Nous avons tendance à considérer que le droit se joue essentiellement dans l’invention de la loi. C’est une vision trop partielle de son histoire, explique J. Krynen : les scènes du droit sont multiples, et leur articulation plus complexe.
Nous avons tendance à considérer que le droit se joue essentiellement dans l’invention de la loi. C’est une vision trop partielle de son histoire, explique J. Krynen : les scènes du droit sont multiples, et leur articulation plus complexe.
Le droit n’occupe qu’une place trop limitée dans la culture française actuelle. Il est certes affaire de technicité, mais bon nombre de ses principes constitutifs sont parfaitement explicables à un large public. Puissante construction sociale, il ne doit pas être abandonné aux seuls spécialistes pour former un « droit des juristes » qui communique difficilement au sein de l’espace public. Chacun aujourd’hui revendique son droit, la « lutte pour la reconnaissance » passe largement par la « lutte pour le droit » (Rudolf Jhering), mais sans une connaissance minimale des conditions objectives du droit, le risque est grand de laisser les problèmes juridiques flotter dans l’éther indistinct des fantasmes individuels et collectifs.
Il est donc particulièrement important que la question du droit trouve à s’exprimer aussi chez des éditeurs généralistes et sorte ainsi du cercle trop fermé des maisons ou collections juridiques. Dans les librairies, le « rayon Droit », essentiellement décoré par les couvertures bariolées des manuels, n’invite guère le lecteur curieux à s’intéresser à la réflexion sur le droit. Cette barrière essentiellement symbolique est particulièrement dommageable : comme l’écrit Jacques Krynen, aujourd’hui, « il y a du droit partout, pour tout, pour tous » (p. 372), « le droit au XXe siècle a tout colonisé » (p. 9). Il faut donc saluer la parution, chez Gallimard et dans sa prestigieuse « Bibliothèque des histoires », d’un livre se donnant pour tâche d’expliquer ce qu’il en est de la « construction du droit », de l’histoire de cette construction et qui nous est offert par l’un des meilleurs historiens du droit actuel afin de rafraîchir « la mémoire des juristes » et de répondre « à la curiosité des profanes, historiens, philosophes, économistes, sociologues notamment » (p. 16). Ce nouvel opus fait suite, chez le même éditeur, à L’empire du roi (1993) et aux deux volumes de L’État de justice (France XIIIe-XXe siècles) (2009-2012).
Avec Le théâtre juridique, Krynen se propose de montrer comment, depuis son moment inaugural romain et remontant même à l’expérience athénienne de la loi (p. 116 s.), le droit se construit – à tout le moins le droit occidental sorti de la matrice latine du ius. L’ouvrage montre comment cette construction se joue au fond sur trois scènes distinctes, qui forment les trois parties du livre et que sont la science du droit, la législation et la juridiction (iuris dictio) : « Aucune ne peut s’affirmer sans les autres. Elles jouent ensemble. Elles occupent le même théâtre. Complémentaires ou en conflit, elles sont interdépendantes » (p. 15). C’est ce que Krynen appelle la « tridimensionnalité » du droit. Le premier et grand mérite de l’ouvrage est donc de nous inviter à nous défaire de la vision unidimensionnelle ordinaire pour laquelle tout se jouerait dans la loi, dont le juge ne serait que l’exécutant et la doctrine, la servile commentatrice. Cette vision légicentriste, essentiellement moderne, est complètement obsolète dans la théorie juridique, même si elle imprègne encore les imaginaires collectifs. D’ailleurs, il y aurait à notre sens un quatrième acteur de la construction du droit, à savoir l’administration. Non seulement celle-ci dispose d’un pouvoir de création de règles de droit (« pouvoir réglementaire ») mais, dans l’opération d’application des règles, il lui est souvent reconnu un « pouvoir discrétionnaire » par lequel elle participe aussi à la création du droit.
