Olivier Tinland revisite le continent hégélien en se concentrant sur le thème de « l’idéalité ». Une exposition rigoureuse de l’idéalisme de Hegel qui laisse cependant en suspens la question de son éventuelle actualité.
À propos de : Olivier Tinland, L’idéalisme hégélien, CNRS-éditions
Olivier Tinland revisite le continent hégélien en se concentrant sur le thème de « l’idéalité ». Une exposition rigoureuse de l’idéalisme de Hegel qui laisse cependant en suspens la question de son éventuelle actualité.
Vers 1800, des étudiants berlinois auraient canardé de pierres les fenêtres de Fichte afin de lui démontrer l’existence des choses extérieures. Une fois les fenêtres brisées, preuve était faite de l’existence réelle des choses face à ce Moi que le philosophe avait prétendu absolu. Hormis le caractère injuste de cette critique de facto envers la doctrine de Fichte, l’anecdote témoigne de la mauvaise réputation, parmi les milieux philosophiques de l’époque et même auprès du grand public, dont souffrait l’« idéalisme ». Dans sa Critique de la raison pure et dans ses Prolégomènes, Kant s’était déjà attelé à une réfutation en règle de « l’idéalisme au sens traditionnel qui consiste à mettre en doute l’existence des choses » pour lui opposer un « idéalisme critique » d’après lequel « il n’y a de vérité que dans l’expérience ». Après lui, nombreux furent ceux, de Marx à Adorno en passant par Nietzsche et Heidegger, qui, chacun à leur manière, soulignèrent les impasses conceptuelles auxquelles mène une doctrine de pensée, « l’idéalisme », dont l’appellation est pourtant très loin d’être contrôlée.
À observer les débats contemporains, fortement influencés par les « maîtres du soupçon » précités, il n’est pas sûr que l’idéalisme ait depuis lors gagné en légitimité philosophique. Au contraire, il semble aujourd’hui totalement discrédité en raison de sa prétention, jugée péremptoire, de fournir grâce à « l’idée » un principe ultime de vérité. C’est l’un des grands mérites de l’ouvrage publié par Olivier Tinland que de réhabiliter un idéalisme bien compris : l’idéalisme hégélien. On doit à la plume de Hegel la sentence lapidaire : « toute vraie philosophie est un idéalisme ». Tinland nuance d’entrée de jeu en remarquant qu’à l’inverse tout idéalisme ne satisfait pas forcément au principe de la vérité philosophique. L’objet de sa recherche est alors de déterminer le sens précis de « l’idée » (ou encore de « l’idéalité ») que Hegel a été amené à introduire au sein du discours philosophique dans le but d’« accomplir » la métaphysique occidentale qui va de Platon à Kant.
Tinland nous rappelle que, pour Hegel, il n’y a de philosophie qu’idéaliste. Il nous fait ainsi comprendre toute l’importance de son objet d’étude non seulement pour les commentateurs hégélianisants mais aussi, plus généralement, pour les philosophes soucieux du bien-fondé de leur démarche. Si l’on admet avec Hegel qu’« une philosophie est idéaliste, consciemment ou non, pour peu qu’elle s’engage dans l’explication du réel et la soumission de celui-ci à un principe explicatif » (p. 167), reste cependant à démarquer la « vraie philosophie » de ses autres succédanés. Hegel avait pris soin de distinguer, à des fins pédagogiques (puisque la distinction est posée dans ses Leçonssur l’histoire de la philosophie) entre trois types d’idéalisme : « l’idéalisme objectif », « l’idéalisme subjectif » et « l’idéalisme absolu ». Chacun de ces idéalismes fournit un « principe explicatif » de la réalité. Tandis que le premier s’appuie sur le principe naïf et dogmatique d’une idée-chose immédiatement présente dans la réalité, « l’idéalisme subjectif » avance le principe critique d’une idée-sujet constitutive de la réalité dans les rapports réflexifs qu’elle entretient avec cette dernière. L’« idéalisme absolu » – dont se réclame (à demi-mot) l’hégélianisme – consistera à démontrer le caractère unilatéral et inadéquat de ces deux principes. Le principe de « l’idéalité » que Hegel leur oppose correspondra au mouvement propre à la « vraie philosophie » en ce que celle-ci « entend rendre compte, d’un même geste, du statut de la réalité, de la manière dont nous nous rapportons à elle et de la manière dont le savoir se rapporte à la question de sa propre possibilité et validité » (p. 9). Plutôt que d’un « principe explicatif » sur lequel l’ensemble de la réalité viendrait se fonder ou se réfléchir, mieux vaudrait alors parler d’un principe d’« explicitation » (ibid.) du discours philosophique dans ses rapports de vérité au réel. Principe de « l’idée absolue » qui suppose en outre que la réflexivité du savoir philosophique est celle, progressive, de la réalité en cours de vérification, et non pas d’un Moi.
L’enquête menée par Tinland autour du sens inédit de « l’idéalité » chez Hegel se déroule elle aussi en trois temps (ce qui, même de la part de quelqu’un de récalcitrant à l’image trompeuse mais néanmoins tenace de l’hégélianisme comme pensée synthétique de la triplicité, ne doit pas surprendre). « Ontologie », « réflexion », « idéalisme », tels sont les philosophèmes que Tinland soumet à des analyses aussi minutieuses que fécondes, en s’appuyant sur les textes parfois les plus ardus du corpus hégélien (y compris celui, particulièrement retors, de la Science de la logique dont la mobilisation se justifie amplement au regard de sa section finale intitulée « l’idée »). En forçant quelque peu le trait et en prenant au mot la thèse selon laquelle toute philosophie est idéaliste, on pourrait affirmer que les trois étapes qui scandent son ouvrage répondent aux trois idéalismes ‘pédagogiquement’ distingués par Hegel. L’idéalisme objectif deviendrait alors « idéalisme ontologique », l’idéalisme subjectif « idéalisme réflexif » et l’idéalisme absolu « idéalisme (véritablement) idéaliste ».
Dans la première partie, la question est soulevée de savoir si l’hégélianisme, en substituant sa « logique objective » à « la métaphysique d’antan », ne ferait pas que prolonger l’ontologie classique de l’Ecole allemande (Leibniz et Wolff) sans prendre acte de sa condamnation par Kant au nom du « tribunal de l’expérience ». À l’encontre de certains commentateurs peu « charitables », Tinland nous convainc du contraire : non, Hegel n’incarne pas « une régression dogmatique en deçà des avancées du criticisme kantien » (p. 51). Face à la radicalité du jugement porté par Kant sur le réalisme naïf de la metaphysica generalis (réalisme dogmatique qui s’apparente en fait à un idéalisme réifié), Hegel a voulu apporter « une réponse proprement postkantienne aux objections du criticisme à l’endroit de l’ancienne métaphysique » (p. 52). Une réponse de ce type passe certes, dans le sillage de Kant, par une « autocritique immanente des concepts » (p. 88) véhiculés par la métaphysique traditionnelle, mais tout autant par une contestation du partage, lui-même « dogmatique », de l’empirique et du transcendantal d’où était parti le sage de Königsberg.
Tinland suggère un parallèle intéressant (indiqué par Hegel lui-même) entre les « engagements ontologiques » sous-jacents à « l’ontologie » traditionnelle, à la « réflexion » critique et à « l’idéalisme » véritable, et les différents âges de la vie : à l’enfance de la métaphysique classique succéderait la crise d’adolescence provoquée par le scepticisme humien et le criticisme kantien, que seule la maturité de l’identification spéculative de la pensée et de l’effectif aura permis de dépasser. Abstraction faite de son caractère grossièrement schématique, le parallèle nous présente, par une image simple, la manière dont « l’ontologie » et la « réflexion » constituent autant de moments et d’étapes nécessaires à la progressive maturation du discours philosophique. Avant d’accéder à l’âge mûr, la « vraie philosophie » idéaliste aura d’abord dû mettre en question les catégories naïvement réalistes héritées de son enfance. Et s’il est vrai, comme nous l’apprend un autre type de discours (psychanalytique), que nous ne sortons jamais complètement de l’enfance, il ne sert à rien de vouloir radicalement la critiquer. En faisant en sorte que sa logique spéculative « prenne la place » de la métaphysique d’autrefois, il s’agit bien pour Hegel de liquider avec toute la patience requise du concept l’ontologie classique, au lieu de la refouler brutalement et d’encourir le risque de son retour.
