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Recension Histoire

Shoah : l’intuition et la preuve
Retour sur le processus décisionnel


par Florent Brayard , le 12 février 2009


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Quand la Shoah a-t-elle été décidée ? Technique, cette question est néanmoins fondamentale pour comprendre comment le génocide des Juifs a été possible. Dans un livre récent, Édouard Husson met en avant le rôle du nazi Heydrich : Florent Brayard démonte point par point une argumentation qu’il juge erronée et revient sur le statut de la preuve en histoire.

Recensé : Édouard Husson, Heydrich et la solution finale, Paris, Perrin, 2008.

Le soixantième anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, en janvier 2005, a vu une offensive éditoriale inédite par son ampleur. Le plus souvent, il s’agissait cependant de productions médiocres : tel livre avait été publié dix ans auparavant, pour le cinquantième anniversaire, même si sa quatrième de couverture s’abstenait opportunément de le signaler, au prétexte peut-être qu’on en avait changé l’illustration ; un autre, rassemblant des articles de magazines, n’hésitait pas à pérorer : « Le devoir de mémoire est une coquille vide s’il ne s’accompagne pas du devoir de connaître » ; on rafraîchissait des DVD en ajoutant un bonus ou deux ; même Christian Bernadac, post mortem, apporta son écot. Ces pratiques témoignaient indubitablement de ce que la mémoire elle aussi était devenue, soixante ans après, un marché.

À l’automne 2005, avec quelques mois de retard donc sur cette cohorte, Édouard Husson publia un court volume, « Nous pouvons vivre sans les Juifs ». Novembre 1941. Quand et comment ils décidèrent de la solution finale (Perrin, 2005). L’incipit montrait l’ambition de l’historien : « Il y a un “mystère Wannsee” » que l’auteur ambitionnait de percer. Ce faisant, il intervenait dans un débat éminemment complexe concernant le processus décisionnel ayant conduit à l’extermination totale des Juifs. Spécialiste de l’historiographie du nazisme, l’auteur a à son actif plusieurs ouvrages, en particulier Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de la République Fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949 [1], tiré d’une thèse soutenue à Paris IV-Sorbonne (où il a été élu maître de conférences et où il a également soutenu son habilitation). On sait l’auteur prolifique et réactif : en péchant peut-être par excès, il a vertement critiqué l’incursion du romancier Jonathan Littell dans l’histoire du nazisme [2] et il a publié plusieurs ouvrages de nature plus politique [3]. On s’étonne cependant – nonobstant les amicales pressions de son éditeur (p. 481) – qu’il ait mis tant de précipitation à cette publication inaboutie sur le « quand et comment » de la « solution finale ». Car, dans le même temps, l’historien disait préparer un ouvrage plus conséquent sur Heydrich où il promettait de publier l’appareil critique qu’il avait supprimé par « souci de clarté » mais qui faisait néanmoins dramatiquement défaut à sa première ébauche. Sans note donc, c’est-à-dire sans démonstration, l’ouvrage n’a pas marqué, sans qu’on doive d’ailleurs s’en étonner : on ne peut prétendre inverser les tendances les plus lourdes de l’historiographie internationale en ce domaine en s’abstenant de situer ses thèses par rapport à celles de ses prédécesseurs, et en se passant de ce qui, dans la discipline historique comme ailleurs, sert à trancher les conflits d’interprétation – des preuves.

La « solution finale » à l’époque de Heydrich

Trois ans plus tard, à l’automne 2008, paraît finalement le livre annoncé : Heydrich et la solution finale, encadré par une préface de Ian Kershaw et une postface de Jean-Paul Bled. Édouard Husson y développe les intuitions exposées dans l’ouvrage précédent, en procédant cette fois à une véritable démonstration, ce dont on lui saura gré, tandis que l’on soulignera son mérite : celui d’avoir voulu sortir résolument du cadre franco-français où l’historiographie de la Shoah s’est trop longtemps complu et d’avoir intégré à sa réflexion un ensemble documentaire important en langue originale.

Sans doute aurait-il été judicieux de donner au livre un titre reflétant plus exactement son contenu : « La “solution finale” à l’époque de Heydrich », par exemple. En effet, le projet qu’esquisse Édouard Husson en optant pour Heydrich et la solution finale est irréalisable. L’écueil tient en grande partie au secret qui entourait ce programme et à la situation de disette documentaire : la destruction systématique des archives policières a été voulue et organisée par le régime et l’historien doit donc composer avec d’énormes lacunes. Un seul des trente exemplaires du compte rendu de la conférence de Wannsee a par exemple survécu, miraculeusement retrouvé dans les archives du ministère des Affaires étrangères, moins pointilleux que d’autres instances en matière d’effacement des traces du crime. Ces béances documentaires ne permettent donc pas de reconstituer ce qui revient à chacun dans ce trio sanguinaire qui, au sommet, gérait la « solution finale » : Hitler, Himmler, Heydrich.

Heydrich avait depuis 1939 la responsabilité effective, officiellement renouvelée en juillet 1941 via Göring, de ce programme. Il travaillait pourtant sous les ordres immédiats de Himmler dont on voit bien qu’il joua un rôle prépondérant dans la conception et la mise en œuvre de la « solution finale ». En avril 1940, ainsi, le Reichsführer rédigea un mémorandum sur les politiques de transferts de population, dans lequel il proposait d’expédier les Juifs vers une destination lointaine, où des antisémites, durant le demi-siècle précédent, avaient déjà imaginé les confiner : en Afrique (p. 101). Unique destinataire de ce programme délirant, Hitler le trouva à sa convenance et ordonna de le diffuser assez largement. Quelques semaines plus tard, les équipes du Service central de sécurité du Reich (RSHA) que Heydrich dirigeait et du ministère des Affaires étrangères travaillaient de conserve à la mise au point d’un gigantesque plan de transplantation des Juifs à Madagascar.

Himmler avait-il consulté Heydrich, en charge de la question, avant de présenter ses vues à Hitler ? Il est impossible de le savoir, de la même manière que l’on ignore si, de 1939 à juin 1942, au moment où, avec la mort de Heydrich, se clôt le livre de Husson, des débats, voire des oppositions se sont fait jour entre les trois hommes sur la « question juive ». Quelques archives rescapées montrent que Hitler, à tel ou tel moment, avait refusé – ou à tout le moins repoussé – les plans proposés par ses subordonnés : en août 1941, il rejeta ainsi le plan du RSHA visant à procéder à une déportation immédiate des Juifs allemands, obligeant l’Office central à travailler sur d’autres schémas (p. 214) ; on sait également que la position de Hitler vis-à-vis des métis était moins radicale que celle de ses services. De manière générale, quoi qu’il en soit, le trio forme un ensemble impénétrable à l’historien, lequel se trouve donc réduit à conjecturer, en fonction de sa compréhension globale du phénomène, la répartition probable des rôles. On sera néanmoins reconnaissant à Husson d’avoir essayé – avec plus de constance que Mario Dederichs [4], le précédent biographe de Heydrich auquel l’auteur rend d’ailleurs un hommage appuyé – de débrouiller ce point obscur même si, archives obligent, on ne pouvait malheureusement pas s’attendre à des éclaircissements décisifs.

De 1918 à 1941

Concernant le processus décisionnel de la « solution finale », on pourrait résumer la thèse d’Édouard Husson en deux propositions : Hitler a donné l’ordre en novembre 1941 d’exterminer tous les Juifs d’Europe ; cet ordre était conforme aux plans que, dès janvier 1941, Heydrich lui avait soumis. Je passerai plus rapidement sur le premier axiome. Il s’inscrit en effet peu ou prou dans les bornes du débat scientifique sur cette question depuis plusieurs années. Avec la publication presque simultanées des monumentales synthèses de Christopher Browning [5] et de Saul Friedländer [6], en se reportant aux ouvrages déjà anciens de Philippe Burrin [7] ou de l’auteur de la présente recension [8], le lecteur français est à présent à même de constater par lui-même ce consensus : pour la très grande majorité des historiens, c’est au cours de l’automne 1941 que Hitler a ordonné le basculement vers une nouvelle phase de la « solution finale », une phase meurtrière à laquelle aucun Juif ne devait survivre.

Selon Husson, la décision fut prise par Hitler au tout début du mois de novembre 1941 et communiquée dès le 5 à Himmler. Cette datation au jour près repose sur deux sources : l’agenda professionnel de Himmler, qui ne comporte aucune mention explicite, et un témoignage d’après-guerre d’un témoin privilégié mais secondaire, le docteur Felix Kersten, masseur du Reichsführer, selon lequel, le 11 novembre, Himmler lui aurait confié que l’on « projetait l’anéantissement des juifs » (p. 277). Ces Mémoires, publiés dès 1947 [9], sont bien connus des historiens qui, il est vrai, en ont fait un usage prudent. L’auteur va jusqu’à dire que « souvent, [ils] ne le prennent pas assez au sérieux », ce qui, à mon sens, revient à évacuer un peu vite une difficulté majeure. En effet, la prudence des historiens se fonde en particulier sur les approximations chronologiques de Kersten, qui propose pour certains faits des dates que les archives ne confirment pas ou démentent [10].

Ainsi, nous savons que le 10 novembre 1941, Himmler s’est fait couper les cheveux, puisque cela figure dans son Dienstkalender, son agenda professionnel, retrouvé après la chute du Mur de Berlin dans les archives soviétiques et dont une équipe d’historiens allemands a fait une publication admirable [11]. Mais la même source n’indique pas que Kersten ait massé Himmler le 11 novembre [12], alors que quarante-six visites du masseur à son patient sont consignées pour l’année 1941, soixante-dix pour l’année 1942, et qu’il est loisible de constater que Himmler était sujet à des crises régulières au cours desquelles il avait recours à son masseur plusieurs fois par semaine. Peut-être l’exaltation consécutive au lancement de l’Opération Barbarossa avait-elle eu des effets analgésiques sur le chef de la Waffen-SS. En huit mois, dans tous les cas, du début du mois de juillet 1941 à la fin du mois de février 1942, Himmler rencontra son masseur à une seule reprise, le 1er décembre (encore était-ce pour un dîner intime avec Madame [13]). Le silence de l’agenda de Himmler sur une hypothétique visite de Kersten le 11 novembre 1941 ne constitue pas en soi une preuve que cette visite n’a pas eu lieu, mais elle aurait dû pousser l’historien, incapable d’apporter une preuve annexe, à jauger la source dans son ensemble, comme on le fait pour tous les documents problématiques.

