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Recension Société Philosophie

Les aventures du sujet

À propos de : Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure, et autodestruction, La Découverte


par Gaëtan Flocco , le 9 juillet 2018


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Qu’advient-il du sujet lorsqu’il se définit par sa soumission au règne de la marchandise ? À partir des formes individuelles du narcissisme, Anselm Jappe poursuit ses réflexions sur la crise du capitalisme et met en évidence les mécanismes d’autodestruction du monde contemporain.

Le livre d’Anselm Jappe s’ouvre sur le rappel d’un mythe grec, celui d’Erysichthon. Ce dernier, roi de Thessalie, abattit un arbre bienfaiteur à l’aide duquel il fabriqua le plancher de son palais. Pour avoir commis ce sacrilège, il fut condamné à une faim insatiable par Déméter, la déesse des moissons. Le monarque en vint alors à s’autodétruire en dévorant son propre corps, ainsi que l’illustre l’effrayante couverture de l’ouvrage. A. Jappe voit dans ce mythe une allégorie de la manière dont les sociétés capitalistes et leurs membres détruisent la planète et s’autodétruisent dans leur production effrénée de richesses. L’auteur ambitionne de comprendre les logiques économiques, psychologiques et sociologiques qui animent le sujet moderne, à la suite de ses travaux consacrés à la création de valeur au sein du capitalisme contemporain [1]. Il prolonge ainsi les réflexions engagées depuis plusieurs années par plusieurs spécialistes de Marx [2] autour de la « critique de la valeur » (« wertkritik  »). Il s’appuie sur la synthèse et la discussion d’un vaste corpus de philosophes et de sociologues, aussi bien classiques que contemporains, complété par quelques éléments empiriques dans le dernier chapitre.

Le fétichisme de la marchandise et le sujet moderne

A. Jappe appuie son analyse sur l’hypothèse marxienne du fétichisme de la marchandise. L’expression renvoie au fait que, dans les sociétés contemporaines, la marchandise, qui résulte toujours du travail de l’homme, devient le principe de fonctionnement de la plupart des aspects de la vie humaine. Elle est ainsi dotée d’une double nature. L’une, concrète, renvoie à l’utilité qu’elle procure. L’autre, abstraite, correspond au temps passé à la réaliser et trouve ainsi son équivalent en argent. L’auteur souligne que la critique de la valeur a jusqu’à présent théorisé le fonctionnement de ce travail abstrait à l’échelle macrosociale des sociétés modernes, mais pas à l’échelle, individuelle et subjective, de leurs sujets. C’est l’objectif du livre que de combler ce manque pour montrer comment ce fétichisme de la marchandise est intériorisé par les individus, faisant du travail abstrait un « principe unificateur » (p. 18). Pour le justifier, A. Jappe rappelle combien les réflexions des penseurs des Lumières comme Descartes, Kant, Sade ou encore Schopenhauer étaient, chacune à leur manière, symptomatiques de l’affirmation progressive d’un sujet moderne guidé par la raison et le travail, et par conséquent, annonciateur d’un processus d’individualisation et de narcissisme.

Un « paradigme fétichiste-narcissique »

Le narcissisme compte justement parmi les concepts centraux du livre, que l’auteur appréhende grâce aux acquis de la psychanalyse. Conscient de la grande polysémie du terme, il explique que sa conception du narcissisme ne correspond ni à la définition commune que l’on s’en fait — comme égoïsme et amour démesuré de soi-même — ni au portrait du pervers narcissique en sociopathe préoccupé par sa seule valorisation. En s’appuyant sur la distinction établie par Freud entre narcissisme primaire et narcissisme secondaire, A. Jappe voit dans le narcissisme un trait commun à tous les individus des sociétés capitalistes. Il signifie que l’environnement immédiat est appréhendé comme le prolongement de soi ; par narcissisme, nous nions l’existence propre des objets qui nous entourent.

L’auteur s’inspire aussi des analyses du sociologue états-unien Christopher Lasch pour montrer que ce narcissisme est davantage synonyme de vide intérieur et d’inauthenticité que d’égoïsme et d’amour de soi. Il associe l’accroissement du narcissisme au développement sans précédent des technologies (p. 119). Celles-ci procurent en effet aux personnes à la fois un fantasme de toute-puissance par ce qu’elles permettent de faire et un sentiment d’extrême dépendance à leur égard. Surtout, le « paradigme fétichiste-narcissique » (p. 121) qu’érige A. Jappe suppose l’idée « de parallélisme ou d’isomorphisme » (p. 122) entre l’appétit insatiable du sujet narcissique et la poursuite sans frein de création de valeur. Et l’auteur de préciser que le problème n’est pas tant de savoir si la voracité et l’agressivité caractéristiques de ce narcissisme sont des attitudes naturelles et universelles, que de comprendre quelles sont les réponses historiques que les sociétés y ont apportées.