Quoi qu’il en soit, dans cette tridimensionnalité analysée par Krynen, tout n’est pas qu’harmonie, ordre et beauté. Le projet du livre est précisément de montrer qu’il existe toujours, entre les trois pôles de cette triade constitutive du droit, des rivalités c’est-à-dire de la discussion et de la tension, que semblables discussions et tensions se retrouvent tout autant sur chacune de ces scènes : « La science juridique recèle diverses écoles, le pouvoir législatif ne parle pas d’une seule voix, la juris-diction a ses revirements » (p. 371). Le théâtre du droit s’est même complexifié durant ces dernières décennies puisque se sont affirmés les législateurs et juges internationaux, surtout européens (notamment p. 361 et s.).
La leçon de Jacques Krynen est de nous dire que ces rivalités qui nourrissent l’action (théâtrale) du droit prennent certes « généralement l’allure d’une complémentarité d’action » tout en laissant cependant apparaître « de profondes tensions » (p. 371). Ces tensions semblent faire désordre dans ce que l’on appelle couramment l’« ordre juridique ». Et pourtant, sans elles, par un apparent paradoxe, il n’y aurait pas d’ordre juridique possible, autrement dit, tout simplement, de droit des humains pour les humains, car « à la différence du droit divin et du droit naturel, le droit positif ne reste jamais figé » (p. 371) : un droit trop humain sans doute. L’ordre du droit est toujours en équilibre instable.
Pour le dire autrement, l’ordre juridique n’est jamais un système du droit. Pourtant l’esprit de système a marqué la pensée juridique occidentale à partir du XVIIe siècle, sous l’empire philosophique d’un more geometrico qui ne signifiait pas seulement l’introduction de l’abstraction et de la classification dans le droit : version faible du « système » comme tout organisé et dont l’origine est à chercher à Rome au tournant des IIe et Ier siècles av. J.-C. (Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Belin, 2008). Il s’agit désormais d’une mathesis juridique, d’une axiomatique du droit qui a nourri les grandes constructions du droit naturel moderne depuis le Droit de la guerre et de la paix de Grotius (1625). Il est dommage que ce moment classique de la pensée juridique soit trop survolé par Krynen, car il a marqué la science juridique moderne au-delà même de son époque jusnaturaliste.
En tout cas, et contrairement à un sentiment largement répandu, la loi n’est jamais purement et simplement en surplomb de l’ordre juridique et ne peut donc d’aucune manière le gouverner pleinement. Elle est toujours débordée, par la science du droit et, surtout, la juridiction. Le grand intérêt du livre tient aussi à ce que celui-ci montre que cette tridimensionnalité de la construction ou de la production du « droit » n’est pas constitutive du droit contemporain mais accompagne la longue histoire du droit occidental, aussi à l’époque des grands systèmes rationnels. Entre le désir rationnel des philosophes et les pratiques, le hiatus fut profond. On le voit notamment à la restitution que fait Krynen des débats pour le moins agités qui tournent depuis la fin du Moyen âge autour de la question de la force des précédents judiciaires (p. 273 s.) mais aussi de ce que les historiens du droit ont appelé la « justice retenue », l’intervention du pouvoir royal à l’égard des procédures ou des arrêts des tribunaux et des Cours « souveraines », notamment les « Parlements » (p. 313 s.). Les tensions entre la monarchie et sa noblesse de robe culmineront lors de la Fronde parlementaire de 1648. Les pratiques de la loi sont toujours exercées dans un milieu politique, social et intellectuel complexe et tendu : la loi n’est rien sans l’intervention des acteurs juridiques.
On ne peut ici résumer toute la richesse de ce livre. L’érudition y est impressionnante, en particulier s’agissant du droit médiéval, en France et en Europe. On adhère à la thèse du caractère « artificieux » de la distinction entre common law et droit continental (p. 40 s., p. 277). Remarquables sont l’histoire de l’interprétation judiciaire des lois (p. 249 s.), celle de l’équité (p. 263 s.), et de la réception du droit romain en France (p. 54 s.). Quant à ce dernier point, Krynen a raison : c’est une étroitesse du regard historique que de considérer un phénomène de « réception » du seul point de vue de l’incorporation des règles ; il y va aussi de la réception de concepts et de méthodes. Krynen rejoint ici le grand juriste romaniste allemand du XIXe siècle, Savigny : la réception signifie avant tout l’appropriation de certaines manières de faire avec le droit. On mentionnera encore le passionnant passage consacré à la conscience du juge (p. 324 s.).