Au cœur de la deuxième partie se trouve une discussion serrée du rapport, mêlé d’admiration et de réticence, qu’entretient l’hégélianisme avec le projet fichtéen d’une « doctrine de la science ». Hegel a clairement fait sien l’appel lancé par Fichte en vue d’une « autoréflexion » du kantisme. Là où Kant, dans les limites imparties par son analytique transcendantale, en restait au niveau d’une réflexion qui mettait au jour les catégories de l’entendement susceptibles d’être appliquées dans notre connaissance du monde, Fichte franchit le pas supplémentaire d’une « ‘réflexion au carré’ qui caractérise en propre le projet de l’idéalisme allemand » (p. 104). Pour Tinland, plus qu’au statut problématique de la « chose en soi » chez Kant, c’est en effet au déficit de réflexivité de la Critique de la raison pure que les « idéalistes allemands » voulurent en premier lieu s’attaquer.
Bien que Hegel ait directement hérité, selon ses propres termes, de cette « révolution philosophique opérée en Allemagne », il entend aussi, comme Fichte avant lui vis-à-vis de Kant, se détacher de la « lettre doctrinale » du fichtéanisme pour mieux s’inspirer de son « esprit spéculatif ». En accord sur ce point avec le jeune Schelling, il objecte que la « doctrine de la science » pourrait bien en bout de course s’achopper sur un « dogmatisme subjectif » ayant pour seul principe « l’assurance » (Versicherung) vide et indémontrable d’un Moi absolu. Le « dogmatisme subjectif » de la philosophie idéaliste moderne et le « dogmatisme objectif » de l’ancienne métaphysique seraient alors renvoyés dos à dos. Or c’est justement sur fond de soupçon à l’encontre d’un Moi « haïssable » (pour reprendre la formule pascalienne citée par l’auteur) que Hegel a été en mesure de devenir véritablement hégélien. L’une de ses innovations philosophiques majeures, comme le montre Tinland, réside dans l’hypothèse, paradoxale, d’un « soi immanent au contenu », c’est-à-dire d’une réflexivité au travail en deçà de la conscience subjective. Le glorieux sujet moderne, tombant de son piédestal, se trouve ainsi « finitisé » ou encore « hétéronomisé ». Tinland rappelle à ce propos la place charnière qu’occupe la Phénoménologie de l’esprit dans la trajectoire de Hegel. En écho critique à la doctrine fichtéenne de la science, la « science de l’expérience de la conscience » en laquelle consiste la Phénoménologie a notamment pour effet de « décentrer » la conscience idéaliste vis-à-vis de ses certitudes soi-disant absolues. Lors du parcours phénoménologique, la raison idéaliste apprend à ses dépens que « ce qu’
En traitant des objections adressées par Hegel à « l’idéalisme subjectif » de Fichte, Tinland nous donne un premier aperçu de ce que le philosophe souabe entend par « l’idéalité ». Comprise en son sens spécifiquement hégélien, l’idéalité désigne la « non-réalité de tout point de vue fini en regard de la totalité du processus dialectique qui le sous-tend » (p. 135). L’idéalité conçue comme finité du fini, l’idée dont l’absoluité est le parfait synonyme de la réflexivité du relatif, du relatif qui se relativise en se pensant comme tel, contient en elle une critique puissante parce qu’immanente du couple de frères ennemis que forment malgré eux le « dogmatisme subjectif » et le « dogmatisme objectif » (ou encore : « l’idéalisme subjectif » et « l’idéalisme objectif »). L’un et l’autre élèvent indûment au rang de principes tantôt la conscience subjective, tantôt la réalité objective, alors que ces principes prétendument infinis ne sont en vérité que des « moments » relatifs et finis d’un même processus « idéel » plus large qui prend chez Hegel le nom (trop bien connu pour être véritablement connu) de « dialectique ». Toutefois, la relativisation du fini ne désigne encore que le « côté négativement-rationnel » de la dialectique, côté sur lequel Tinland peut s’appuyer quand il qualifie l’hégélianisme d’« ambitieuse critique autoréflexive de la métaphysique » (p. 9). À cela s’ajoute le « côté rationnellement-positif » [1] de l’idée dialectique, auquel la dernière partie de l’ouvrage est consacrée. L’exercice relève de la gageure quand on sait que Hegel lui-même y voyait la part de la « vraie philosophie » la plus « mystérieuse » et la plus difficile d’accès à notre pensée trop humaine d’entendement.
