De quoi les mémoriaux qui apparaissent spontanément après un attentat sont-ils le signe ? Que nous disent-ils de notre société ? À partir d’observations conduites à Paris après les attaques de 2015, Maëlle Bazin éclaire ce phénomène qui a récemment pris en France une ampleur inédite.
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En réaction aux attentats de janvier et novembre 2015 en France, des millions de personnes sont descendues dans la rue pour manifester leur soutien aux victimes et faire front aux terroristes. Des objets et messages furent alors déposés sur les sites des attaques meurtrières, mais également place de la République à Paris, et sur les parvis des mairies en province : fleurs, bougies, peluches, mais aussi des photos, des dessins, et des textes, écrits à la main ou tapés à l’ordinateur. Le phénomène s’est reproduit en 2016, suite aux évènements tragiques de Bruxelles et de Nice. Plusieurs archivistes ont pu collecter une partie de ces témoignages, qui informent sur les réactions sociales que ces attentats produisent. Les Archives de Paris ont ainsi collecté, puis numérisé, plusieurs milliers de documents qui sont aujourd’hui en partie consultables en ligne.
Ces amas d’objets, de végétaux et de messages, d’aspect plus ou moins désordonné, et apparaissant presque immédiatement après les événements, font partie de la catégorie des mémoriaux éphémères : des espaces temporaires de dépôts divers qui se constituent en réponse à la mort soudaine d’une personne ou d’un groupe d’individus connus ou non, généralement identifiés comme des « mauvais morts », c’est-à-dire des personnes décédées dans des circonstances jugées injustes. Ces mémoriaux émergent sur le lieu du drame ou dans des lieux symboliques, ouverts à tous, sans que les objets déposés soient encadrés par une institution ou une autorité supérieure. Ce sont des sites hybrides au sein desquels cohabitent des pratiques de recueillement, de rassemblement, de prière, de dépôt, de lecture, de contestation, et de tourisme.
Nombreux sont les folkloristes, ethnologues, anthropologues et historiens qui s’y sont intéressés, et la liste est déjà longue de recherches publiées ou en cours sur les différents types de sites d’hommages en réaction à des attentats terroristes (ceux d’Oklahoma City, du 11-Septembre, de Madrid et de Londres ou, plus récemment, de Paris et de Bruxelles), des décès de personnalités connues, des fusillades dans des établissements scolaires, mais également d’autres disparitions survenues dans des circonstances tragiques (guerres, manifestations, catastrophes naturelles, accidents) qui ont elles aussi suscité une réaction collective mais dont nous ne ferons pas ici le relevé exhaustif. Les mémoriaux de bord de route, formes particulières de mémoriaux éphémères, ont également donné lieu à une littérature prolifique.
Quels sont les points communs entre ces mémoriaux ? En quoi les mémoriaux post-attentats se distinguent-ils des autres ? Que nous disent-ils de notre société ? Cet article entend répondre à ces questions à partir d’un état de l’art des travaux scientifiques déjà menés sur ce phénomène et de matériaux empiriques inédits : des observations régulières des différents mémoriaux éphémères en réaction aux attentats de janvier et novembre 2015, notamment place de la République, mais également des entretiens semi-directifs avec différents acteurs concernés par ces mémoriaux (services de nettoyage, associations, collectifs) et une veille médiatique. L’enjeu est de saisir la spécificité des mémoriaux post-attentats, à l’heure où ceux-ci prennent une importance particulière en France, et plus largement en Europe, et d’éclairer ainsi ce que toute personne passant par le Bataclan ou la place de la République a pu observer – et peut observer encore aujourd’hui, tant il est vrai que le phénomène s’inscrit dans la durée : à ce jour, des objets sont encore déposés.