Krynen offre donc à l’« honnête homme », mais aussi au juriste, une très grande leçon d’histoire du droit, une véritable somme qui non pas résume, mais couronne des décennies de recherches et qui doit nous permettre de cesser de considérer « le droit » comme une sorte d’instance transcendantale, pure et neutre, politiquement émasculée. Le droit est fondamentalement une pratique sociale et sa compréhension ne suppose pas seulement la connaissance de ses principes et de ses techniques : il y faut aussi une sociologie et une histoire.
Cependant, malgré toute l’admiration qu’on éprouve, il faut tout de même formuler quelques critiques qui ne sont pas toutes sans importance.
L’ouvrage comporte un nombre très limité de notes de bas de page. Sans doute, l’ouverture à un public plus large que celui des spécialistes autorisait-elle une certaine économie de références érudites. Toutefois on comprend mal les raisons qui ont conduit à signaler telle ou telle étude quand trop souvent la monographie de référence n’est pas évoquée.
Ensuite, il est évident qu’une histoire de la science juridique, de la loi et de la iurisdictio des origines à nos jours en moins de 400 pages ne saurait être exhaustive : il faut faire des choix, emprunter certains chemins particuliers et c’est ce que fait Krynen, à juste titre et souvent avec bonheur. Chaque partie est divisée en deux chapitres, le premier formant un rappel synthétique et élémentaire, le second, de caractère analytique et centré sur le cas français, montrant la complexité de la construction tridimensionnelle du droit.
Le chapitre synthétique de la partie consacrée à la science du droit ne va pas au-delà du XVIIIe siècle. Mais pourquoi le XIXe siècle est-il purement et simplement exclu ? Et le XXe ? Comme si la doctrine juridique n’avait alors plus rien à apporter au théâtre juridique. L’image de la science du droit est ainsi tronquée. Or, par exemple, l’école historique allemande de Savigny – qui eut un écho européen – voyait dans le « droit de la science » la principale « source » du droit. L’écarter d’une synthèse consacrée à l’histoire de la science juridique est peu compréhensible. Certes, Savigny n’est pas absent du livre mais il apparaît dans la partie consacrée à la législation en raison de sa critique célèbre de la codification du droit civil. Mais l’on n’y trouve que l’exposé d’une vulgate obsolète : « Après avoir eu son siège dans une (sic !) conscience populaire, il (le droit) prend son siège dans la science des juristes qui, en quelque sorte, représentent le peuple » ; Savigny « érige l’historicité du droit au rang de caractère fondamental de la règle juridique » (p. 185). Mais l’œuvre de Savigny, c’est un peu plus que cela. L’essai auquel se réfère Krynen, De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, dont la traduction d’Alfred Dufour aurait pu être citée (Puf, 2007), « n’est pas qu’un pamphlet nationaliste », mais il n’est pas davantage qu’une critique des codifications : il est l’expression d’un programme intellectuel puissant de rénovation de la science juridique à partir d’un dialogue réflexif avec son modèle romain et toute la tradition de ses classiques, le droit comme une herméneutique historique (Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), Puf, 2005).
En vérité on se sent toujours un peu gêné dès que l’auteur s’aventure hors des champs où sa compétence et son érudition sont établies de manière irréfragable. Pourquoi s’imposer et imposer à ses lecteurs quelques si banales « sorties philosophiques » pour parler de Platon et d’Aristote (p. 118 s.), de Hobbes (p. 161 s.) et de Rousseau (p. 173 s.) ? Elle est étrange, cette propension des juristes à vouloir se parer d’une sorte d’onction philosophique sans vouloir entrer véritablement dans les textes, leur construction, leur écriture, les débats et les querelles d’interprétation. Non, la « volonté du peuple » n’est pas, sans plus, la « volonté générale » de Rousseau (« Il y a bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale »), qui n’est pas le philosophe des « gilets jaunes » ni des populismes. Si le Droit de la guerre et de la paix de Grotius « fourmille de références aux sources romaines » (p. 37), il fourmille tout autant de sources stoïciennes et l’on a trop peu remarqué combien le néostoïcisme, notamment celui de Juste Lipse, a été décisif dans l’élaboration du droit naturel moderne (voir les travaux de Jacqueline Lagrée).