Tinland surmonte la difficulté en revenant sur la polémique avec Schelling. Les deux camarades de Tübingen ont très tôt partagé une définition commune de l’absolu (qui seul est vrai !) comme « indifférence totale du subjectif et de l’objectif ». Rien d’étonnant donc à ce que Hegel perçoive en la philosophie schellingienne un « idéalisme absolu ». Mais la louange s’avère, comme souvent chez lui, à double tranchant. Car Schelling représente la « dernière philosophie » ... avant la sienne, dans la mesure où, par défaut de méthode, sa conception de l’absolu ne fait encore qu’abstraitement « juxtaposer » l’un à côté de l’autre les termes pourtant constitutifs et vivants de la contradiction qu’est fondamentalement l’idée absolue. Là contre, Hegel maintient que la dialectique de l’idée n’est pas une méthode quelconque en vue de s’acheminer vers une science encore à faire, mais bien la méthode de la science en train de se faire. Il peut alors développer, en guise de substitut à la traditionnelle « théodicée », une « épistémodicée » (dixit Tinland). Le but de cette dernière, but ancré à même sa démarche, est de patiemment expliciter l’ensemble des conditions de possibilité d’un discours philosophique vrai sur le monde tant naturel qu’historique. Ce discours, Hegel le déroule tout au long de sa Realphilosophie, c’est-à-dire de sa philosophie de la nature et de sa philosophie de l’esprit. Ainsi l’idée logique, qui servait de point d’amorce au système encyclopédique, fournit en même temps « la clé spéculative d’une autoréflexion conséquente de la rationalité à l’œuvre dans l’activité philosophique » (p. 224) en ses différents domaines (philosophie de la nature, anthropologie, psychologie, théorie sociale et politique, esthétique, philosophie de la religion).
Que faire alors aujourd’hui, sur une scène philosophique où les principaux acteurs se disent volontiers « non-métaphysiciens », voire « post-métaphysiciens », de l’« idéalisme hégélien » ? Tinland n’aborde pas de front la question, réservant sa réponse à un ouvrage ultérieur, mais les résultats qu’il nous livre creusent d’ores et déjà des pistes prometteuses. Sur le versant « négatif » de la dialectique, l’hégélianisme offre une formidable machine de guerre contre les dogmatismes métaphysiques, qu’ils soient d’obédience objectiviste ou subjectiviste, et contre leurs prétentions respectives à fonder le réel sur un seul et même principe (l’idée-chose ou l’idée-sujet). À ce titre, sa critique immanente de la métaphysique n’a rien à envier à la destruction heideggerienne, ni à la déconstruction derridienne ni même à la dialectique adornienne du non-identique.
Sur le versant « positif » de l’idée dialectique, les choses – comme tend à le suggérer Tinland – paraissent plus compliquées. Mais il suffit par exemple de se rappeler l’opération de dépouillement, rendue possible par l’hégélianisme, d’un Moi qui, sous ses habits d’absoluité, parade en fait nu, pour se convaincre également de ses apports positifs. Le thème spéculatif d’une « pensée objective » [2], qu’entrouvre la Science de la logique, s’écarte de l’ontologie classique et de son réalisme enfantin, sans pour cela basculer dans une capricieuse « métaphysique de la subjectivité ». Il annonce sur bien des points les tentatives contemporaines (néo-freudienne, post-wittgensteinienne) de saisir, à revers du « je pense » de la tradition cartésienne et kantienne, la complexité autrement plus fructueuse du « ça pense ».