Un phénomène récent mais bien documenté
On fait souvent remonter le début des recherches sur le phénomène des mémoriaux éphémères à la publication en 1992 d’un essai du folkloriste américain J. Santino, sur les assassinats politiques en Irlande du Nord. Lui parle d’ « autels spontanés » pour désigner ces espaces composés d’éléments éphémères et « créés sans injonction de la part des institutions religieuses ou de la municipalité » (Santino, 2001, p. 76), afin d’honorer la mémoire des victimes, et d’interpeller l’opinion publique sur ces décès tragiques. Les publications sur le sujet se multiplient par la suite dans les années 2000, explorant des terrains et des objets variés. La littérature est alors essentiellement anglo-américaine, avec en particulier les travaux d’E. Doss (2006, 2008, 2010), et deux ouvrages collectifs majeurs fondés sur des enquêtes ethnographiques : l’un dirigé par J. Santino (2006), et l’autre par P. Margry et C. Sánchez-Carretero (2011). Bien d’autres publications suivront au cours des deux dernières décennies, notamment des travaux plus spécifiquement centrés sur les réponses aux attaques terroristes, tel que El Archivo del duelo (2011) sur les attentats de 2004 à Madrid. En langue française, les publications sont plus tardives ; outre l’ouvrage séminal de B. Fraenkel (2002) portant sur les attentats du 11-Septembre, on peut citer les travaux de G. Truc (2016) sur ces mêmes événements, mais aussi ceux de Madrid et Londres, ainsi que les publications de M. Bazin (2016) et S. Gensburger (2017) sur les attentats de 2015 en France.
Ce décalage peut-il s’expliquer par le développement plus tardif du phénomène en Europe qu’aux États-Unis ? Sur ce point, une généalogie socio-historique de ces pratiques de deuil reste à faire. En effet, si les chercheurs, appuyant leur observations sur des événements ayant eu cours sur les deux, voire trois dernières décennies, soulignent de concert le caractère récent des mémoriaux éphémères, de même que leur multiplication et leur internationalisation, ils ne s’accordent pas sur le point de départ ou les facteurs d’émergence de ce phénomène.
Trois mémoriaux sont cependant régulièrement cités : le Vietnam Veterans Memorial à Washington, qui sauvegarde depuis son ouverture en 1982 les milliers d’hommages déposés par les visiteurs, les mémoriaux créés après la mort de Lady Diana en 1997 et ceux suivant le 11-Septembre, deux événements hypermédiatisés qui ont suscité des quantités considérables de fleurs et de messages. Certaines études attestent néanmoins de mémoriaux éphémères plus anciens, par exemple au XIXe siècle au moment de la mort d’Abraham Lincoln (Margry, Sanchez-Carretero, 2011, p. 8).
La diversité des dénominations utilisées par les chercheurs, mais également par les journalistes, pour désigner les mémoriaux éphémères, est révélatrice de leur nature, et des enjeux sociaux et politiques qu’ils soulèvent. Tantôt mémoriaux, autels, tombes ou sanctuaires, ils sont aussi qualifiés de spontanés, temporaires, éphémères, vernaculaires ou populaires. Une instabilité dans les désignations qui traduit les ambiguïtés de sens possibles pour chacune d’entre elles (Doss, 2008 ; Margry, Sánchez-Carretero, 2011). Si le caractère éphémère est inhérent à l’aspect périssable des hommages soumis aux aléas météorologiques et aux effets du temps, celui-ci peut être critiqué, compte tenu des stratégies de conservation et de l’édification de monuments permanents. Le terme spontané, très largement employé par les médias français pour qualifier les réactions aux attentats au sein de la société, est lui aussi équivoque : si ces mémoriaux apparaissent rapidement sans mot d’ordre ou injonction, ils ne constituent pas pour autant des usages naturels.
Bien qu’impromptus, ces mémoriaux sont des formes délibérément et savamment orchestrées de deuil collectif, des rituels publics destinés à exprimer, codifier et, finalement, à encadrer l’affliction. (Doss, 2008, p. 8)
Enfin, plusieurs auteurs soulignent le caractère non-officiel de ces mémoriaux, qui ne sont pas le fait de décisions politiques venant du haut, mais du peuple, d’où le recours à des expressions comme « altares desde la base », « voice of the people », « of-the-people » ou encore « grassroots memorials ». Là encore, ces usages sémantiques doivent être nuancés, car si les mémoriaux éphémères sont bel et bien le fait de personnes dites « ordinaires » (riverains, passants, touristes, personnes proches ou non des victimes), ce sont aussi des membres d’associations, des élus, des hommes politiques ou des représentants de partis qui viennent déposer des fleurs comme ils pourraient le faire au pied d’un monument officiel. Si nous choisissons ici de privilégier l’expression mémorial éphémère, c’est qu’en français, les termes autel ou sanctuaire tendent à évacuer la charge politique et parfois revendicative de ces espaces, tout en leur donnant une connotation religieuse, alors que ces mémoriaux sont supposés laïques, puisque situés dans l’espace public. Ce choix, toutefois, ne revient pas à nier l’influence incontestable des religions sur le rapport au deuil. Allumer un cierge, déposer des fleurs, adresser un message de condoléances, sont des pratiques relativement usuelles. Et les objets religieux sont des composants parfois centraux des mémoriaux éphémères.