On regrette que, s’agissant des XIXe et XXe siècles, l’ouvrage ne soit parfois pas au niveau de savoir et d’érudition dont Krynen fait preuve par ailleurs. Ainsi la notion d’« État de droit » ne fut pas « une invention théorique propre à quelques grands professeurs allemands de droit public de la seconde moitié du XIXe siècle » (p. 11) : son histoire débute au début du XIXe siècle, elle est prise dans d’importantes luttes sémantiques de sorte qu’il n’y a pas un concept de l’État mais un topos, enjeu de conflits politico-juridiques majeurs (Olivier Jouanjan [dir.], Figures de l’État de droit. Le Rechtsstaat dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne, PU Strasbourg, 2001). Quant aux « juristes publicistes » de cette époque, qui auraient soi-disant inventé et promu l’État de droit, il faut corriger l’information de Krynen. Par exemple, Jellinek voit dans l’État de droit un idéal politique qui n’a aucune valeur pour la science du droit ; Carré de Malberg, le Français, préfère à l’État de droit le modèle national de ce qu’il appelle l’« État légal » (ce que rappelle d’ailleurs Krynen p. 193). Enfin, voir en Kelsen « le meilleur pédagogue de l’État de droit », c’est oublier que dans son ouvrage majeur, Théorie pure du droit, celui-ci récuse la notion, la déclarant purement tautologique. Par ailleurs sa soi-disant vision d’un « ordre juridique hiérarchisé et cohérent » repose davantage sur la vulgate des manuels mal informés que sur une lecture attentive de l’auteur : hiérarchie et cohérence ne sont pas substantielles, mais formelles-procédurales, autrement dit ce n’est pas la conformité du contenu matériel d’une norme au contenu matériel d’une autre norme qui en détermine la validité mais son adoption dans les formes et selon la procédure prescrite par une autre norme que, par convention, on appellera supérieure.
Sans qu’on puisse y insister, l’ouvrage convainc tout aussi difficilement dans ses présentations du droit constitutionnel français actuel et du droit européen. La question prioritaire de constitutionnalité qui autorise depuis 2010, à la demande d’un justiciable, la Cour de cassation ou le Conseil d’État à saisir le Conseil constitutionnel de la question de la violation par une disposition législative des droits et libertés garantis par la Constitution, a-t-elle eu pour effet d’ériger le Conseil constitutionnel « en troisième cour suprême » (p. 241) ? On en doute, car le juge constitutionnel ne dispose d’aucun moyen pour contrôler les décisions des juridictions judiciaires et administratives. Le « droit bruxellois » (le « droit de l’Union européenne »…) est-il « issu » de la Commission « principalement » et « d’organes lointains dont la légitimité démocratique est des plus faible » ? Pourquoi ne pas rappeler que la Commission exerce « principalement » un pouvoir de proposition et que la décision appartient normalement au Conseil (les membres des exécutifs nationaux, démocratiquement légitimés) et au Parlement composé d’élus au suffrage universel direct. Pourquoi entretenir le fantasme si nocif d’une Commission toute-puissante et sans contrepoids ? Pourquoi ne pas engager l’analyse sur les difficultés de la légitimation démocratique d’un système « multiniveau » et plurinational tel que l’Union ? Ce qui n’interdit pas la critique, mais assurerait son sérieux.
Une fois refermé, l’ouvrage laisse un sentiment partagé entre l’admiration qu’on éprouve pour l’historien du droit qui nous fait découvrir les paysages lointains du droit médiéval ou de l’humanisme juridique, et la déception qu’entraînent parfois les incursions dans la philosophie ou le monde plus récent dont les analyses ne paraissent pas toujours à la hauteur de la complexité actuelle de la construction tridimensionnelle – et peut-être multidimensionnelle – du droit.
par , le 16 mai 2019
Olivier Jouanjan, « Les scènes du droit », La Vie des idées , 16 mai 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-scenes-du-droit-4417
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