Recherche

Recension

Migrer et souffrir

À propos de : Simeng Wang, Illusions et souffrances. Les migrants chinois à Paris, Éditions Rue d’Ulm


par Dominique Vidal , le 31 janvier 2018


Télécharger l'article : PDF

Une enquête ethnographique déconstruit l’image de communauté homogène qu’ont les immigrés chinois en France. En étudiant les souffrances diverses des sans-papiers, intellectuels exilés et jeunes qualifiés, elle parle aussi, en creux, des transformations de la Chine contemporaine.

En dépit de leur importance numérique, les populations d’origine asiatique restent peu étudiées en France par rapport aux immigrations postcoloniales. De cette méconnaissance résulte un ensemble de stéréotypes qui, en les essentialisant, différencient ces populations des immigrés et descendants d’immigrés du continent africain, en insistant, entre autres, sur leur prétendue bonne intégration dans la société française. Les Chinois, dont le nombre de primo-arrivants était estimé à 450 000 en 2012, n’échappent pas à cette image. On les présente ordinairement comme un groupe discret, soucieux de faire parler de lui en bien, en dépit de poncifs récurrents sur un ethos communautaire propice à des activités illégales. Dans ce livre tiré de sa thèse, Simeng Wang montre pourtant qu’on ne saurait parler de ces migrants comme d’un groupe homogène, et, dans ce dessein, elle choisit de prendre pour objet leurs souffrances et celles de leurs descendants. Une enquête ethnographique de 4 ans en région parisienne l’a conduite sur des terrains variés (structures de soins psychiatriques, écoles, associations, lieux de travail, domiciles familiaux) où sa maîtrise du mandarin et du français lui a permis de jouer le rôle d’interprète et de médiatrice. En observant des familles chinoises dans des espaces qui sont aussi différentes scènes sociales, elle est parvenue à saisir la complexité de pratiques diverses.

Après une introduction qui expose l’objet, les enjeux et la méthodologie de sa recherche, S. Wang en présente les résultats dans 6 chapitres organisés chacun autour d’une question ou d’un thème. Le premier montre la diversité des populations chinoises en France en donnant au lecteur les éléments historiques, géographiques et politiques sans lesquels le propos perdrait en intelligibilité. Elle rappelle tout d’abord que l’immigration chinoise en France s’est faite en 3 grandes vagues. Le début du XXe siècle voit arriver 140 000 travailleurs originaires du Zhejiang, et plus précisément de Wenzhou. Après 1975, de nombreux Chinois d’Outre-Mer font partie des plus de 120 000 réfugiés qui fuient les guerres de l’ex-Indochine. (S. Wang choisit toutefois de ne pas les étudier, car ils ne parlent pas le mandarin et ont un parcours migratoire très différent.) À partir de 1990, une troisième vague, largement originaire du nord-est de la Chine, frappé par le chômage, arrive à son tour, pour échapper à la pauvreté. Mentionner ces 3 vagues d’immigration ne suffit toutefois pas à rendre compte de l’hétérogénéité des Chinois en France. S. Wang souligne en particulier l’importance des migrants qualifiés, rarement mentionnés dans les travaux sur l’immigration chinoise, et la situation des descendants d’immigrés chinois qui, quels que soient l’origine géographique et le statut social de leurs parents, connaissent en France des souffrances spécifiques.

La diversité des souffrances

La toile de fond dessinée, les 5 autres chapitres poursuivent le travail de déconstruction de la représentation des Chinois de France sous les traits d’une communauté homogène. Chacun d’eux prend en effet pour objet un type de souffrance qui caractérise en propre un groupe particulier de cette population. Le chapitre 2 porte sur les souffrances des exilés qui ont quitté la Chine après l’écrasement, le 4 juin 1989, de la place Tian’anmen. Anciens étudiants ou universitaires alors, ils sont ceux qui recourent le plus aux soins psychiatriques et à la psychothérapie. S. Wang montre, à leur sujet, que si leurs souffrances ont une origine assurément politique (ou « politisée », écrit-elle), elles possèdent également une dimension « politisante ». Car c’est notamment en replaçant sa souffrance psychique individuelle dans un cadre plus général de souffrances sociales et collectives que l’exilé peut espérer trouver une voie pour mieux vivre l’exil.

Les exilés ne sont toutefois pas les seuls à souffrir de la présence à distance du pays qu’ils ont quitté. Le chapitre suivant montre que les étudiants chinois venus en France de leur plein gré peuvent aussi pâtir du poids des normes matrimoniales prévalant en Chine. La pression familiale pour qu’ils fassent un « bon mariage » en conduit beaucoup à de graves troubles psychologiques. Pour le montrer, Simeng Wang analyse le dérèglement que subit en migration l’éthos matrimonial qui enjoint de ne pas différer l’âge du mariage et invite les femmes à choisir un partenaire disposant d’une position sociale et de ressources économiques stables, ce qui a pour conséquence de susciter l’inquiétude des jeunes hommes. De cette démonstration attentive aux rapports sociaux de genre, il ressort que les migrantes chinoises qualifiées s’adaptent moins difficilement à la vie en France que leurs homologues masculins, qui restent plus souvent seuls.

