés de l’urbanisme représentaient ainsi 31,9 % des revenus municipaux non financiers en 2004 contre 22,8 % en 1992 [24].
En outre, le recours à des procédures de programmation exceptionnelle s’est généralisé depuis les années 1990. Des modifications ponctuelles ont été systématiquement apportées aux plans municipaux d’urbanisme, parfois pas même intégrées ultérieurement à ceux-ci. Le recours très fréquent à la convention d’urbanisme (convenio urbanístico, contrat entre des administrations publiques et des acteurs privés), procédure de planification ad hoc, a fait de la qualification ponctuelle du sol pour l’urbanisation, en marge de tout plan général, un sport national. Ce type de pratiques a encore encouragé la constitution d’importants patrimoines fonciers agricoles, comme celui de Martínsa, dans l’espoir d’en obtenir la qualification. La convention d’urbanisme a en outre la particularité d’éviter la mise en débat public des choix d’aménagement.
Dans un contexte de hausse des prix et de difficultés financières chroniques des municipalités, cette absence de transparence s’est accompagnée de la multiplication des délits liés à l’urbanisme. Les principaux sont la qualification pour l’urbanisation de sols non urbanisables, le non-respect des usages prévus par le régime de sol non urbanisable, la modification ponctuelle systématique des plans d’urbanisme (parfois pour régulariser a posteriori une opération illégale), le non-respect des procédures administratives pour l’adoption des plans d’urbanisme, le non-respect des règlements d’urbanisme et un usage irrégulier du Patrimoine foncier municipal (PMS) [25]. L’arrestation spectaculaire à Marbella, le 29 mars 2006, de vingt-trois personnes, dont la mairesse, l’adjointe au maire, le responsable de l’urbanisme municipal et divers conseillers et fonctionnaires municipaux, a marqué une étape dans la mise en évidence de l’importance de la corruption liée à l’urbanisme. La requalification de terrain, les permis de construire, l’organisation et l’issue d’enchères et de concours publics avaient ainsi été monnayés par la municipalité de Marbella pour un montant estimé à 2,4 milliards d’euros.
Le financement des communes par l’urbanisation, qui pèse à terme sur les administrés puisqu’il se répercute sur le prix du logement, a pu sembler électoralement opportun parce qu’il permet un allègement de la pression fiscale directe. Toutefois, il ne peut s’agir que d’une politique à courte vue, puisque l’urbanisation anarchique, discontinue et de faible densité qu’elle a permise est à terme très coûteuse pour la collectivité. Les dépenses municipales dérivées de l’urbanisme représentaient ainsi 35,9 % en 2004 contre 31,0 % en 1992 [26]. En outre, ces choix politiques très contestables se sont non seulement traduits par une urbanisation anarchique, mais ont aussi représenté de véritables occasions manquées de mener une politique urbaine et sociale forte.
Face à la crise, quelles réformes ?Le changement de majorité politique en 2004, puis le retournement de la conjoncture ont conduit à une première évolution de la politique urbaine et immobilière. La nouvelle loi du sol, adoptée en 2007, revient ainsi sur la dérégulation ouverte par la loi de 1998 et s’efforce de répondre aux principales aberrations des années d’expansion immobilière. Elle met fin au « tout urbanisable », donc au caractère résiduel du foncier agricole. Elle réforme l’évaluation du prix du sol, qui ne se fait plus en fonction de la valeur attendue de son nouvel usage, mais de sa valeur au moment de la transaction (avant la qualification). Par ailleurs, la loi constitue le cadre d’une politique sociale de logements aidés. Elle oblige en effet à réserver au moins 30 % de la surface nouvellement urbanisée consacrée à un usage résidentiel à la construction de logements « protégés » (aidés). Cette part peut être augmentée par les législations régionales. Enfin, la loi de 2007 contient des dispositifs visant à faire respecter la transparence des décisions en matière d’urbanisme et à promouvoir la participation des citoyens à l’élaboration des plans d’urbanisme.
En septembre 2007, le gouvernement Zapatero a lancé un « plan de soutien à l’émancipation et d’encouragement à la location ». Les principales mesures consistent en une aide au logement destinée aux jeunes ayant des revenus modestes et titulaires d’un contrat de location et une déduction du loyer des impôts qui peut aller jusqu’à 10 % pour les ménages aux revenus inférieurs à un certain plafond. Il est toutefois probable que ces aides auront également pour effet de nourrir la hausse des loyers. Celles-ci sont assorties de mesures visant à stimuler l’offre : l’accélération des procédures d’expulsion des locataires mauvais payeurs, un système de garantie par l’État contre les impayés et des aides à la construction de logements « protégés » destinés à la location.
La crise qui frappe actuellement l’Espagne et son secteur immobilier a conduit à l’adoption de mesures d’urgence. Elles suivent principalement deux axes : le développement du logement locatif et du logement aidé. Comme dans beaucoup de pays, l’État vient au secours des promoteurs. Le refinancement de leur dette (avec une ligne budgétaire spéciale de trois milliards d’euros) est soumise à la cession à bail des logements non vendus. Un cadre juridique, avec un régime fiscal favorable, a été créé pour des fonds d’investissement destinés à la location de biens immobiliers. Le gouvernement a enfin annoncé le rachat de foncier aux promoteurs dans les quatre ans à venir pour y construire entre 15 000 et 20 000 logements aidés. Comme au Royaume-Uni et en France, la construction de logement social suit ainsi une courbe contracyclique : après l’avoir laissé décélérer pendant la période d’expansion, celle-ci est relancée dans le cadre des politiques de sortie de crise.Au-delà de ces mesures, somme toute assez limitées, c’est l’ensemble du modèle de développement urbain que l’Espagne devra repenser. Le modèle productiviste (« développementiste », dans la terminologie espagnole), né sous Franco à la fin des années 1950 et remis en cause dans les années 1980, a trouvé une nouvelle expression dans les années 1990. Libéré cette fois de la tutelle de l’État, de la programmation et de la planification publiques, il reposait sur une initiative privée faiblement régulée par un cadre juridique lâche, sous-utilisé et souvent non respecté. Il a alors donné lieu à une urbanisation à la fois massive, diffuse et discontinue extrêmement coûteuse en termes écologiques et économiques pour la collectivité et il a permis une inflation spéculative qui pèse sur l’économie espagnole, sur le pouvoir d’achat des ménages et accentue les difficultés d’accès au logement des plus modestes. Ce modèle résulte largement d’un choix politique. Le réformer suppose une refonte des législations nationales et régionales en matière d’urbanisme, voire une réorganisation des pouvoirs aux différentes échelles territoriales, qui permettraient de proscrire les mauvaises pratiques généralisées durant la dernière décennie. « Il n’est pas nécessaire de renoncer à faire de la ville pour pouvoir nous loger à des prix raisonnables », déclarait l’architecte et urbaniste madrilène Ramón López de Lucio en 2002 [27]. Il est même probable que ce soit le contraire : en renonçant à faire de la ville, les pouvoirs publics ont participé d’un mouvement inflationniste.
Photo (cc) : Julikeishon