Cette datation permet à Édouard Husson de mettre en place une grille explicative sur les raisons pour lesquelles Hitler avait décidé à cette date d’exterminer les Juifs. Car on l’a bien compris : aucun historien ne s’« agite » pour son seul plaisir à « dater » la décision de Hitler, comme certains feignent parfois de le croire. Si tant de spécialistes au cours des dernières décennies ont cherché à situer ce moment crucial, constituant au fil du temps un champ de recherche de plus en plus technique, c’est qu’ils ont supposé qu’une datation précise permettrait de mieux comprendre la logique de ce basculement : en relisant par exemple avec plus d’attention les discours publics ou privés tenus par les plus hauts responsables de l’État nazi au même moment ; en essayant de mettre au jour la logique des décisions prises dans la même période ; en contextualisant, en un mot, la prise de décision. Cette méthode, qui est la seule qui garantisse – et encore – de ne pas trop divaguer, a été mise en œuvre de manière habile par Husson, qui constate une reviviscence, en cette période cruciale, des attaques de Hitler contre les Juifs. Il analyse en particulier très longuement un de ses discours, le 9 novembre 1941, où il croit entrevoir des éléments rhétoriques impliquant implicitement un passage au meurtre. Entre un 9 novembre et l’autre, entre la défaite allemande de 1918 et l’ordre d’exterminer les Juifs, il existerait plus qu’une coïncidence : une relation de causalité qui expliquerait le pourquoi du génocide et que Hitler aurait symboliquement tenu à souligner en choisissant cette date anniversaire. En clair, c’est avant tout pour venger l’affront de 1918, dont – dans sa folie paranoïaque – il les jugeait responsables, qu’il aurait décidé de tuer les Juifs.

La thèse n’est pas nouvelle : Philippe Burrin l’avait déjà exposée dans son Hitler et les Juifs, comme le rappelle l’auteur qui ne revendique sur ce point « aucune originalité » (p. 272). Il a tort. Son analyse, pour poursuivre celle de l’historien suisse, s’appuie sur un corpus plus vaste. Et elle comporte des éléments nouveaux (que l’on pourrait sans doute retrouver chez d’autres historiens), par exemple sur la manière dont Hitler avait l’habitude de penser la problématique d’une possible défaite : il englobait alors systématiquement les Juifs dans la catégorie plus large des ennemis de l’intérieur – comprenant par exemple les internés des camps de concentration – dont il prévoyait l’extermination en cas de danger immédiat (p. 112, p. 190, p. 219, p. 267). Pourtant, cette thèse me paraît écraser la pluralité de signification de cette décision : il s’agissait certes de venger 1918, mais il s’agissait aussi et surtout de ne pas perdre la guerre en mettant hors d’état de nuire ceux qui étaient susceptibles, une fois de plus, par leurs supposés comportements séditieux, de « voler la victoire » de l’Allemagne. Mais c’est là, après tout, une question d’interprétation, pas de faits, et c’est pourquoi elle doit rester ouverte.

Wannsee avant Wannsee ?

Le second axiome de Husson est beaucoup plus problématique. Il heurte de plein fouet les tendances massives de l’historiographie depuis le début des années 1980. Qu’on le comprenne bien : ces évolutions ne sont pas le résultat de modes plus ou moins superficielles ; elles témoignent au contraire de ce que, la connaissance progressant avec l’apport de nouvelles sources, il a semblé impossible à la très grande majorité des historiens de reconstruire le passé d’une autre manière qu’ils ne le font, en accord avec leur documentation. L’évolution la plus marquante concerne le moment où la question de la mise à mort systématique des Juifs a été planifiée. Pendant longtemps, et pour des raisons qui s’expliquent historiquement, on a pensé que Hitler avait décidé l’extermination totale des Juifs à une date précoce. Était-ce seulement en son for intérieur ou bien en avait-il parlé à ses subordonnés ? Était-ce avant la guerre ou au début de 1941 ? Les réponses apportées à ces questions cruciales différaient suivant les auteurs, qualifiés après coup d’« intentionnalistes [14] ». Au cours des années 1980, cependant, un consensus s’est dégagé parmi les historiens, duquel peu s’éloignent : aucun ordre d’extermination totale n’a été donné avant le lancement de l’Opération Barbarossa ; les Einsatzgruppen ont agi dans un premier temps sur la base d’instructions étroitement délimitées, puis ont étendu leur action meurtrière suivant une logique et en fonction d’ordres qui n’ont pas fait l’objet, jusqu’à présent, d’une narration détaillée susceptible de provoquer l’adhésion de la communauté historique ; ce n’est qu’à l’automne 1941 que Hitler décida l’extermination des Juifs soviétiques puis celle de l’ensemble des Juifs d’Europe.

Pour Édouard Husson, au contraire, Heydrich, en accord avec Hitler et Himmler, avait planifié cette extermination dès janvier 1941. La démonstration est parfois passablement embrouillée et difficile à suivre. Cela tient en partie au mode d’exposition strictement chronologique choisi par l’auteur. Il me semble qu’il aurait eu meilleur compte de partir de son intuition, pour la déployer ensuite avec toutes les conséquences qu’elle entraîne pour la compréhension du phénomène dans son ensemble. C’est cette logique d’exposition que je vais reprendre ici : je crois en effet qu’elle rend mieux compte de l’effort de l’auteur, de ses présupposés et des obstacles auxquels il s’est trouvé confronté et qu’il a essayé de franchir de manière plus ou moins satisfaisante suivant les cas.

L’intuition tient en quelques mots : l’exposé de Heydrich lors de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, dont nous connaissons le contenu grâce au seul exemplaire restant du compte rendu, reflète de manière fidèle les planifications élaborées un an plus tôt, en janvier 1941, par Heydrich à l’attention de Hitler. L’auteur pense avoir retrouvé un maillon intermédiaire entre ces deux phases dans un document non daté connu depuis la fin de la guerre, les « directives pour le traitement de la question juive à l’Est » (p. 198-207) ; il le date du printemps 1941. L’homologie est, selon Édouard Husson, tellement parfaite qu’il n’hésite pas, à plusieurs reprises, à citer le compte rendu de Wannsee avant que la réunion ne se soit tenue, pour rendre compte d’états antérieurs de la politique nazie (p. 122-123). Tout se passe ainsi comme si, au lieu d’étudier les esquisses qui ont permis d’arriver au tableau final, on plaquait celui-ci sur celles-là pour s’étonner de la coïncidence. Cette thèse – qui implique que, dès janvier 1941, Hitler avait pris une décision qu’il ferait connaître en novembre suivant, celle d’exterminer tous les Juifs – constitue le cœur du livre et, à coup sûr, sa partie la plus ambitieuse. Le problème est qu’elle est fausse.