S. Wang se penche ensuite sur les désillusions des sans-papiers. Venus à Paris avec le rêve d’un sort meilleur, ils vivent au quotidien une situation précaire d’autant plus douloureuse que, dans un « mensonge collectif » (p. 89), ils la taisent pour ne pas perdre la face devant ceux qui sont restés au pays. Une échappatoire s’offre pourtant à certains, qui ont la possibilité d’obtenir, pour raison médicale, un droit au séjour temporaire ou la régularisation. Cette solution, analysée comme une « arme des faibles » au sens de James C. Scott, ne fait pas de ces clandestins des stratèges pour lesquels le recours au droit obéirait à un calcul utilitariste. S. Wang établit au contraire que, quelle que soit la vulnérabilité de leur condition, ils choisissent de demander à bénéficier de cette procédure après avoir pris en compte l’intérêt de leurs enfants. Car c’est en fait une plus grande confiance dans la médecine chinoise qui en conduit un grand nombre à revenir en Chine pour les faire soigner. La dimension morale qui informe ces choix révèle par contraste la profonde méconnaissance qu’ont les pouvoirs publics français des comportements réels de ces migrants, perçus avant tout comme des profiteurs des dispositifs socio-sanitaires.

Les dessous de la réussite scolaire des migrants de deuxième génération

Les enfants d’immigrés chinois n’échappent pourtant pas aux souffrances psychologiques de la migration, aussi différentes soient leurs trajectoires. Dans les 2 derniers chapitres, S. Wang en étudie finement les manifestations, en révélant d’autres aspects de l’hétérogénéité des Chinois de la région parisienne. Son ethnographie fait là découvrir des tensions spécifiques, loin des analyses qui, au risque de sédimenter des oppositions factices entre populations, jugent, en raison d’une réussite scolaire en moyenne meilleure, les descendants d’immigrés asiatiques bien « intégrés ». Suivant un mécanisme que S. Wang nomme « obligation à rebours », les enfants ayant rejoint en France leurs parents plusieurs années après que ces derniers les ont laissés en Chine, se trouvent obligés, une fois appris le français à l’école, de les aider dans les relations avec les administrations ou la gestion de leur commerce. Si certains échappent à cette vie étouffante par la participation à une association franco-chinoise ou la mise en ménage, d’autres n’ont en revanche que l’hospitalisation psychiatrique délibérément choisie pour se distancier de leurs parents.

La mobilité sociale que connaissent certains enfants d’immigrés chinois s’accompagne également de son lot de souffrances. Outre le fait que changer de milieu social est généralement douloureux, comme quantité de recherches l’ont montré, ces jeunes le vivent sur un mode singulier qui diffère selon l’origine sociale. Pour ceux des milieux populaires, la psychiatrie offre souvent un cadre qui permet de franchir une première étape pour se construire à distance de la famille et se projeter dans un autre univers social. Les descendants d’immigrés chinois des classes moyennes éprouvent, de leur côté, un mal-être lorsqu’ils se trouvent confrontés aux enfants des couches supérieures des meilleurs établissements parisiens. Mais, à la différence de ceux d’origine plus modeste, c’est vers le secteur psychiatrique privé qu’ils se tournent préférentiellement. Grandir en France dans une famille de l’élite chinoise engendre enfin un tout autre type de souffrances. Celle-ci ne résulte pas de la confrontation aux dominants français, mais de la très forte pression à la réussite exercée par des familles attendant de leurs enfants qu’ils réussissent non seulement en France, mais aussi sur la scène internationale. Il leur faut alors briller tant dans les formes d’excellence attendues des meilleurs étudiants français que dans celles par lesquelles ces élites entendent se distinguer (maîtrise parfaite du mandarin, pratique musicale du guzheng, connaissance de la gastronomie chinoise, etc.).