Dans un passage de la troisième partie, Tinland signale l’hypothèse, en apparence farfelue, d’un « idéalisme animal » chez Hegel qui vient en fait corroborer le motif spéculatif d’une « pensée objective » : si les êtres vivants n’ont pas des idées (au sens de représentations mentales), ils sont par contre la manifestation en acte de l’idée (en son sens typiquement hégélien). Autrement dit, avec Hegel, la conscience de soi, l’homme, l’esprit perdent le monopole de l’idée, qui, en tant que structure logique, trouve dès lors à se manifester dans d’autres formes de vie (naturelle et socio-historique) que celle de la subjectivité. En cela, comme l’écrit Tinland, « l’idéalisme absolu n’est pas d’abord un style de pensée, mais une manière d’être caractéristique des étants finis, une certaine façon de se tenir dans la réalité – ou plutôt comme réalité – sur le mode de la présence ‘idéelle’ » (p. 176).
À mille lieux donc du reproche de « spiritualisme » qui lui a si souvent et si injustement été adressé, l’hégélianisme pourrait bien avoir quelque air de famille avec, par exemple, « l’humanisme naturaliste » d’un John Dewey ou du jeune Marx. On peut d’ailleurs regretter que Tinland, en se focalisant surtout sur sa dimension théorétique, néglige l’aspect pratique (pour ne pas dire pragmatiste avant la lettre) de l’idéalisme hégélien [3]. Hegel avait pourtant fait dépendre la vérité de son idéalisme de formes même inchoatives d’« activité » et de « volonté libre », par opposition à la fausseté non-philosophique de la position réaliste qu’induit subrepticement la conscience théorique [4]. Il pouvait ainsi déclarer que « l’animal, déjà, n’a plus cette philosophie réaliste car il consomme les choses et démontre par là qu’elles ne sont pas absolument subsistantes par soi » [5]. Au demeurant, c’est de cette part de vérité contenue dans l’insistance propre à l’idéalisme sur « l’aspect actif » - que se réclameront, à leur manière, tant Marx (dans la première des Thèses sur Feuerbach) que Dewey (en développant contre celle du spectateur une théorie épistémologique de l’acteur-participant).
Que l’animal pratique une philosophie idéaliste, voilà qui rend plus net encore le tour de force effectué par Hegel lorsqu’il identifie la « vraie philosophie » à son idéalisme. Non pas au sens où la philosophie aurait d’abord affaire à des idées qui, une fois appliquées à la diversité du réel, correspondrait ensuite comme par miracle avec lui, mais au sens où l’idée dont le système philosophique se veut l’auto-exposition méthodique à travers la diversité de ses manifestations désigne le processus de vérification (ou d’effectuation) au travail dans le réel. Tinland mentionne en note que « l’idéalisme absolu » de Hegel mériterait pour cette raison, en la compagnie prestigieuse de Platon, l’appellation (non encore officialisée) d’« hyperréaliste » (p. 202). Avec la particularité notoire que cet « hyperréalisme » évacue d’emblée toute philosophie réaliste. Sous une perspective hégélienne, cette dernière relève en effet du même oxymore qu’une peinture réaliste. Au nom d’une réalité prétendument pure, la philosophie réaliste et la peinture réaliste tendent à nier, de manière contradictoire, leur propre activité qui consiste à expliquer philosophiquement et à peindre artistiquement le réel. Il ne peut en toute rigueur y avoir de philosophie ni de peinture réaliste, dans la mesure où la ‘réalité’ visée par le réalisme renverrait à des faits bruts, immédiatement donnés, que l’activité philosophique et picturale laisse tout sauf intacts. Pour Hegel, tout réalisme est un « idéalisme objectif » inconséquent (inconséquent parce qu’il s’ignore en tant qu’idéalisme), de la même façon que l’« idéalisme subjectif » ne fait en définitive qu’établir un dogme nouveau, celui d’un « réalisme de la subjectivité » (p. 193).