Les illusions du sujet et son autodestruction

A. Jappe illustre les traits principaux de l’individu narcissique en s’appuyant sur les travaux de Jean-Pierre Lebrun, Dany-Robert Dufour, Luc Boltanski et Ève Chiapello, Zigmunt Bauman, ou encore Alain Ehrenberg, qui mettent en évidence la diffusion d’une nouvelle idéologie du sujet promettant aux individus indépendance et liberté. Ces derniers s’estiment en effet libres de choisir, en amour, dans leur travail, dans leurs consommations quotidiennes, dans leurs loisirs, etc., notamment grâce à la technologie. Or, pour A. Jappe, cette liberté demeure illusoire, car

il existe plus de limites que jamais, plus de murs, plus de barrières électroniques, plus d’interdits, plus de « mesures de sécurité », plus d’états d’urgence. (p. 151)

La rhétorique de la liberté ne fait qu’inciter les individus à se soumettre pleinement au capitalisme moderne. Ils éprouvent malgré tout le sentiment d’être responsables de leurs réussites et, surtout, de leurs échecs.

Le livre s’achève sur l’une des conséquences du « parallélisme » entre création de valeur et narcissisme du sujet. Les travaux antérieurs de l’auteur ont montré que le capitalisme est entré dans une crise généralisée parce qu’il ne parvient plus à extraire autant de survaleur qu’autrefois. À ce dépérissement du capitalisme correspond une « crise de la forme-sujet » (p. 181) se traduisant par une montée de la dépression et du ressentiment dans la société, susceptible d’expliquer, selon l’auteur, une bonne part des tueries de masse perpétrées aujourd’hui dans le monde, par-delà les formes idéologiques et culturelles diverses qu’elles peuvent prendre. Habituellement, celles-ci sont, au mieux, imputées aux inégalités sociales et aux logiques d’exclusion. Au pire, elles sont analysées au prisme de la religion, en particulier de l’islam. Or, dans la continuité des travaux de Franco Berardi et Götz Eisenberg, A. Jappe étudie les liens entre ces pulsions de mort et nos modes de vie. Il explique que tout individu, y compris issu des classes moyennes supérieures, peut commettre de tels actes sans motif politique ou religieux, comme cela arrive dans les écoles et universités états-uniennes.

Plutôt que de considérer l’origine de ces actes comme le produit d’autres sociétés et cultures perçues comme régressives ou barbares, l’auteur montre que la régression et la barbarie se logent au cœur même des sociétés occidentales capitalistes. Le capitalisme a levé les barrières qui permettaient de contenir les pulsions de mort que l’on retrouve chez les individus, quelles que soient les sociétés et les époques. On mesure alors tout le sens de la comparaison avec le mythe d’Erysichthon. Ces tueries sans motif apparent répondent au sentiment de vide, d’inutilité existentielle et d’impuissance produite par le capitalisme technoscientifique. Elles aboutissent à l’autodestruction de l’espèce et font écho aux ravages qu’une économie de marché prédatrice fait subir à la planète.

Une critique économique et écologique

A. Jappe livre une critique à la fois économique et écologique de nos sociétés. L’« isomorphisme » entre création de valeur économique et voracité individuelle insatiable montre à quel point il est nécessaire de combiner ces deux types de critique plutôt que de les hiérarchiser ou de pratiquer l’une au détriment de l’autre. C’est le cas lorsque des approches marxistes prétendent traiter prioritairement les questions économiques, en pensant qu’une fois la croissance relancée et les richesses mieux réparties, il sera alors possible de s’atteler aux questions environnementales ; ou à l’inverse, lorsqu’on estime, à l’instar de certains mouvements écologistes, qu’il faut avant tout régler les problèmes environnementaux au sein même du capitalisme, sans se préoccuper de ce dernier. A. Jappe montre au contraire comment le développement de l’économie, ayant des ressorts en chacun des individus, va de pair avec leur autodestruction et celle des écosystèmes.

Un renversement d’analyse

La critique sociale a coutume de pourfendre un « capitalisme néolibéral », « postmoderne » ou « financiarisé ». Elle met alors en cause le rôle des politiques économiques et la financiarisation du capitalisme, dénonce les inégalités de classes et l’oligarchie au pouvoir ou encore, défend la centralité du travail contre la domination du capital. Une telle critique, répandue dans les mouvements de gauche, peut revenir à promouvoir une version prétendument moins prédatrice du capitalisme, et donc plus saine et plus juste, comme celle qui aurait prévalu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Prenant le contrepied de ces postures, le livre ouvre de nouvelles perspectives pour la critique sociale : une opposition sans concession au capitalisme et non pas seulement à sa forme historique, néolibérale ; la critique et du travail et du capital, perçus comme les « deux faces d’une même pièce » ; le rejet du caractère hégémonique de l’argent et du marché ; le refus du progrès technique avec la colonisation de notre quotidien par les objets numériques. Pour la critique de gauche, ces phénomènes paraissent tellement universels, presque naturels, qu’ils sont supposés impossibles à transformer. Au contraire, selon l’auteur, quelle que soit la forme historique prise par le capitalisme et ses catégories principales, celui-ci doit être intégralement contesté. En effet, A. Jappe estime que le capitalisme est « essentiellement, inévitablement, productiviste, tourné vers la production pour la production » (p. 234) et qu’il « a toujours été incompatible avec la dimension humaine ! » (p.149)

Affinités avec la théorie des champs

A. Jappe s’appuie dans son livre sur différents sociologues contemporains, tout en prenant ses distances avec le travail sociologique de Pierre Bourdieu. On peut néanmoins se demander si l’auteur est aussi fondé qu’il le suggère à se démarquer du sociologue. On perçoit bien sûr toute la différence entre leurs analyses respectives, notamment au sujet de la critique du néo-libéralisme que P. Bourdieu mena à la fin de sa vie. Pour A. Jappe, c’est le capitalisme qui doit être critiqué de manière inconditionnelle, avec ses catégories fondamentales que sont le travail, l’argent et la marchandise, et non pas seulement sa forme historique. Toutefois, au fil du livre, ce sont surtout des points communs entre les deux auteurs que l’on relève. Ainsi, lorsqu’A. Jappe souligne que « le fétichisme de la marchandise se situe en amont de toute séparation entre reproduction matérielle et psyché » (p. 22), on retrouve le projet cher à P. Bourdieu de dépasser l’opposition entre objectivisme et subjectivisme. Même chose dans ce passage où l’auteur, citant Marx, affirme que la domination du capitalisme n’est pas le fait de personnes, mais de structures impersonnelles, ce qui converge avec les principes mêmes de la théorie des champs. Enfin, le livre rappelle également à plusieurs reprises que la marchandisation nécessite d’être intériorisée par des individus autodisciplinés pour fonctionner, décrivant les mécanismes du concept d’habitus et de violence symbolique.

Un économicisme assumé ?

À plusieurs reprises, A. Jappe revendique une forme d’économicisme, au sens où « l’économie a colonisé toutes les sphères de la vie et soumis l’existence entière à l’exigence de rentabilité » (p. 19). Plus encore, il parle d’un « principe de synthèse » qui érige le travail abstrait comme lien principal entre les individus des sociétés modernes, dans lesquelles toute forme d’action est perçue à travers le prisme de la valeur et de l’argent.

Toutefois, dans son livre, l’auteur revient longuement sur les apports du « nouvel esprit du capitalisme » comme idéologie libérale ayant permis d’absorber les critiques qui furent adressées un temps aux sociétés modernes. Il souligne la force de nouvelles valeurs apparues à la fin des années 1960, telle que l’autonomie, la mobilité, l’ouverture aux autres, l’authenticité des relations, la réalisation de soi, etc., qui permettent de mobiliser les individus dans le capitalisme. De fait, Luc Boltanski et Ève Chiapello ont montré que la vision utilitariste des comportements humains, selon laquelle l’engagement des cadres dans le capitalisme aurait l’appât du gain comme motif principal, ne permettait pas de comprendre le « nouvel esprit » du capitalisme et les justifications morales et idéologiques de cet engagement. D’un côté donc, A. Jappe soutient tout au long du livre que la valeur économique a accaparé la subjectivité des individus modernes, occultant toute autre forme de rationalité. Mais de l’autre, il accorde dans sa démonstration une importance particulière au « nouvel esprit du capitalisme » dont la thèse principale est de contredire l’économicisme pour mettre l’accent sur les justifications morales et idéologiques des comportements. Il semble pourtant difficile de passer sans contradiction de l’un à l’autre de ces cadres explicatifs.

Plus largement, la position de l’auteur sur l’économicisme se situe à rebours de toute une tradition des sciences sociales – souvent appelée sociologie économique – qui s’est employée à montrer que le monde n’est pas seulement guidé par des logiques de valorisation économique telles que les ont théorisées les économistes néo-classiques et qu’en réalité, ces logiques s’articulent de façon complexe avec des considérations sociales, culturelles, morales, etc. A. Jappe ne dit rien de cette articulation, ni de cette tradition des sciences sociales, ne serait-ce que pour expliquer pourquoi il s’en distancie. Au contraire, il enfonce le clou :

Attribuer à tous les sujets, par principe, la poursuite d’intérêt rationnel et conscient est assurément une erreur que partage le marxisme avec les approches utilitaristes et libérales ; mais il faut reconnaître que l’« économicisme réellement existant » tente effectivement d’imposer de tels comportements à tous les sujets et ne constitue pas une vue de l’esprit. (p. 158)

Contribution majeure à la réflexion philosophique et théorique, La société autophage peut déstabiliser les tenants d’une conception strictement empirique des sciences sociales. Cette réserve est cependant largement dissipée par les questions cruciales qu’il soulève sur l’évolution de nos vies et de nos sociétés.

Recensé : Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure, et autodestruction, Paris, La Découverte, 2017, 248 p., 22 €.

par Gaëtan Flocco, le 9 juillet 2018

Pour citer cet article :

Gaëtan Flocco, « Les aventures du sujet », La Vie des idées , 9 juillet 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-aventures-du-sujet

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Notes

[1Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Éditions Denoël, 2003, rééd. La Découverte, 2017.

[2Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une Nuits, 2009  ; Robert Kurtz, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Paris, Éditions Lignes, 2011.

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