La mort et la commémoration des défunts ont toujours été, sous une forme ou une autre, un élément de la vie publique (processions funèbres, cimetières, cérémonies commémoratives, etc.), mais les pratiques de deuil qu’impliquent les mémoriaux éphémères introduisent deux changements majeurs : une implication élargie du public et une charge performative. En effet, les situations de deuil sont généralement circonscrites à un espace dédié (sépultures, lieux de culte, mémoriaux officiels) et à une temporalité restreinte (veillées, mises en berne, événements commémoratifs). Les mémoriaux éphémères, quant à eux, apparaissent dans l’espace public dans des zones qui ne sont pas usuellement dévolues au recueillement. Temporairement, la fonction sociale de l’espace mobilisé est alors transformée, et tout individu peut y avoir accès et apporter sa contribution.
Ce ne sont pas des tombes attendant leurs visiteurs occasionnels et leurs ornements habituels. Ce n’est pas la famille qui vient visiter la tombe, mais la « tombe » qui vient à la famille – c’est-à-dire au public : nous tous. (Santino, 2006, p.13)
En s’appuyant sur les travaux de J. L. Austin, J. Santino souligne aussi le caractère performatif de ces espaces. Au delà d’une démarche commémorative, les messages déposés dans ces mémoriaux peuvent également appeler à une reconnaissance du drame, invectiver les responsables politiques, demander des changements, et poser des questions.
Les mémoriaux éphémères en France, de janvier à novembre 2015
On peut distinguer deux grands types de mémoriaux éphémères post-attentats : d’une part, ceux qui apparaissent directement sur les sites des attentats, ou à proximité, d’autre part, ceux qui se constituent dans des espaces symboliques comme des places, des parvis de mairies en banlieue et en province, ou encore auprès d’ambassades à l’étranger. Contrairement aux attentats de 2001 à New York, où le site du World Trade Center n’était que décombres, provoquant alors la dissémination des hommages dans les quartiers environnants, les mémoriaux éphémères consécutifs aux attentats de janvier et novembre 2015 en France étaient relativement circonscrits aux zones directement concernées par les attaques, les dépôts envahissant sur plusieurs mètres les trottoirs situés devant les lieux de décès : pour janvier, le quartier autour de la rue Nicolas Appert (rédaction de Charlie Hebdo), la zone sud du boulevard Richard Lenoir (Ahmed Merabet), l’avenue Pierre Brossolette à Montrouge (Clarissa Jean-Philippe) ; pour novembre, devant le Bataclan et le long du boulevard Richard Lenoir, et devant les restaurants et bars La Belle Équipe, La Bonne Bière, le Casa Nostra, le Petit Cambodge, le Carillon et le Comptoir Voltaire. Les lieux du drame deviennent alors des lieux de recueillement.
Ces mémoriaux partagent de nombreuses similitudes dans leur composition avec ceux que suscitent d’autres types de décès tragiques. On y trouve d’abord ce que l’on pourrait désigner comme les invariants du deuil (fleurs, bougies, peluches, objets patriotiques), mais dont la nature et la proportion varient en fonction de la culture du pays et des communautés religieuses en présence (on note la très forte présence de bougies votives dans la gare d’Atocha en mars 2004), de la période de l’année (l’apparition en décembre 2015 à Paris de sapins de Noël après les attentats du 13-Novembre), des défunts (la plus grande quantité d’ours en peluche à Nice en juillet 2016 compte tenu du grand nombre d’enfants parmi les victimes). S’y ajoutent ensuite des éléments propres à l’événement et à la situation géographique du mémorial. Sur le monument de la place de la République, à côté des objets traditionnels et des dizaines de crayons et stylos, déposés là en guise de symboles de la liberté d’expression après les attentats de janvier 2015, on notait par exemple la présence ponctuelle de petits jeux en plastique en provenance des menus enfants des fast-food attenant à la place. Au delà de la nature même des objets déposés, on peut relever le recours intensif à l’écriture, la plupart des hommages s’accompagnant en effet d’un message. Il faut différencier deux types d’écrits : spontanés ou anticipés. La nature de certains supports – page d’agenda arrachée, ticket de métro, serviette en papier ou verso de facture – laisse supposer que leur message a été rédigé sur le moment, avec les moyens du bord. D’autres messages, par leur longueur ou leur sophistication (photomontage, collage, dessin, etc.) suggèrent une préparation en amont. Le site même est également support à écriture, comme en attestaient les milliers de graffitis présents sur le socle du monument à la République.
Les objets déposés dans les mémoriaux, dans leur grande majorité périssables, font souvent l’objet d’une attention particulière visant à retarder la dégradation (mise sous plastique, déplacement des objets), qui témoigne de la forte charge symbolique qui leur est attribuée. Plusieurs chercheurs ont déjà mis en avant ce processus, généralement définis comme un processus de sacralisation :
Comme le sol sur lequel ils sont déposés, ces objets rituels sont en quelque sorte considérés comme sacrés – c’est-à-dire comme des artefacts qui ne doivent pas être détruits. (Senie, 2006, p. 43)
B. Fraenkel, pour sa part, parle d’un « lieu saint », « c’est-à-dire d’un lieu soumis à la sanction » (2002, p. 85). Bien qu’ils ne soient pas régis par un cadre réglementaire spécifique, leur élaboration dépendant « de la créativité des individus et des possibilités offertes par les éléments physiques du site » (Joncas, p. 6), les mémoriaux éphémères font toujours l’objet de restrictions implicites, certaines pratiques y apparaissant comme immorales ou inappropriées : il faut garder une certaine distance physique avec les hommages et ne pas parler trop fort, ni passer devant quelqu’un, éteindre les bougies, déplacer les objets, et encore moins, les jeter. Les comportements prohibés sont donc sensiblement les mêmes que devant un mémorial officiel ou dans un cimetière. Seulement, la fonction de contrôle n’est pas dévolue ici à un agent mandaté, mais à l’ensemble du public présent, et ces règles tendent par ailleurs à s’assouplir, puis à disparaître avec le temps.
En avril 2015, une société privée d’entretien des fontaines a nettoyé le monument de la place de la République, suscitant des réactions indignées. Au même endroit, mais cette fois-ci lors de la COP21, peu de temps après les attentats du 13-Novembre, des militants écologistes, encerclés par les forces de police, se saisissent de fleurs et bougies pour les jeter sur leurs opposants, le tout finissant par un piétinement collectif du mémorial. L’incident est alors relayé par les médias, qui n’hésitent pas à parler de « saccage » et de « profanation ». Au delà de la question de l’imputabilité, le fait même de considérer l’altération – même non intentionnelle – du mémorial éphémère comme un outrage, conforte ce processus de sacralisation. Ainsi n’est-il pas rare que des plaintes s’élèvent dès lors que les services de la voirie entreprennent de toucher aux mémoriaux, à l’instar de ces messages collés sur la façade de l’Hôtel de ville de Rennes après nettoyage : « Qui a fait ça ? Qui a enlevé nos bougies ? Qui a enlevé nos crayons ? Qui a balayé notre colère ? Qui masque nos larmes ? Rendez-nous ce que nous avons déposé ici ! ». Cette attitude protectrice de la part du public tient à un degré de proximité à l’égard des morts commémorés, qu’accentue la médiatisation de ces espaces de deuil. On sait en effet que « plus une personne est familière d’un mémorial et des personnes décédées, plus elle sera respectueuse du phénomène, et plus elle lui attribuera de la valeur » (Margry, Sanchez-Carettero, 2011, p. 22).
À mesure que le temps passe, sans que l’on puisse pour autant définir une « durée » commune à tous les mémoriaux, on observe une baisse de la fréquentation et des dépôts, qui s’accompagne d’un retour progressif aux usages communs de l’espace public dans lequel ils se situaient (Margry, Sánchez-Carretero, 2011, p. 16). Le lieu sacré est alors profané, selon la définition de G. Agamben (2006) : « ce qui a été séparé dans la sphère du sacré » est « [restitué] à l’usage commun ». Ainsi, sur la place de la République, les flâneurs s’assoient de nouveau sur le socle, la fontaine a été remise en service, les dealers sont revenus faire leur commerce, les skateurs se sont ré-appropriés le site. L’investissement progressif des lieux par Nuit Debout a ainsi eu des conséquences paradoxales : d’un côté, les manifestations ont relancé la fréquentation du mémorial, et de l’autre, elles ont accéléré sa banalisation, jusqu’au nettoyage et à la restauration de la statue centrale en août 2016, soit plus d’un an et demi après l’apposition des premiers écrits en solidarité avec la rédaction de Charlie Hebdo. Une multitude de facteurs influe sur la durée de vie des mémoriaux éphémères : outre les possibles incidences météorologiques et les effets du temps, ces objets déposés dans l’espace public urbain font l’objet de différentes interventions de la part de la municipalité concernée, notamment les services de nettoyage, mais aussi d’autres acteurs de la vie publique.