Les transformations de la Chine en filigrane

Ce livre est en premier lieu une contribution essentielle à la sociologie de l’immigration. Des travaux de qualité avaient certes déjà étudié les Chinois en France, mais jamais une enquête n’en avait saisi de la sorte le grain fin de l’hétérogénéité. Ce résultat n’aurait pas été possible sans le choix de problématisation opéré par S. Wang et la solidité de son ethnographie. Au lieu de prendre pour objet une catégorie spécifique de migrants chinois, elle réussit à les considérer dans leur ensemble, en montrant justement combien les souffrances vécues les différencient les uns des autres. L’argumentation repose d’ailleurs sur des données de terrain dont l’interprétation n’est jamais forcée. Le travail ethnographique qu’elle a réalisé témoigne de sa capacité à gagner la confiance de milieux aussi divers que les prostituées sans papiers, les ouvriers de la confection, les exilés, les commerçants, des parents et des adolescents et, ce qui est plus difficile encore, comme le savent bien les sociologues de la santé, du personnel soignant français. Dans son texte, S. Wang prend du reste le soin de révéler les formes de sa présence sur le terrain quand le raisonnement l’exige sans céder à une mise en scène de soi qui, outre le préjudice porté à la légitimité de ce type d’approche, se fait fréquemment au détriment d’un regard précis sur les femmes et les hommes étudiés. Son livre n’est toutefois pas qu’une ethnographie de migrants, ce qui suffirait à lui conférer son intérêt. Il peut en effet se lire profitablement aussi bien comme une sociologie des Chinois en France, tel qu’il se présente de prime abord, que comme une sociologie des transformations de la Chine, ce qu’il est aussi par contraste. On y aperçoit ainsi les transformations que l’Empire du Milieu a connues depuis les premières décennies du XXe siècle jusqu’à nos jours, qu’il s’agisse des bouleversements économiques et politiques ou de la prégnance de certains modèles sociaux.

Pour cela, on ne peut que regretter le nombre de pages limité dont S. Wang a disposé. Il en découle par exemple plusieurs renvois à des articles issus de la thèse dont le contenu spécifique n’aurait jamais dû être séparé. Il s’ensuit également la brièveté avec laquelle certaines questions sont abordées. Retenons-en trois. La première tient aux relations entre les populations d’origine chinoise et les autres minorités. Sans être totalement absentes de l’ouvrage, ces dernières y tiennent à peine le rôle de personnages secondaires. Or peut-on comprendre pleinement les Chinois en France, dans leurs souffrances comme dans leurs trajectoires, sans prendre en compte leurs relations avec les autres groupes issus de l’immigration, relations qui procèdent d’ailleurs en grande partie des places assignées aux minorités par le groupe majoritaire ?

La deuxième concerne le débat trop vite exposé sur la place de la culture dans les comportements des migrants chinois et de leurs enfants. On ne peut bien sûr que suivre S. Wang quand elle affirme que leur ethnicisation par les professionnels de santé repose sur la référence à une supposée culture qui expliquerait, selon eux, les troubles psychiques comme les réactions aux traitements médicaux préconisés. La culture doit-elle pourtant être minorée dans la compréhension de l’action au profit de quelques grandes variables sociales comme l’âge, le sexe, la profession, le lieu d’origine avant la migration, etc. ? Certes, S. Wang a la sagesse de ne pas dénier toute dimension explicative aux éléments d’ordre culturel, mais elle ne souhaite visiblement pas non plus leur attribuer une grande importance. Fidèle lectrice d’Abdelmalek Sayad qui sait qu’un immigré est aussi un émigré, n’aurait-elle pas pu analyser la façon dont l’histoire passée de la Chine et sa puissance aujourd’hui retrouvée constituent pour les immigrés chinois des ressources identitaires face à la domination qu’ils subissent en migration ? L’ethnicisation des Chinois par les professionnels de santé est-elle par ailleurs de même nature que celle qui stigmatise les populations des immigrations postcoloniales ? L’intérêt des médecins pour les contextes socio-historiques de la migration de leurs patients, mentionné dans l’introduction (p. 18), ne signifie-t-il pas aussi qu’ils accordent à ces derniers une complexité et un statut qu’ils dénient à d’autres immigrés et à leurs descendants ?

Une troisième question tient à la retenue dont S. Wang fait preuve. Sa prudence analytique n’a pourtant rien d’un excès de timidité théorique, puisque, on l’a dit, elle réussit à apporter des réponses significatives à partir de ses matériaux. Il n’empêche que, ici et là, elle en dit trop et trop peu, à l’instar de cette phrase énigmatique par laquelle commence le dernier paragraphe de la conclusion :

Enfin, on dit que la Chine fait peur. (p. 175)

Jamais ailleurs S. Wang n’avait révélé aussi fugacement qu’intimement ce qui semble une dimension forte de son rapport à l’objet. On ne saurait néanmoins lui reprocher de ne pas se dévoiler davantage pour pousser plus avant le propos. Aucun chercheur ne le fait jamais complètement, et gageons que cette jeune sociologue aura d’autres occasions de nous faire découvrir des aspects méconnus de son pays natal comme de celui où elle vit désormais, pays dont les natifs sont souvent les seuls au monde à ne pas reconnaître l’exotisme vu de loin. Et pour cela on ne peut que remercier Simeng Wang, comme d’autres chercheurs étrangers, de ne pas laisser l’étude de la France à ceux qui sont nés Français ou ont grandi en France.

Recensé : Simeng Wang, Illusions et souffrances. Les migrants chinois à Paris, Paris, Éditions Rue d’Ulm-Presses de l’École normale supérieure, 2017, 220 p., 22 €.

par Dominique Vidal, le 31 janvier 2018

Pour citer cet article :

Dominique Vidal, « Migrer et souffrir », La Vie des idées , 31 janvier 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Migrer-et-souffrir

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet