Ce qui frappe d’emblée, lorsque l’on jette un coup d’œil rétrospectif à l’œuvre de Miguel Abensour, c’est la grande diversité des thématiques et des auteurs sur lesquels celui-ci travaillait, qu’on ne peut cependant appréhender dans toute sa richesse qu’à condition de prendre en compte la trame d’ensemble qui la sous-tend : que ce soit à propos de sa réflexion sur la démocratie sauvage, de son travail sur le lien entre mélancolie et révolution chez Auguste Blanqui et Walter Benjamin, de son interrogation sur la pensée d’Emmanuel Levinas, notamment à propos du rapport entre éthique et politique, Miguel Abensour se sera toujours efforcé de penser la possibilité de l’émancipation en donnant à l’utopie toute sa valeur, entendue non comme le balbutiement d’un projet révolutionnaire en bonne et due forme, mais dans un lien indissoluble avec la démocratie, comme la forme même de la politique. C’est dans ce cadre que les hommes cherchent à se libérer de la domination en ouvrant dans le présent des brèches par où ils se montrent capables d’imaginer autre chose, en ménageant ainsi la possibilité de rompre avec la malédiction du pouvoir lorsqu’il est celui qu’exerce un homme sur un autre homme, et non la puissance d’agir en commun.
Miguel Abensour sera en effet toujours resté fidèle à l’interrogation qui fut la sienne, quand à l’orée des années 1970, il avait soutenu (sous la direction de Gilles Deleuze) une thèse de doctorat sur la relation qu’entretenait Marx à l’utopie. À rebours du marxisme sclérosé qui dominait encore à l’époque, M. Abensour défendait l’idée que la pensée de Marx contenait des éléments d’utopie qui lui étaient constitutifs [1]. Devenu par la suite professeur de Science politique aux universités de Dijon, de Reims, puis de Paris-7, directeur de collection aux éditions Payot, tout en restant très attaché au Collège international de Philosophie dont il fut le président au milieu des années 1980, M. Abensour ne cessa d’explorer cette sorte de « continent noir » que fut l’utopie, trop souvent dépeint par la bien-pensance libérale comme matrice d’une politique mortifère, ou caricaturé par le marxisme dogmatique comme rêve naïf d’une société meilleure mais privée des moyens de le concrétiser.
Pour une critique de la politique
C’est, semble-t-il, de ce mouvement pour redécouvrir la dimension d’utopie qui ne cesse de travailler les sociétés dans leur désir, parfois obscur, de se transformer, mais aussi de parcourir les œuvres de pensée en ce qu’elles contiennent de novateur, quand bien même elles ne présentent pas comme révolutionnaires, que nous devons partir, si nous voulons saisir la singularité d’une pensée comme celle de M. Abensour, dans la pluralité de ses dimensions : il faut en effet distinguer son versant critique, où celle-ci est comme portée vers ce qui n’est pas encore, de son versant interprétatif, où elle se voue à garder en mémoire les trames d’utopie qui ont marqué l’histoire et portent en elles les promesses d’autres mondes. Ces deux dimensions ne sont toutefois absolument pas exclusives l’une de l’autre, elles se recouvrent à bien des moments et à bien des endroits. À cet égard, la collection « Critique de la politique », que dirigea pendant plus de quarante ans M. Abensour, d’abord aux éditions Payot, et depuis 2016 aux éditions Klinsckieck, incarne parfaitement cette volonté de ne jamais séparer le mouvement de critique d’un travail patient de relecture, où les œuvres de pensée se voient interprétées en fonction de leur force d’invention, bien au-delà d’une exégèse érudite confinant à l’académisme. Par cette expression, « critique de la politique », M. Abensour entendait nommer une constellation de penseurs travaillés par un désir commun de liberté, ainsi que de pratiques et d’événements qui attestent que les humains peuvent trouver en eux-mêmes les moyens de sortir de la servitude. Selon le manifeste de la collection, ce geste critique se caractérise par le choix d’un point de vue bien déterminé : réfléchir la question politique et écrire à son sujet en se plaçant du côté des dominés [2]. C’est pourquoi, en refusant d’étayer son exigence démocratique radicale sur un fondement philosophique qui se donne pour indiscutable, la critique de la politique s’exprime ici et maintenant, du côté de « ceux d’en bas », selon les termes choisis par M. Abensour [3], dans un geste de rupture avec des positions de surplomb qui ont trop souvent justifié les dérives autoritaires, pour ne pas dire totalitaires, des politiques imposées d’en haut à des masses foncièrement rétives.
Ce que partagent à cet égard des auteurs aussi divers que Maximilien Rubel, Claude Lefort, Theodor W. Adorno, Pierre Clastres, Hannah Arendt, William Morris, ou Walter Benjamin, dont M. Abensour aimait nourrir sa pensée, c’est sans doute une certaine sensibilité libertaire, une inclinaison à penser la politique du point de vue de la grande masse, pour qui l’état d’exception s’avère finalement la règle [4]. Une préoccupation récurrente traversait en effet l’œuvre de M. Abensour : « pourquoi la majorité des dominés ne se révolte-t-elle pas ? » Et les auteurs qu’il lisait et interprétait ou même publiait apportent autant de lumières à l’exploration de cette énigme initialement, et génialement selon lui, formulée par La Boétie [5] De ce point de vue, M. Abensour était un éditeur pour qui l’acte de publication était un acte de pensée à part entière. On peut du coup considérer la collection « Critique de la politique » à la manière d’un espace où s’est vue diffuser, non la pensée d’un maître ou d’une figure tutélaire à destination d’un public avide d’adhésion, mais des explorations utopiques de la réalité sociale et politique, à travers les recherches originales de penseurs soucieux de dessiner les formes d’une politique où se verrait abolie la division entre les hommes faits pour commander et ceux voués à l’obéissance.
Ce que n’est pas l’utopie
La grande originalité de la réflexion sur l’utopie menée par M. Abensour est de ne jamais déconnecter celle-ci d’une interrogation plus large à propos des formes que devrait prendre la démocratie entendue en un sens authentique : penser l’utopie, c’est d’emblée considérer la possibilité d’une politique qui se manifeste par le refus pur et simple de toute domination, donc de la scission qui sépare les hommes ayant titre à gouverner et les autres. Or en refusant de penser ensemble, comme cherche à le faire M. Abensour démocratie et utopie [6], on manque ce qui fait au fond la spécificité, respective de la démocratie et de l’utopie : c’est dès lors ouvrir la porte à l’idée d’un immanquable glissement de l’utopie vers le totalitarisme.
L’argument qui traverse nombre de textes que M. Abensour consacre à ce sujet consiste à pointer le double contresens couramment fait sur la question. D’après lui, on a tendance à voir dans l’utopie la matrice d’une conception de la société à venir, qui vise ce qui doit être – la cité idéale – sans prendre en compte la réalité banale de ce qui est. L’utopie se condamne dès lors à un double écueil : elle se voue d’abord à l’impuissance, puisqu’en se référant à l’idéal d’une société juste sortie tout droit de l’imagination humaine, l’utopie se montre dans l’incapacité de fournir les moyens susceptibles de faire un tant soit peu coïncider l’idéal et le réel. C’est notamment Engels qui a systématisé ce type de critique à l’encontre de l’utopie, en accréditant l’idée que le « socialisme scientifique » dépasse sur le plan théorique le « socialisme utopique » et constitue la théorie à laquelle la praxis révolutionnaire doit se référer pour se montrer efficace [7], cette opposition de la science et de l’utopie ne se trouvant pourtant, ainsi que le rappelle M. Abensour, à aucun moment chez Marx [8]. Mais ce n’est pas le seul reproche qui est communément adressé à l’utopie. Un lieu commun très répandu consiste à faire de l’utopie la matrice du totalitarisme : selon cette perspective, l’utopie deviendrait des plus dangereuses lorsqu’elle cherche, au-delà d’une simple rêverie inconsistante mais sans dommage pour le réel, à mettre en œuvre l’idéal de la société juste. Ce mouvement de concrétisation implique, à suivre cet argument, de concevoir la réalité sociale comme un objet manipulable selon la volonté des réformateurs. On imposerait alors à la société un idéal schématique sur lequel celle-ci, pourvu de ses inévitables défauts, doit nécessairement se modeler, avec pour effet néfaste la mise en œuvre d’une politique coercitive qui élimine les forces sociales rétives à cette tentative. Il conviendrait donc de sauvegarder la démocratie et le désir légitime de liberté de sa perversion dans les chimères d’une utopie mortifère, puisqu’en prétendant changer la société sans prendre en compte sa réalité factuelle, dont le propre est de ne pas être modelable à l’infini, l’imaginaire utopique déboucherait immanquablement, une fois au pouvoir, sur une politique forçant les hommes tels qu’ils sont à rentrer dans le moule de ce qui doit être [9].