Espaces de deuil entre politiques publiques et luttes symboliques
Comme après les attentats du 11-Septembre, de Madrid ou de Londres, les pouvoirs publics ont accordé un délai particulier pour la préservation des mémoriaux éphémères qui se sont formés en réaction aux attaques de janvier et de novembre 2015. La mairie de Paris et d’autres communes en France ont demandé à leurs services de nettoyage de suspendre ou d’adapter leurs interventions aux abords des sites concernés. Les mémoriaux sont ainsi restés en place plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Leur maintien, tout comme leur retrait, sont cependant tributaires des séquences commémoratives et de l’actualité, et dépendent aussi des rapports de force entre différents acteurs.
Riverains et commerçants sont les premiers concernés par la présence d’hommages dans l’espace public, visuellement, et parfois physiquement, quand ceux-ci constituent un obstacle pour la circulation ou pour l’accès à un magasin. Si les mémoriaux éphémères sont majoritairement bien accueillis dans les jours suivants leur installation, leur présence au quotidien ravive une douleur morale, et occasionne parfois, sur le temps long, un malaise et la sensation de vivre dans un « cimetière à ciel ouvert ». Plusieurs demandes de retrait ont d’ailleurs été formulées par des habitants des quartiers concernés, notamment proches du Bataclan. La venue de « touristes » est vivement réprouvée, tout comme certaines pratiques considérées comme offensantes, au premier rang desquelles le selfie. La distinction entre le visiteur endeuillé (légitime) et le touriste (illégitime) est alors révélatrice des normes sociales qui sous-tendent ces espaces. À l’inverse, certains individus, seuls ou en groupe, prennent des initiatives pour préserver les hommages, et s’auto-investissent d’une mission que l’on pourrait qualifier de gardiennage. Ce fut le cas en particulier du collectif 17 plus jamais, créé quelques jours après les attentats de janvier 2015 pour entretenir le mémorial de la place de la République, et qui organise régulièrement, aujourd’hui encore, des événements commémoratifs sur cette place. D’autres associations créées à la suite des attentats entretiennent également des liens plus ou moins directs avec ces espaces de deuil, à l’instar de l’association de victimes et rescapés Life for Paris qui, à l’occasion du premier anniversaire des attentats du 13-Novembre, a conçu avec les Archives de Paris une exposition constituée d’une sélection de messages recueillis sur les mémoriaux éphémères. Dans la mesure où ils prennent place dans des zones publiques, et souvent de passage, les mémoriaux impliquent aussi, pour de simples raisons d’hygiène et de sécurité, l’intervention des services de nettoyage. Après les attentats de janvier et novembre 2015, les agents de la Circonscription Fonctionnelle de Paris et ceux de la Direction de la Propreté et de l’Eau sont ainsi intervenus à de multiples reprises, pour jeter les végétaux fanés et réduire progressivement les zones afin de limiter leur présence, dans le cadre d’une politique de containment.
Afin de libérer l’espace public sans pour autant donner l’impression de faire brutalement table rase des expressions populaires de deuil collectif, les pouvoirs publics demandent de plus en plus souvent à des services d’archives de conserver le contenu de ces mémoriaux – ce qui revient aussi à leur conférer une certaine valeur « historique ». Les initiatives visant à collecter et préserver le contenu de mémoriaux éphémères se sont ainsi largement développées ces dernières années, à l’initiative de services d’archives municipaux, mais aussi de musées et d’universités : l’Archivo del Duelo à Madrid, les collections Smithsonian du 11 septembre 2001, l’Oklahoma City National Memorial, les collections de l’université A&M sur l’Aggie Bonfire, etc.
En France, après les attentats de janvier 2015, seulement trois centres des Archives municipales françaises – Rennes, Saint-Etienne et Toulouse – ont entrepris de collecter les hommages déposés sur les parvis de leur mairie respective. À Paris, pourtant épicentre des attaques, aucun document n’a été sauvegardé ; seule une cinquantaine d’objets, recueillis par le collectif des Balayeuses Archivistiques LGBT sur le parcours de la marche républicaine, a intégré le fond permanent du MUCEM. Suite aux attentats du 13-Novembre, les initiatives ont été plus nombreuses, et pas uniquement en province puisque les Archives de Paris ont lancé une vaste campagne photographique, doublée d’une collecte d’objets entre décembre 2015 et août 2016.