Prodromes 1 : Pologne 1939

Avant de justifier cette assertion, je vais m’attarder sur les conséquences que cette erreur a eues dans la compréhension globale de l’évolution de la « solution finale » entre 1940 et 1941 chez l’historien français. Si Husson se distingue de ses pairs sur un point à vrai dire crucial, il les suit en revanche sur quelques autres : ainsi, il n’arrive pas à se départir de l’idée – iconoclaste hier, consensuelle aujourd’hui – selon laquelle le basculement vers le meurtre a été très progressif. Hitler n’a pas décidé de tuer les Juifs en se levant un matin, alors que la veille encore il n’imaginait pas le meurtre possible. Cette radicalisation, Édouard Husson l’observe dès les débuts de l’occupation de la Pologne en septembre 1939, à la suite du pacte germano-soviétique. Il s’appuie en particulier sur des recherches récentes [15] sur cette période longtemps négligée, à tort, par les historiens. Dès l’automne 1939, les nazis ont mis en œuvre un asservissement de la population polonaise qui passait par un programme systématique d’extermination des élites : prêtres, nobles, fonctionnaires, universitaires – et Juifs. Sans doute l’auteur est-il trop tenté de lire cette politique criminelle à rebours, en traçant des parallèles avec ce qui adviendrait deux ans plus tard en URSS, suivant une lecture rétrospective qui ne fait pas assez la place à d’autres évolutions possibles (ces « compossibles non-réalisés » dont parlait Paul Veyne). Mais c’est son mérite d’avoir intégré à son récit les apports les plus récents de l’historiographie.

Prodromes 2 : des chambres à gaz à Madagascar ?

Le deuxième moment fort de cette montée en radicalité est situé par l’auteur durant l’été 1940, au moment où le RSHA travaillait au plan Madagascar. L’auteur, suivant les mots du préfacier, « réussit à montrer l’existence d’une pensée intrinsèquement génocidaire depuis l’été 1940 chez le chef de la Police de sécurité » (p. 11). Examinons les éléments qu’Édouard Husson rassemble pour établir la dimension criminelle de ce plan de transplantation. De ce plan, il nous dit ici qu’il « aurait abouti à la mort de nombreux déportés, sinon de la majorité d’entre eux » (p. 103) et là qu’« une majorité, vraisemblablement écrasante, des victimes d’une telle déportation auraient trépassé durant le trajet ou peu après leur arrivée » (p. 111). La progression entre les deux passages vient à mon sens de ce qu’Édouard Husson, après la seconde citation, esquisse un projet plus radical encore : celui d’une « extinction » de la population juive déportée à Madagascar (p. 112).

Sans doute, le transfert d’environ quatre millions de personnes et leur installation dans un environnement hostile, sans véritables préparatifs, auraient entraîné la mort de dizaines de milliers de personnes, mais il ne semble pas douteux que, dans le même temps, le projet Madagascar supposait la survie à long terme de cette communauté. Les Juifs vivoteraient, ils seraient dans le pire des cas coupés du monde, sous la férule directe du RSHA (Hitler parlait lui d’un « État juif », p. 104). Mais ils survivraient. Si insensés qu’ils nous apparaissent, les plans du RSHA et du ministère des Affaires étrangères étaient en effet soucieux de cette survie : interrogations sur les ressources nourricières de l’île, esquisse d’une économie dirigée autarcique, programmes de grands travaux d’aménagement, etc.

Ces très longs et très détaillés plans élaborés par les deux institutions n’ont ainsi pas pu permettre à l’historien de construire la dimension criminelle du programme. Il arrive à ces conclusions par d’autres voies, en calquant Wannsee sur le plan Madagascar (p. 109). Dans les deux cas, après tout, on prévoit de faire travailler les Juifs, lesquels seraient bien sûr forcés, dans la colonie française, de construire les infrastructures dont leur survie même dépendrait ; la finalité pourrait ainsi avoir été la même. On remarquera ici que, s’il est difficile de dater avec précision le moment où le travail lui-même fut considéré comme une manière comme une autre de tuer le maximum de Juifs, une telle politique fut revendiquée officiellement pour la première fois seulement à Wannsee, par Heydrich, et que l’expression qui la résume et la symbolise le mieux, « l’extermination par le travail », n’a été employée que dans deux documents nazis, à la fin de l’été 1942. Il est donc pour le moins hasardeux de plaquer une conception sur l’autre.

Mais cela a moins de sens encore de supposer que, suivant le schéma explicité dix-huit mois plus tard à Wannsee, on imaginait dès l’été 1940 envoyer des « Einsatzgruppen » à Madagascar, dans le but éventuel de tuer les Juifs qui survivraient à ce travail forcé (p. 112). Des « Einsatzgruppen » à Madagascar, vraiment ? Non, car si l’on revient une page en arrière, on s’aperçoit avec soulagement qu’il s’agissait seulement d’un « Vorkommando de la Sicherheitspolizei » dans lequel l’auteur voyait, à la différence de tous ses prédécesseurs, un premier jalon « de la création d’un Einsatzgruppe » (p. 111), c’est-à-dire d’une de ces troupes mobiles d’exécution qui s’illustreraient en URSS un an plus tard. Dès lors, tout s’explique, et de manière moins dramatique : la Police de sécurité imaginait expédier des millions de Juifs à Madagascar à brève échéance ; il était donc nécessaire qu’un commando de l’institution en charge du programme fût envoyé en éclaireur pour vérifier que les données collectées depuis l’Allemagne étaient fidèles à la réalité du terrain et préparer l’arrivée massive de cette population, au cours des quatre années suivantes. D’ailleurs, selon le Langenscheidts Grosswörtebuch Französisch, un Vorkommando est « un détachement précurseur (chargé de préparer le campement) ». Sic. Rien, vraiment, de criminel à cela.