M. Abensour entend défendre l’idée opposée, à savoir qu’il n’y a aucun lien intrinsèque entre l’utopie et le totalitarisme : pour lui, la domination totalitaire, dont l’origine est à chercher dans le bolchevisme, s’est précisément édifiée sur la répression des tendances utopiques qui avaient animé les débuts de la révolution russe, et rendu possible la création d’authentiques organismes démocratiques comme les conseils ouvriers [10]. Le contresens tient selon M. Abensour à l’assimilation sans nuances de l’utopie au mythe de la société idéale, miraculeusement réconciliée dans le silence des dissensions, alors que c’est au contraire le projet totalitaire de société intégrée qui entretient ce fantasme porteur de mort [11]. L’apport essentiel de M. Abensour à la question de l’utopie a justement été de rompre avec cette mythologie de la « bonne société », qui aurait surmonté les antagonismes sociaux et qui, comme rendue transparente à elle-même, met précisément, si l’on n’y prend garde, l’utopie en péril. Car il y a sur ce plan un danger qui guette l’utopie : l’histoire au cours du XXe siècle a en effet fourni maints exemples de ce à quoi la perversion du projet révolutionnaire consistant à transformer radicalement la société peut mener, lorsqu’il est mu par un désir de reconstruction intégrale de l’humanité et d’une refonte de ses composantes essentielles. Pour ne prendre que ce seul exemple tant il est central : alors qu’il avait figuré au début du vingtième siècle le projet d’une société libérée de la misère et de l’exploitation, le communisme en est sorti sous le visage inverse de l’aliénation, comme si était par là accréditée l’idée que tout désir d’émancipation radicale devait immanquablement se renverser en son contraire et déboucher sur la tyrannie. Du coup, et c’est un argument qui occupe une place centrale dans la réflexion de Miguel Abensour, l’histoire des révolutions a fini, sous la houlette notamment de l’historien François Furet, par être assimilée à l’histoire de l’oppression, l’idée même de révolution n’étant désormais pensable qu’à travers la catégorie de totalitarisme.
Le tournant de 1989, marqué donc par la chute du communisme soviétique, a ainsi eu pour conséquence la victoire de la démocratie libérale en renvoyant aux oubliettes de l’histoire, non seulement les tyrans dont la politique désastreuse se sera traduite par une défiguration du projet de société émancipée, mais également tous ceux qui avaient participé à ces multiples expériences révolutionnaires (des journées parisiennes de Juin 1848 à la révolution spartakiste de 1919 en passant par la Commune de Paris) anéanties dans le sang. C’est donc à travers un effort de réflexivité critique, qui place l’utopie aux prises avec ses propres points aveugles et ses dérives mortifères, qu’il devient dès lors possible de se prémunir, autant qu’il est possible, du risque toujours présent d’un renversement du projet d’émancipation en son contraire, pour parler comme le faisaient Theodor W. Adorno et Max Horkheimer à propos des Lumières [12].
Le nouvel esprit utopique
Le travail effectué par M. Abensour autour de cette constellation d’auteurs (William Morris, Pierre Leroux, Martin Buber, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Emmanuel Levinas), mais aussi de moments qu’il désigne par l’expression de « nouvel esprit utopique », revêt de ce point de vue une importance considérable, tant il a apporté un éclairage nouveau sur une thématique centrale de la pensée politique, en bouleversant les données du problème et en se donnant les moyens de le reposer dans toute sa complexité, loin des poncifs évoqués plus haut. On doit sur ce plan remarquer dans le travail de M. Abensour quelque chose comme une reprise du geste de déconstruction accompli par Jacques Derrida, qui avait montré que le moment de la différence était constitutif du principe même de l’identité, ce qui devait conduire à rendre illégitime tout effort pour coïncider avec soi dans un mouvement d’absorption sans restes du dehors et de l’altérité [13]. Les hommes rassemblés dans une communauté particulière qui contribue à leur fournir une identité ne doivent donc pas se refermer sur eux-mêmes, en cherchant à se protéger ainsi de tout ce qui pourrait s’y introduire et venir la modifier. De ce point de vue, une société, pas plus qu’un individu, ne doivent succomber au fantasme d’avoir atteint leur forme parfaite qu’il suffirait de simplement reproduire. Ce qui caractérise précisément pour M. Abensour ce nouvel esprit utopique est la volonté marquée de renoncer au mythe de la société parfaite, purifiée de la présence menaçante de l’histoire et de son irréductible contingence. Cet effort s’exprime d’après lui par la rupture avec l’image de la terre promise et du retour au foyer natal, qui va de pair avec une conception renouvelée de l’utopie où la séparation se voit assumée comme telle : nous sommes ici très loin de l’idéal d’une communauté fusionnelle où les hommes renoncent à ce qui fait leur unicité au profit de leur insertion dans une totalité qui implique la négation de leur singularité [14].
Si ce nouvel esprit de l’utopie a le regard tourné vers le futur dans la quête renouvelée et interminable d’un ailleurs possible, c’est dans un rapport constitutif avec le présent, sans cesse travaillé par cet appel vers autre chose. Que l’utopie et la démocratie soient pensables ensemble se comprend si l’on commence par admettre que c’est ici et maintenant que les hommes doivent changer la vie : c’est en effet au cœur du présent que la création cherche à se faire jour, le temps de l’indétermination créatrice venant faire brèche au sein d’un processus temporel causalement déterminé. À suivre M. Abensour, le fait qu’il n’existera jamais aucune société absolument juste ne signe donc pas l’échec de l’utopie, ni ne signifie qu’une telle idée soit vaine, absurde ou même dangereuse ; c’est là au contraire ce qui la rend, non seulement possible et désirable, mais même nécessaire. Que l’homme ne puisse coïncider avec lui-même, que la société ne parvienne à se clore sur elle-même en devenant une société parfaite, sont en réalité pour lui de faux problèmes. Le futur ne constitue pas le point d’aboutissement d’un processus historique où les souffrances du présent seraient enfin rachetées, l’utopie ne fournit pas les clefs pour accéder à un état du social hors-pair caractérisé par la conciliation généralisée et la fin de la conflictualité, dont M. Abensour, dans la lignée de Claude Lefort, estimait qu’elle formait la dimension par excellence de la liberté humaine [15].
La distance entre ce que les hommes cherchent à être et ce qu’ils sont effectivement – c’est précisément pour M. Abensour cet écart que l’utopie vient signifier – ne doit pas être comprise comme une déficience, au sens d’une faille au cœur de l’être, qui ne se donnerait pas d’emblée mais seulement au terme du devenir. Elle signifie au contraire, à suivre du moins Hannah Arendt, l’une des références centrales de M. Abensour, que l’action n’a pas un début et une fin que l’on pourrait distinguer une fois pour toutes. Du coup, ce qui donne sens à l’action n’est pas le mouvement de dépassement du présent vers un futur posé comme son terme définitif, mais le fait d’ouvrir une brèche dans le temps et d’inaugurer un commencement nouveau par où la création et l’imprévisible puissent naître [16]. C’est en ce sens que l’on peut voir dans l’utopie une figure qui se conjugue au présent, à l’inverse de ce projet pervers de création d’une humanité nouvelle qui implique le rejet de tout ce qui, au sein d’un présent imparfait, ralentit la marche de l’histoire vers le bonheur intégral.
Vers une philosophie politique critico-utopique
La réflexion de M. Abensour sur l’utopie, qui constitue en quelque sorte la trame sous-jacente à partir duquel on peut nouer les fils de son œuvre, est donc marquée par le souci très net de ne jamais perdre de vue les conditions historiques qui rendent possibles, mais aussi pensables, l’éclosion de cet esprit utopique inédit. On l’a vu juste avant, c’est dans un geste de rupture avec toute politique messianique axée vers un futur rédempteur que s’est élaboré cet imaginaire nouveau. De ce point de vue, le présent structuré par la conflictualité propre à la vie démocratique constitue la dimension essentielle de ces formes d’utopie novatrices, mobilisées par l’exigence tenace de changer la vie ici et maintenant et le refus corrélatif de sacrifier le présent au profit des lendemains qui chantent. En ce sens, ce serait plutôt la philosophie politique, dont l’origine remonte à Platon, qui se signalerait par la volonté d’imposer à une réalité sociale, foncièrement rétive à cette opération de mise en ordre, ses normes propres suivant une idée du Bien commun posée a priori [17]. Le philosophe Karl Popper est le premier à avoir formulé cette idée, qu’il faut comprendre dans sa perspective comme la mise en question d’une forme de constructivisme où à partir d’une simple idée du Bien et du Juste, on prétend édifier un nouveau corps social et de nouvelles institutions dans leur intégralité. Ce qu’affirme M. Abensour est cependant très différent, et contrairement à K. Popper, n’implique nul refus de l’utopie. Pour lui, le chef d’accusation dressé habituellement à l’encontre de l’utopie (refus de tenir compte du monde tel qu’il est, focalisation unilatérale sur les principes au détriment de l’expérience politique vécue par les hommes) peut se retourner, si l’on suit la piste interprétative qu’il emprunte à propos d’Hannah Arendt, contre la philosophie politique toute entière marquée par son origine platonicienne, et dont elle n’aura jamais réussi, d’après lui, à se démarquer complètement.