Bien que les situations d’urgence soient propres au métier d’archiviste, ces collectes apparaissent comme inédites pour un personnel peu habitué à travailler dans un cadre émotionnel chargé, et sous l’œil du grand public et des journalistes. Elles suscitent ainsi de nombreuses questions (Doss, 2010) : quel document doit être récupéré ? Quand ? Les traces de pas, de cire de bougies, font-elles parties intégrantes du document ou doit-on les considérer comme des salissures ? Ces archives sont-elles d’ordre public ou privé ? Ces interrogations concernent aussi bien les modalités de collecte, la pertinence de la restauration, le classement des documents et leur statut juridique, que la valorisation de ces fonds et les problèmes éthiques qu’ils posent. En outre, les collectes ne conduisent-elles pas à clore prématurément un processus collectif de deuil ?
Le phénomène des mémoriaux éphémères et leur patrimonialisation ouvrent ainsi à une réflexion plus générale sur le statut « totémique » de certains objets dans des sociétés régies par la consommation de masse. Dans Le culte du banal, F. Jost décrit l’évolution du rapport à la trivialité dans l’art, et souligne l’influence des artistes du XXe siècle sur notre perception des objets du quotidien.
Que le même objet puisse être considéré comme sacré ou comme quotidien, selon qu’il se trouve d’un côté ou de l’autre d’une enceinte religieuse, atteste que la première ligne de partage entre le déchet et l’objet de culte est délimitée par la valeur d’usage de cet objet. (Jost, 2007, p.14)
L’association Génération Bataclan, créée après les attentats de novembre 2015, milite pour l’édification d’un monument sur le boulevard Richard Lenoir et présente sur son site la liste des projets. L’un d’eux, intitulé « Le mur de la liberté », propose d’exposer sous plexiglas les hommages aux victimes, sur le lieu même des premiers mémoriaux éphémères. L’artiste revendique sa filiation avec le « travail plastique d’Arman, et de ses “accumulations”, dans la mise en scène d’objets réels qui sont les témoins d’un présent ». Cependant, là où les artistes du siècle dernier portaient un discours de dénonciation de la sur-consommation par l’accumulation d’objets manufacturés usagés, les objets issus des mémoriaux éphémères ne sont pas considérés ici comme des détritus, mais au contraire, comme des hommages, où la valeur symbolique dépasse la fonction primaire d’usage. La dégradation de l’objet contribue même à son authenticité. L’accumulation, de dénonciatrice devient ainsi salvatrice, tous ces objets-mémoriaux apparaissant comme autant de preuves d’une société unie dans le deuil et l’épreuve terroriste.
On peut, pour conclure, s’interroger sur la médiatisation de ces mémoriaux éphémères. Dans les premières heures, voire les premiers jours qui suivent une catastrophe humaine ou naturelle, les sites du drame ne sont généralement pas accessibles, ce qui conduit les journalistes à se tourner vers d’autres lieux emblématiques pour couvrir l’événement. Les mémoriaux éphémères constituent des espaces médiagéniques où les expressions populaires sont présentées comme autant de preuves d’une émotion spontanée, authentique. Colorés, vivants, mouvants, ils nourrissent les attentes esthétiques d’une iconographie médiatique en quête de symboles. De plus, en tant que lieux de rassemblement, ils offrent aux journalistes un terrain pour des interviews. Cette médiatisation, à l’évidence, contribue à l’internationalisation du phénomène tout autant qu’à sa ritualisation. Si les médias d’information façonnent les représentations sociales du deuil, il faut également souligner le rôle de la fiction. Il est ainsi courant d’observer la présence de mémoriaux éphémères dans les décors de nombreux films pour symboliser la mort tragique de personnages principaux ou secondaires. Certaines productions audiovisuelles intègrent même dans leur scénario des références à l’actualité, ce qui a été le cas pour les événements de 2015 et 2016 dans la série française Plus Belle La Vie. Ces « effets de réel » renforcent ce que F. Jost a désigné comme un « no genre’s land », où une image peut aussi bien appartenir à un reportage qu’à une série télévisée. Les médias d’information comme les œuvres de fiction contribuent ainsi à entériner les mémoriaux éphémères comme pratiques de deuil, tout en standardisant leur composition.
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Pour citer cet article :
Maëlle Bazin, « Quand la rue prend le deuil. Les mémoriaux éphémères après les attentats »,
La Vie des idées
, 26 mai 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Quand-la-rue-prend-le-deuil
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