Mais comment, dès lors, interpréter le fait que Himmler participait dans le même temps à deux réunions d’élaboration concernant la mise à mort des handicapés juifs d’Allemagne (p. 55), dans le cadre de l’Opération T4 d’extermination des malades mentaux, allemands et juifs ? Et était-ce seulement une coïncidence si, au même moment, la Chancellerie du Führer avait proposé ses services pour le transport des Juifs (p. 113), alors même qu’elle pilotait cette opération de meurtre des handicapés en utilisant une méthode, les chambres à gaz, qui serait reprise à une échelle incomparable dans les camps d’extermination ? Dans le premier cas, la réponse est simple. On sait qu’à l’été 1940, Himmler a eu deux réunions avec les responsables du ministère de l’Intérieur : l’historien américain Richard Breitman, sur lequel se fonde Édouard Husson et dont les travaux, souvent pionniers, ne témoignent pas toujours d’un excès de prudence dans le maniement des sources, a indiqué dans Himmler, architecte du génocide, qu’il était « possible » que ces deux réunions – sur lesquelles on ne sait donc rien si ce n’est qu’elles ont eu lieu – aient eu un rapport avec ces questions [16]. La possibilité déjà très hypothétique de Breitman est devenue chez Husson une certitude que je ne partagerai pas.

Quant à la proposition de la Chancellerie du Führer, il n’est pas imaginable que, dans le cas où elle aurait équivalu à une offre de service non pas pour le transport mais pour le gazage des Juifs, elle eût été adressée au ministère des Affaires étrangères, et non, en toute logique, à Himmler ou à Heydrich. L’ambition de la Chancellerie était simplement de faire profiter l’État nazi des capacités d’organisation de transport qu’elle avait acquise avec les malades mentaux, dans ce futur plus ou moins proche où l’Opération T4 serait achevée. Elle se comportait en cela comme toute administration : elle cherchait à préserver son périmètre (voire à l’agrandir) et essayait dans le même temps de mettre un pied dans une opération considérée comme centrale par Hitler, espérant en tirer des bénéfices ultérieurs.

Des chambres à gaz à Madagascar, comme l’implique le récit de Husson, personne dans l’appareil d’État nazi n’a jamais, jusqu’à plus ample informé, imaginé en installer. Il ne semble pas non plus qu’avec de tels arguments la présence d’une « pensée intrinsèquement génocidaire » dans le « Plan Madagascar » puisse être considérée comme prouvée.

Prodromes 3 : les Einsatzgruppen en URSS occupée

Car les preuves deviennent indispensables quand, ayant quitté le domaine malléable par nature de l’interprétation, on prétend établir des faits, à l’opposé de ce que disent explicitement les archives et en rupture avec la tradition scientifique de lecture de ces documents. Une démonstration similaire, plus technique encore, serait souhaitable pour le chapitre consacré aux massacres de juifs par les Einsatzgruppen à l’été 1941. Dans la reconstruction de l’auteur, en effet, à partir du moment où l’intention d’extermination des Juifs est présente dès janvier 1941, il est nécessaire qu’elle ait trouvé une première mise en application sur le terrain dès les mois suivants. À l’inverse donc de la presque totalité des historiens travaillant depuis trente ans cet objet, Édouard Husson estime que des ordres qu’on pourrait qualifier de pré-génocidaires en ce qu’ils ouvraient la voie à l’extermination des femmes et des enfants avaient été délivrés par Heydrich avant l’invasion de l’URSS. Je ne vais pas me livrer ici à cette démonstration, pour une raison simple : on ne prétend pas inverser en dix-huit pages (p. 153-171) une tendance de l’historiographie si marquée qu’elle en paraît irréversible. Sans doute, dans l’évolution chaotique des massacres de Juifs sur les territoires soviétiques occupés, bien des choses nous échappent, et l’on trouve parfois des indications incohérentes. Mais, si ces incohérences rendent insatisfaisantes les récits disponibles en ce qu’ils n’arrivent pas à les intégrer harmonieusement, les objections qu’on pourra faire à l’interprétation hétérodoxe d’Édouard Husson sont encore plus massives, si massives même qu’elles dispensent le spécialiste de la prendre sérieusement en considération. La question qui se trouve en jeu ici est classique : c’est celle de la charge de la preuve.

Un disciple d’Edgar Poe

Reste donc l’intuition centrale, dont on vient de voir quelques-unes des acrobaties auxquelles elle a contraint l’auteur. Elle concerne le compte rendu de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, rédigé par Eichmann après coup, qui constitue, à n’en pas douter, le document maître des études concernant l’extermination des Juifs, et sur lequel une énorme bibliographie s’est concentrée [17]. Ce texte est tristement fameux. Après avoir dressé un rapide historique de la « solution finale », Heydrich, qui présidait cette réunion interministérielle au plus haut échelon de la hiérarchie administrative, exposa le contenu d’un programme que, depuis des mois, en accord avec Himmler et Hitler, il était chargé d’élaborer. Il disait :

« L’émigration doit maintenant être remplacée, avec l’aval du Führer, par l’évacuation des Juifs vers l’Est. […] Dans le cadre de la solution finale, les Juifs devront être utilisés comme force de travail à l’Est avec l’encadrement voulu et dans des conditions adéquates. Les Juifs aptes au travail seront regroupés dans de grandes compagnies séparées selon les sexes, puis déportés vers l’Est en construisant des routes, la plupart d’entre eux étant ainsi probablement éliminés par voie naturelle. Le stock restant à l’arrivée, composé sans aucun doute des éléments les plus résistants, devra être traité de manière appropriée. Au terme de cette sélection naturelle, une libération reviendrait à préserver un noyau fertile à partir duquel un renouveau juif pourrait se développer (voir les exemples fournis par l’Histoire) » [Je reprends ici la traduction du mémorial de la Maison de la Conférence de Wannsee (http://www.ghwk.de/franz/frproto.htm].