Le principal défaut qui entache ainsi la philosophie dans sa tentative pour penser la politique, en lui fournissant de la sorte son instrument de mesure et les critères qui la rendent légitimes, consiste dans sa grande difficulté à concevoir l’action politique autrement que comme un mode de la théorie, ou si l’on préfère, comme une activité devant se régler suivant des normes qui lui sont extérieures [18]. M. Abensour rejoint ici Hannah Arendt mais également Cornelius Castoriadis, dans leur critique commune de l’ontologie politique platonicienne [19], ou encore Jean-François Lyotard : la pensée de Platon amène en fait à comprendre la politique, non pour elle-même en tant que domaine des affaires humaines, qui possède sa consistance et sa dignité propres, mais en fonction de la philosophie, dont elle ne constitue qu’un domaine entièrement subordonné, c’est d’ailleurs ce qui l’autoriserait à penser les problèmes de la cité dans les termes de la philosophie politique, pour reprendre la lecture d’Arendt par M. Abensour [20].
On ne doit cependant pas penser que M. Abensour rejette par principe la philosophie politique, en tant qu’elle serait grevée de lourds postulats métaphysiques impropres à respecter la condition de la pluralité sans laquelle il n’y a pas pour les êtres humains d’existence politique comme telle. Ce qu’il cherche, c’est redonner toute sa valeur à la philosophie dans son projet pour saisir ce qui se joue d’essentiel avec la politique, qui ne renvoie pas à une structure ontologique sous-jacente dont elle ne serait qu’une expression dérivée, mais doit s’appréhender selon la phénoménalité qui lui est propre, libérée de la tentation d’une unité surplombant la multiplicité humaine [21]. Cette volonté de nouer pensée et expérience dans un rapport intrinsèque à la pluralité est ce qui place la philosophie politique critique à laquelle travaillait M. Abensour à égale distance de ceux qui entendaient restaurer la philosophie politique dans la spécificité de son questionnement contre le réductionnisme sociologique et de ceux, qui à l’opposé, cherchaient à contester ce mouvement de retour à la philosophie politique. Selon les premiers, il est fallacieux de poser la question politique dans le seul cadre d’une science qui se donne d’emblée ses catégories (l’État, le pouvoir, le droit, la justice...) comme quelque chose allant de soi et limite son champ d’investigation à la description analytique des phénomènes politiques, sans interroger plus loin leur essence et les principes d’où ils tirent leur réalité. Le but de la pensée philosophique, si elle veut rester fidèle à la démarche qui est normalement la sienne, doit précisément chercher à fonder en raison les institutions politiques, par la comparaison des mœurs et des pratiques politiques effectives à un étalon de mesure fixé en amont. Les seconds, qui s’inscrivent en général dans une filiation bourdieusienne, cherchent à contester ce mouvement de retour à la philosophie politique en quoi ils voient, sous couvert de renaissance d’une discipline mise à l’éteignoir par l’essor des sciences sociales, un mouvement de restauration de la vieille tradition conservatrice revisitée au goût du jour. Selon eux, le principal défaut de la philosophie politique, pour ainsi dire inhérente à sa nature, réside d’abord, en termes méthodologiques, dans son idéalisme, qui l’enferme dans une recherche spéculative privée de ses soubassements empiriques ; mais aussi, et peut-être plus lourdement encore, dans ses difficultés pour mettre en question le monde social et y apporter un éclairage critique, sa focalisation sur la recherche des fondements ne lui permettant pas de porter une véritable attention à la réalité des luttes sociales et de la conflictualité politique. La seule critique qu’elle pourrait soutenir serait de déplorer les antagonismes qui déchirent la cité et mettent à mal le souci philosophique pour la mise en ordre indexée à une rationalité placée en position de surplomb.