L’auteur reste pourtant moins enthousiaste (ou plus prudent) que son lecteur. Dans le bref épilogue qui clôt l’ouvrage, Tinland demande, parmi une série d’autres questions : « Peut-on encore tirer des bénéfices spéculatifs substantiels du paradigme autoréflexif tel que Hegel l’a défini, sans avoir à assumer, de manière plus ou moins explicite, le lourd fardeau de sa métaphysique de l’idée absolue ? » (p. 236). La question taraude l’esprit de celles et ceux qui, aujourd’hui, souhaitent prolonger le geste hégélien. À suivre les débats récents sur « l’actualisation » de l’hégélianisme, il semble que le problème ait au départ été mal posé sous la forme d’une alternative tranchée : Hegel avec ou sans la métaphysique, comme s’il s’agissait tout bonnement de séparer le bon grain de sa pensée dialectique de son ivraie métaphysique [6]. Face à cette alternative stérile, la recherche de Tinland marque une claire avancée en nous montrant en quoi l’idéalisme hégélien ne signifie pas une rechute dans « l’ancienne métaphysique » pré-kantienne et comment sa méthode « explicitative » réussit à prendre définitivement congé des tentatives de « fonder » ultimement le réel sur un quelconque principe.
Sans préjuger de ses prochaines publications [7], l’étude de Tinland laisse cependant en suspens la question essentielle de savoir si nous partageons encore les enjeux du « champ de bataille » sur les ruines duquel s’édifia le système hégélien. Sommes-nous toujours intéressés par la querelle entre objectivisme et subjectivisme ? On peut en douter [8]. Ce doute n’implique cela dit pas de cantonner Hegel aux grimoires d’histoire de la philosophie. Par sa manière proprement dialectique de conserver et de surmonter tout à la fois les termes de la querelle qui tirailla la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, l’hégélianisme en est venu à endosser un rôle de transition entre la pensée moderne et la pensée contemporaine. Transition qui est intimement liée à l’« accomplissement » qu’il a voulu produire en critiquant et transformant à la fois les métaphysiques (« métaphysique de l’objectivité » et « métaphysique de la subjectivité ») qui le précèdent [9]. Pour le dire succinctement, Hegel aura, d’une part, rendu possible un « apaisement » du discours philosophique jusqu’alors pris dans une « oscillation intenable » [10] entre l’idée-chose et l’idée-sujet, entre ontologie et réflexion, entre réalisme et criticisme. Mais, d’autre part, il aura dans un même élan ouvert la philosophie à des problématiques nouvelles, encore à explorer, parmi lesquelles le thème d’une « pensée objective », avec ses multiples répercussions, apparaît comme l’un des plus saillants.
On connaît le mot fameux de Merleau-Ponty : « Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle ». On oublie trop souvent de relever le motif pour lequel, selon lui, la pensée contemporaine s’origine dans l’hégélianisme. C’est que, ajoutait Merleau-Ponty, « Hegel inaugure la tentative d’explorer l’irrationnel et l’intégrer à une raison élargie qui reste la tâche de notre siècle » [11]. Plutôt que sur l’axe strictement épistémologique du sujet et de l’objet, ne serait-ce pas sur celui plus vaste d’une raison philosophique qui, sans rien sacrifier de la rigueur méthodique de son discours, s’élargit en se confrontant à ses autres – que se jouerait depuis deux siècles la contemporanéité de l’hégélianisme ? La raison philosophique face à ses autres, que cette altérité soit celle de la nature, de l’histoire ou d’autres types de discours (l’art, la religion, les sciences), a en effet acquis un statut de leitmotiv dans la pensée contemporaine. Or, ce leitmotiv, Hegel aura été l’un des premiers à l’orchestrer. Quoi qu’aient pu en dire certains de ses héritiers ingrats [12], son système n’a rien d’une totalité close, hermétique, fermée sur elle-même. L’image d’un « cercle des cercles », dont le philosophe berlinois fait parfois usage pour représenter l’idée dialectique, n’équivaut pas à un impossible encerclement de la pensée, mais au mouvement immanent à la pensée. Le mouvement dialectique de l’idée est ce par quoi la pensée est sans cesse poussée à entamer de nouvelles circonvolutions autour de ses objets, qui, à leur tour, pris par cette dynamique, sont tout sauf des points fixes et immobiles. Un extrait de l’Encyclopédie cité par Tinland confirme cette dynamique indissociable de la pensée et de ses objets : « l’idée est elle-même la dialectique qui éternellement sépare et différencie l’identique à soi du différent » (p. 200).
Notre désintérêt contemporain, en grande partie dû à Hegel, pour les débats autour du sujet et de l’objet n’enlève cependant rien à la pertinence des résultats obtenus par Tinland dans son étude. Ces résultats demeurent salutaires face aux résurgences toujours possibles des vieilles querelles métaphysiques. L’idéalisme hégélien garde de précieux effets thérapeutiques en réponse au faux problème que continuent de poser, ici et là, dans des formulations nouvelles, les liens de l’esprit et du monde [13]. Mais l’efficacité du remède hégélien doit surtout nous inciter à en rechercher plus profondément, plus positivement, la composition. Elle résiderait, en somme, dans son abandon de la conception classique de la vérité en termes de correspondance entre la connaissance et l’objet (que cette correspondance soit du ressort du sujet connaissant ou de l’objet de la connaissance), au profit de « l’idée vraie » comme congruence immanente de l’idéel et du réel. Où « l’idée vraie », conformément au thème spéculatif de la « pensée objective », n’est pas une « idée du vrai », une simple représentation subjective que nous apposerions sur une réalité extérieure, mais « le vrai comme tel », le travail de vérification dont le réel est animé. Dans son livre, Tinland n’insiste pas plus longuement sur la radicale nouveauté que représentent les notions d’ « idée vraie » et de « congruence » chez Hegel, même s’il en offre, au passage, un commentaire éclairant et stimulant : « L’idée hégélienne ne ‘correspond’ à rien, puisque c’est en elle que se définissent les coordonnées conceptuelles présidant à l’établissement [de] toute correspondance : aussi la vérité qu’elle incarne ne saurait-elle être définie communément comme ‘l’accord d’un objet avec notre représentation’, mais plus énigmatiquement, comme ‘accord d’un contenu avec lui-même’ » (p. 201).
Le caractère « énigmatique » d’un contenu réel qui, sous couvert de « l’idée vraie », s’avère en accord avec lui-même ouvre le discours philosophique à une « philosophie du réel » (Realphilosophie), à une enquête méthodique sur la « vérité » des différentes formes d’existence [14]. La « vraie philosophie » à laquelle nous invite Hegel après nous avoir « apaisés » des querelles métaphysiques d’antan n’est autre qu’un discours mettant systématiquement à l’épreuve les diverses façons pour l’idéel et le réel de « congruer ». Une telle investigation philosophique porterait, parmi d’autres choses (la liste, non-exhaustive, de ces objets de pensée est à retrouver dans les différentes parties du système), sur les manières dont un animal parvient à se maintenir en vie, sur les liens qui se tissent entre des amis leur permettant de « se connaître soi-même dans l’autre », sur les rapports que la constitution politique d’un État entretient avec les citoyens qui en animent les structures institutionnelles ... Ces modes multiples de « congruence » se caractérisent en outre par leur structure « contradictoire », par leur conflictualité constitutive (qui s’exprime dans la mort de l’animal, les disputes entre amis, la crise de légitimité de l’État). Le fait de « congruer » n’a rien d’une belle unité immédiate ou préétablie entre l’idéel et le réel, mais témoigne au contraire de l’écart, de la faille, du manquement, bref de la « négativité », qui conditionne tout processus de vérification. C’est sans doute par son attention portée au « négatif » que l’idéalisme hégélien, malgré son « hyperréalisme », échappe à un certain platonisme. Et c’est en tout cas d’elle que partiront les « jeunes hégéliens » et d’autres après eux pour développer à leur tour un discours critique sur ce qui existe (ou plutôt : sur ce qui prétend exister mais ne parvient pas à se maintenir dans sa propre contradiction). En ce sens, les « jeunes hégéliens » sont plus « métaphysiciens » qu’on ne le croit d’habitude [15]. Marx, par exemple, contestait moins l’idéalisme de Hegel que l’abstraction de son idéalisme, par quoi il visait la difficulté de sa logique spéculative à se convertir en « philosophie du réel ».