Comme on peut l’imaginer, cette présentation a fait l’objet de nombreuses interprétations, souvent contradictoires. Cela tient principalement à ce qu’elle ne coïncide pas avec la manière dont finalement le génocide des Juifs a été réalisé : dans les chambres à gaz d’Auschwitz, de Sobibor, Treblinka ou Belzec, de Chelmno, dans des camions à gaz itinérants, ou sous les balles des unités de sécurité, avec une effroyable rapidité, particulièrement après la fin du printemps 1942. On a estimé parfois qu’il s’agissait là d’un exemple frappant de camouflage, grâce aux ressources de la langue administrative, d’un objectif beaucoup plus brutal et sans doute plus franchement exposé. Dans le silence concernant les femmes et les enfants juifs, on a pu voir une allusion en creux aux camps d’extermination où, après sélection, ils étaient directement exterminés. Une fois encore, l’analyse de ce document complexe, et parfois abscons, a varié au cours du temps, mais on estime généralement à l’heure actuelle que Heydrich avait présenté à Wannsee la politique qu’il imaginait, à ce moment, mettre en place, avec un recours plus ou moins important au travail forcé, conçu comme une méthode parmi d’autres de mise à mort, et parallèlement un programme d’assassinat à grande échelle. Mais l’on ne s’accorde pas sur l’ampleur de cette mise au travail, la période pendant laquelle elle serait appliquée, ni le moment où il faudrait recourir au meurtre.

À cette complexité intrinsèque, Édouard Husson ajoute un élément de confusion. À l’instar du héros de La Lettre volée d’Edgar Poe, il croit avoir découvert le document que tous les historiens cherchaient sans se rendre compte qu’ils l’avaient sous leurs yeux. Dès la fin de l’année 1940 ou au début de 1941, en effet, Heydrich avait rédigé et présenté à Hitler et Göring une première planification de la « solution finale », que nous connaissons seulement par des références indirectes. Ce document fondamental, dont la découverte nous permettrait de mieux comprendre la genèse de ce programme, aurait, à en croire Husson, toujours été là, à portée de vue : il se serait tout simplement agi de l’exposé de Heydrich à Wannsee dont j’ai cité ci-dessus le passage le plus important.

Ma citation diffère en un point important avec la sienne. Selon Husson, ce ne seraient pas « les Juifs » « à l’Est » (c’est-à-dire les Juifs déportés à l’Est) mais les « Juifs de l’Est » (p. 122) qui seraient soumis au travail forcé avant extermination ultime. Pourtant le texte allemand ne laisse pas d’ambiguïté : « Unter entsprechender Leitung sollen nun im Zuge der Endlösung die Juden in geeigneter Weise im Osten zum Arbeitseinsatz kommen ». Mot à mot, on traduirait cette phrase de la manière suivante : « Avec l’encadrement voulu, les Juifs devront dans le cadre de la solution finale être utilisés dans des conditions adéquates à l’Est comme force de travail. » Elle interdit donc l’interprétation de Husson, lequel sait très bien qu’il n’y a qu’une expression allemande pour désigner les « Juifs de l’Est », Ostjuden : il l’emploie deux pages plus loin, et ailleurs encore.

Paradoxalement, c’est cette erreur qui explique tout le livre dense qu’a écrit l’historien français, dans la mesure où elle a suscité une intuition subtile, mais aussi erronée qu’était inexacte sa traduction. Dans sa logique, il est incohérent que Heydrich ait décrit de manière aussi précise, en janvier 1942, le sort à venir des Juifs soviétiques, alors même que, depuis six mois, des centaines de milliers d’entre eux avaient été assassinés dans des fosses communes, sous les balles des unités de sécurité. Pour résoudre cette contradiction, il a imaginé que ce passage renvoyait à un état antérieur de la planification, un an plus tôt. De contradiction, à vrai dire, il n’y en a pas, tant il est frappant de constater que Heydrich au cours de la réunion a évité d’aborder le sort des Ostjuden. Ils ne firent leur entrée dans la discussion que quelques minutes avant la fin de la réunion, par une question du responsable du Gouvernement général qui, s’impatientant de ne rien entendre concernant les Juifs polonais, proposa « que la solution finale soit tout d’abord appliquée sur son territoire ». Elle le fut, certes, mais pas sous la forme que Heydrich avait décrite : dans les chambres à gaz de Belzec, deux mois plus tard.

L’intuition et la preuve

De fait, et d’autres l’avaient remarqué avant lui, les documents administratifs nazis n’étaient pas différents de ceux que produisent toutes les administrations du monde : quand on rédige une nouvelle présentation d’un programme sur lequel on travaille depuis des mois, on ne fait pas table rase de tout ce que l’on a écrit, on reprend des passages de textes antérieurs, qu’on amende le cas échéant. Une chose, cependant, est de constater la migration, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Faye, de cellules discursives entre un texte et l’autre [18]. Mais c’est une autre chose, partant d’un document, d’estimer du bout levé du doigt que telle partie a été rédigée à telle époque, qu’un ajout a été fait à telle autre, que cette précision est venue en dernier lieu. On aimerait certes pouvoir procéder à une telle génétique textuelle, qui approfondirait considérablement notre connaissance. Mais il faudrait pour ce faire disposer d’un ensemble de versions d’un même document. Or, en l’occurrence, on n’en dispose pas. La dextérité avec laquelle Édouard Husson date telle ou telle phrase du compte rendu de la conférence de Wannsee (par exemple p. 321) ou de la lettre de Göring réaffirmant la responsabilité de Heydrich dans la conception de la « solution finale », le 31 juillet 1941 (p. 191-198) ne doit pas impressionner : tant qu’il n’aura pas trouvé d’autres sources confirmant son analyse, on ne pourra la considérer que comme une simple fantaisie.