Or, à suivre M. Abensour, s’il convient de ne pas réduire la question de la politique à la question du pouvoir, notion elle-même abusivement assimilée à la domination [22], il ne faut pas non plus accepter les présupposés d’une discipline académique, vouée à fonder en droit la réalité « démocratique » contemporaine dans le cercle d’une raison étroitement circonscrite au régime représentatif et à l’État de droit, comme si il n’y avait nulle alternative entre, d’un côté, une démocratie vouée aux gémonies en tant que régime politique voué à masquer aux dominés la réalité de leur domination, et de l’autre, une démocratie qu’il ne faudrait pratiquer qu’avec modération pour ne pas sombrer dans la démesure revendicative du « toujours plus de droits » [23]. D’après M. Abensour, la politique contient bien plus que la politique, au sens où peuvent l’entendre les gestionnaires de la chose publique, elle contient des promesses enfouies et des significations endormies en l’attente d’un éveil, elle est travaillée par des impulsions et un goût pour la liberté qui ne sacrifie nullement à l’exigence d’égalité [24].
Penser l’anarchie démocratique
Le geste critique par lequel M. Abensour entendait dessiner les contours d’une pensée de la démocratie ouverte au « tout-autre », où puissent se réactiver les virtualités émancipatrices dont sont porteuses les actions mues par le désir de liberté, même les plus infimes et les insignifiantes au regard de l’histoire universelle, permet de penser une politique « an-archique », au sens le plus pertinent du terme, qui ne peut se prévaloir d’aucune autorité sous-jacente lui conférant sa légitimité, et doit donc se composer en vertu de la créativité dont peuvent faire preuve les individus rassemblés au sein de structures collectives.
Il faut sur ce plan pointer dans le travail de M. Abensour un mouvement de mise en question de l’État, fidèle à une inspiration et à une sensibilité libertaire qui parcourt son œuvre. Son interprétation de Marx illustre parfaitement ce geste critique dirigé contre l’État. L’intérêt de la relecture qu’a pu mener M. Abensour de certains textes de Marx, sans doute un peu oubliés, notamment la Critique de la philosophie politique de Hegel, est d’abord d’avoir insisté sur la dimension proprement politique de la pensée de Marx, trop longtemps négligé par l’historiographie marxiste traditionnelle qui voit en lui un théoricien de l’économique, voire du social, mais en aucune façon un penseur du politique, fut-il critique, et de la démocratie [25]. Si l’on se réfère par exemple aux textes écrits à chaud par Marx à propos de la Commune de Paris, on comprend ce que cherche à montrer M. Abensour en affirmant que l’œuvre de Marx a toujours été traversé par le désir de penser la « vraie démocratie » à travers une critique radicale de l’État : l’interprétation proposée par M. Abensour consiste à faire ressortir l’insistance marquée par Marx à mettre en question l’État en tant que forme politique essentielle, et pas seulement dans son contenu conjoncturel. Marx développerait ainsi une pensée de la « vraie démocratie », qu’il est nécessaire de concevoir comme l’avènement d’une forme politique mobilisant le désir de liberté et qui se constitue contre l’État dans un mouvement d’insurrection permanent [26] Pour M. Abensour, toute la valeur attachée par Marx à la commune de Paris en tant qu’événement révolutionnaire et donc novateur tient avant tout à son caractère authentiquement démocratique.
Ce dont il s’agit ici, par l’expression « vraie démocratie », consiste à penser non pas tant un régime politique parmi d’autres, fut-il le meilleur ou le moins pire, qu’une expérience politique qui renvoie à une forme d’action particulière venant contester l’ordre de la domination instituée. Ce mouvement est indéfini, il est impossible de lui assigner un terme déterminé où l’on pourrait dire qu’il a atteint son but. En ce sens, il est utopique, sans lieu à proprement parler où il viendrait s’accomplir dans la forme idéale enfin réalisée de la justice et des rapports sociaux. De ce point de vue, la démocratie pour M. Abensour ne constitue ni le meilleur des régimes, ni un moindre mal, elle rend compte de ce que peuvent faire en commun des hommes lorsqu’ils agissent mus par un désir partagé d’égalité et de liberté.