Les partisans actuels de ce type de philosophie devraient-ils pour autant arborer fièrement la bannière de « l’idéalisme », avec le risque de raviver chez leurs adversaires les vieilles querelles associées à ce mot lui aussi devenu vieux ? Pas nécessairement. Peut-être le temps est-il venu d’assumer résolument nos origines hégéliennes et d’entériner la nouvelle expression d’« hyperréalisme critique » dans notre vocabulaire philosophique.
par , le 12 décembre 2013
Louis Carré, « Pourquoi encore l’idéalisme ? », La Vie des idées , 12 décembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-encore-l-idealisme
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[1] Sur le double versant, négatif et positif, de la dialectique, voir Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Paris, Vrin, 2012, § 79, p. 167.
[2] Ibid., remarque au § 24, p. 115 : « Qu’il y a de l’entendement, de la raison dans le monde, cela veut dire la même chose que ce que contient l’expression : ‘pensée objective’. Mais cette expression n’est pas commode, précisément parce que le terme de ‘pensée’ n’est employé trop couramment que comme renvoyant à l’esprit, à la conscience, et que celui d’ ‘objectif’, de même, n’est employé avant tout qu’à propos de ce qui ne relève pas de l’esprit ».
[3] La chose est d’autant plus regrettable que Tinland a co-dirigé un passionnant numéro de revue consacré à Hegel pragmatiste ? (Philosophie, n° 99, 2008).
[4] Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 2013, remarque au § 44, p. 191-192 : « Si pour la conscience, pour l’intuition et la représentation, les prétendues choses extérieures ont l’apparence de la subsistance par soi, la volonté libre est en revanche l’idéalisme, la vérité d’une telle effectivité ».
[5] Ibid., addition au § 44, p. 617.
[6] Voir à ce sujet l’utile mise au point que constitue l’ouvrage collectif J.-F. Kervégan et B. Mabille (dir.), Hegel au présent. Une relève de la métaphysique ?, Paris, CNRS-éditions, 2012.
[7] Signalons déjà son article « Hegel et l’épuisement du réalisme », in J.-F. Kervégan et B. Mabille (dir.), Hegel au présent, op. cit., p. 423-436, où Tinland examine, de manière encore programmatique, la possibilité d’un « réalisme post-hégélien ».
[8] C’est ce doute qu’a exprimé notamment Richard Rorty dans L’homme spéculaire (Paris, Seuil, 1990) et qui l’a conduit à abandonner tout projet néo-kantien de « théorie de la reconnaissance ».
[9] Dans sa contribution à l’ouvrage collectif précité (J.-F. Kervégan et B. Mabille (dir.), Hegel au présent, p. 51-64), Franco Chiereghin évoque la « mort » et la « transfiguration » de la métaphysique chez Hegel. Expressions à connotation théologique que ce dernier n’aurait d’ailleurs nullement reniée.
[10] Les formulations sont empruntées à John McDowell et à son programme, à bien des égards « néo-hégélien », en philosophie de l’esprit et de la connaissance, exposé dans L’esprit et le monde (Paris, Vrin, 2007).
[11] M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 109.
[12] Ibid., p. 110 : « il n’y a pas, dans l’ordre de la culture, de tâche plus urgente que de relier à leur origine hégélienne les doctrines ingrates qui cherchent à l’oublier ».c
[13] Voir par exemple la manière dont McDowell, dans L’esprit et le monde, retraduit la querelle de l’objectivisme et du subjectivisme sur le terrain de la philosophie analytique contemporaine.
[14] Tinland résume très justement l’idéalisme hégélien à « l’étude génétique du partage multiple qui s’instaure entre l’idéel et le réel et de leur identification au sein d’un unique processus d’auto-engendrement de la vérité » (p. 205).
[15] Voir la démonstration livrée par Jean-Francçois Kervégan pour le « jeune hégélien » que demeure Habermas dans « Une pensée non-métaphysique de l’action », in J.-F. Kervégan et B. Mabille, Hegel au présent ?, op. cit., 283-309.