Ce qu’il faudrait, encore une fois, ce sont des preuves. Édouard Husson croit en avoir trouvé une avec les « directives pour le traitement de la question juive à l’Est », un document rédigé par le RSHA, disponible depuis l’après-guerre dans les archives du procès de Nuremberg, mais peu souvent exploité par les historiens, sans doute parce qu’il n’est pas daté. Ce « document clé pour [la] démonstration » évoque la manière dont, sur les territoires soviétiques occupés, devait être mise en œuvre la politique antijuive. Plus encore, il dessinerait « le tableau complexe d’un projet génocidaire global, qui rendait possible, par des formules codées, la mise à mort rapide d’un certain nombre d’individus [juifs] et qui priverait les autres de leurs repères identitaires et communautaires pour les transformer en main d’œuvre d’immenses camps de concentration » (p. 205-206). Il n’est pas lieu ici d’exposer longuement l’analyse serrée qui permet à l’historien d’arriver à ce résultat. Prenons les choses autrement : Édouard Husson découvre, dans ces « directives », de multiples correspondances avec des questions qui seraient abordées à Wannsee ou des formulations qui y seraient employées. Dans la mesure où il date ce « document clé » de mars 1941, ces correspondances doivent être considérées comme des préfigurations des formules et des idées formulées ultérieurement à Wannsee : c’est d’ailleurs tout le sens de sa démonstration.

Or tout montre que ces prétendues préfigurations sont des réminiscences. En réalité, ces « directives pour le traitement de la question juive à l’Est » ont été rédigées après Wannsee. Et c’est là, non pas une simple déduction, mais un fait, que les archives documentent et que Cornelia Essner a magnifiquement étudié dans un livre important [19]. En réalité, ces « directives » constituent une réponse aux instructions sur le « traitement de la question juive », émises au début de septembre 1941 par le ministère des Territoires occupés de l’Est (Reichsministerium für die besetzten Ostgebiete, abrégé RMO) [20]. Elles en reprennent le caractère détaillé, la structuration par sujets, dont l’intitulé peut d’ailleurs varier entre les différentes versions. Plus encore, on retrouve dans les « directives » du RSHA des phrases entières qui viennent directement des instructions du RMO – et c’est là un exemple frappant et avéré de migration de discours. Un tel état de fait invalide déjà la datation d’Édouard Husson, lequel, sauf erreur de ma part, ne cite pas le document du RMO. Mais il y a plus. Ces instructions reprennent la définition du « Juif », telle qu’elle figure dans un projet discuté et approuvé le 29 janvier 1942, une semaine après la conférence de Wannsee, lors d’une très importante réunion [21]. Qui plus est, le rédacteur reprend ici ou là des formulations assez proches de celles employées à Wannsee par Heydrich, par exemple sur la séparation des sexes [22]. Enfin, les « directives » – rédigées donc après Wannsee et, pour une part au moins, après le 29 janvier 1942 – furent adressées le 4 février 1942 seulement par le RSHA au ministère de l’Est [23], un an presque après la date à laquelle, selon Édouard Husson, contre toute logique, avait choisi de situer leur rédaction. Les « directives » constituent bien un maillon dans l’histoire de la conception du génocide, mais l’historien a placé ce maillon au mauvais endroit de la chaîne, privant ainsi une démonstration peu concluante d’un argument supposé décisif.

De l’erreur

J’arrêterai ici ma démonstration. J’ai relevé un certain nombre d’autres erreurs, mais elles sont moins déterminantes et on aura bien compris que le livre de Husson m’intéressait essentiellement en tant qu’indicateur ou même en tant que symptôme. En traduisant, nous faisons tous des contresens et souvent, comme par un fait exprès, ils s’accordent à la ligne générale de notre démonstration. Des erreurs, chacun aussi en commet : je tiens régulièrement à jour la liste des miennes, mais je renonce de noter celles que je rencontre à la lecture de tous mes prédécesseurs ou collègues, de Hilberg à Friedländer, de Browning à Burrin, parce qu’elles n’attentent pas à l’essentiel. L’erreur fait partie de la science, on doit la regretter et la corriger aussi souvent qu’il est possible, sans s’illusionner toutefois en rêvant au livre parfait. Le livre parfait est celui qu’on n’écrit pas : au sens propre le livre à venir, qui ne verra jamais le jour. S’il existe ainsi une tolérance scientifique en matière d’erreurs, il ne convient pas non plus de les multiplier, ni d’en faire les piliers d’une analyse si radicalement fausse.

Peut-on lire Heydrich et la solution finale comme un indicateur ? On pourrait dire, à tout le moins, qu’il témoigne du niveau de technicité auquel est parvenu le débat sur le processus décisionnel ayant conduit à l’extermination des Juifs. Il suppose en effet d’avoir non seulement une vision généalogique de l’ensemble de l’historiographie, mais également un spectre très large de connaissances, d’autant plus difficile à constituer que les études se sont multipliées au cours des dernières années à un rythme si soutenu qu’il n’est plus possible de les lire toutes. Le coût d’entrée dans le débat est ainsi particulièrement lourd. On pourra supposer, par ailleurs, que l’échec de la démonstration d’Édouard Husson est aussi le contrecoup paradoxal de la maturité de l’historiographie de la Shoah. On l’a vu, cette dernière a été traversée, au cours de ces dernières années, par des évolutions profondes qui tenaient à la fois à un affinement des connaissances et à la nouvelle situation documentaire liée à l’exploitation des archives nazies tenues secrètes par le régime soviétique jusqu’à sa chute. Ces convergences rendent d’autant plus difficile l’éclosion d’hypothèses vraiment neuves dans un domaine aussi souvent arpenté. Sauf exception, l’erreur pourrait, en un sens, constituer désormais la condition nécessaire à l’élaboration de théories se posant en rupture avec la tradition historiographique. Et c’est en ceci, je crois, que le livre d’Édouard Husson pourrait être également vu comme un symptôme. À ce tournant de l’historiographie où tout semble avoir été écrit, comment faire, en effet, sans répéter indéfiniment ses prédécesseurs, pour continuer à écrire l’histoire de ce gigantesque drame ?

par Florent Brayard, le 12 février 2009

Aller plus loin

Sur La Vie des Idées  :

 la recension du livre Saul Friedländer, Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945, par Ivan Jablonka.

 l’entretien « Langue des bourreaux, langue des victimes », avec Saul Friedländer et Pierre-Emmanuel Dauzat.

Pour citer cet article :

Florent Brayard, « Shoah : l’intuition et la preuve. Retour sur le processus décisionnel », La Vie des idées , 12 février 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Shoah-l-intuition-et-la-preuve

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Paris, PUF, 2000. Voir également : Une culpabilité ordinaire  ? Hitler, les Allemands et la Shoah. Les enjeux de la controverse Goldhagen, Paris, François-Xavier de Guibert, 1997.

[2Avec Michel Terestchenko, Les Complaisantes. Jonathan Littell et l’écriture du mal, Paris, François-Xavier de Guibert, 2007.

[3L’Europe contre l’amitié franco-allemande. Des malentendus à la discorde, Paris, François-Xavier de Guibert, 1998  ; Pie XII, le point de vue de l’historien, Paris, François-Xavier De Guibert, s.d.  ; Une autre Allemagne, Paris, Gallimard, 2005.

[4Mario R. Dederichs, Heydrich, Paris, Tallandier, 2007.

[5Christopher Browning, avec la collaboration de Jürgen Matthäus, Les Origines de la solution finale. L’évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939-mars 1942, Paris, Les Belles Lettres, 2007.

[6Saul Friedländer, Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945, Paris, Seuil, 2008. Voir la recension de ce livre par Ivan Jablonka sur La Vie des Idées, 29 février 2008, et l’entretien avec Saul Friedländer.

[7Philippe Burrin, Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide, Paris, Seuil, 1989.

[8Florent Brayard, La «  solution finale de la question juive  ». La technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004.

[9Herma Briffault (dir.), The Memoirs of Doctor Felix Kersten, Garden City, New York, Doubleday, 1947.

[10Dans sa nouvelle biographie de Himmler, Peter Longerich fait un usage plus que circonspect de cette source  ; il ne reprend en particulier pas le passage sur lequel Husson fonde toute sa démonstration (Heinrich Himmler. Biographie, Munich, Siedler, 2008, voir en particulier p. 394 et 972).

[11Peter Witte, Michael Wildt, Marina Voigt, Dieter Pohl, Peter Klein, Christian Gerlach, Christoph Dieckmann, Andrej Angrick, Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42, Hamburg, Christians, 1999.

[12Ibid., p. 259. Sauf erreur de ma part, l’auteur oublie de rappeler ce fait.

[13Ibid., p. 281.

[14La dichotomie entre «  intentionnalisme  » et «  fonctionnalisme  » a servi, un temps, à classer les intervenants dans le débat. Elle est aujourd’hui pratiquement tombée en désuétude, dans la mesure où elle ne permet plus de rendre compte les fractures qui traversent ce domaine d’étude.

[15Michael Mallmann, Bogdan Musial (dir.), Genesis des Genozids. Polen 1939-1941, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004  ; Alexander B. Rossino, Hitler Strikes Poland. Blitzkrieg, Ideology, and Atrocity, Lawrence, University Press of Kansas, 2003.

[16Je me fonde ici sur la traduction allemande du livre de Richard Breitman, Der Architekt der «  Endlösung  ». Himmler und die Vernichtung der europäischen Juden, Paderborn, Schöningh, 1996, p. 185, note 121.

[17Pour ne citer que les plus importants : Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee, Paris, Liana Levi, 1999  ; Kurt Pätzold et Erika Schwarz, Tagesordnung : Judenmord. Die Wannsee-Konferenz am 20. Januar 1942, Berlin, Metropol, 1998  ; Mark Roseman, Ordre du jour Génocide le 20 janvier 1942. La conférence de Wannsee et la Solution finale, Paris, Louis Audibert, 2002  ; Peter Longerich, Die Wannsee-Konferenz Vom 20. Januar 1942 : Planung Und Beginn Des Genozids an Den Europaischen Juden, Berlin, Hentrich, 1998.

[18Ainsi, on trouve dans différents documents l’idée, exprimée à Wannsee, que l’Europe devait être «  peignée d’Ouest en Est  », même si ce dispositif ne sera jamais mis en place (p. 123, p. 221).

[19Cornelia Essner, Die «  Nürnberger Gesetze  » oder Die Verwaltung des Rassenwahns. 1933-1945, Paderborn, Schöningh, 2002 (voir également Florent Brayard, La «  solution finale de la question juive  », op. cit., p. 404 et suivante).

[20Ibid., p. 372.

[21Ibid., p. 372-373.

[22Ibid., p. 373-374.

[23Ibid., p. 372.

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