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Dossier / Le sens des catastrophes

Le 11 septembre et son double

À propos de : C. Chéroux, Diplopie, Le Point du Jour.


par Gérôme Truc , le 11 septembre 2009


Pourquoi n’avons-nous retenu du 11-septembre, l’événement le plus photographié de l’histoire, que quelques images, répétées en boucle ? Dans un ouvrage à la fois riche et concis, Clément Chéroux, historien de la photographie et conservateur au Centre Pompidou, décortique ce « paradoxe du 11-septembre ».

Recensé : Clément Chéroux, Diplopie. L’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Cherbourg-Octeville, Le Point du Jour, 2009. 136 p., 65 illustrations, 20 €.

Il existe peu de livres sur le 11-septembre. Depuis 2001, on trouve à foison dans les librairies des ouvrages sur Al Quaida et Ben Laden, le terrorisme en général et la menace islamiste en particulier, ou bien encore des récits de survivants ou des romans librement inspirés des événements de ce matin de septembre. Mais les essais offrant une analyse approfondie et circonstanciée des attentats du 11-septembre en eux-mêmes, de ce qui nous est arrivé ce jour-là, restent singulièrement rares, même huit ans après. Le livre que nous offre aujourd’hui Clément Chéroux, historien de la photographie et conservateur au Centre Pompidou est d’autant plus précieux.

Diplopie

Son titre, Diplopie, n’indique pas d’emblée que l’on a entre les mains un livre sur le 11-septembre. De même, il faut un instant de réflexion pour s’apercevoir que la couverture est une photographie en gros plan d’une des tours du World Trade Center… Diplopie est en fait un terme emprunté au vocabulaire de l’ophtalmologie, qui désigne « un trouble fonctionnel de la vision qui se traduit par la perception de deux images pour un seul objet ». Voir double, en somme. Le terme résume à merveille l’objet des recherches auxquelles s’est consacré Clément Chéroux lors d’un séjour à l’Université de Princeton. Il y a passé méthodiquement en revue la presse américaine et internationale des 11 et 12 septembre 2001, dans le but de comprendre pourquoi, en regardant les photographies du 11-septembre publiées dans la presse, nous avons eu l’impression de voir double. Une telle impression peut correspondre à deux sentiments distincts, autour desquels s’articulent les deux parties du livre : le sentiment de mise en boucle et celui de déjà-vu [1].

Qui trop embrasse mal étreint : cela est certainement plus vrai que jamais pour un sujet comme le 11-septembre. Le livre de Clément Chéroux se distingue ainsi de la masse des livres « à propos du » 11-septembre en ceci qu’il a un objet d’étude précisément délimité : non pas les attentats du 11-septembre en général, ni même leur traitement médiatique, mais uniquement leur traitement photographique. Autrement dit, même si elle est parfois évoquée au détour de l’analyse, il n’est pas question de la retransmission télévisée des attentats et de l’effondrement en direct des tours du World Trade Center [2]. Plutôt que de gloser, comme tant d’autres, sur ce que nous avons vu du 11-septembre, qui relèverait de l’évidence, Clément Chéroux nous propose d’interroger cette évidence : qu’en avons-nous vu au juste ?

Qu’avons-nous vu du 11 septembre ?

Il y a tout juste trois ans, lors du cinquième anniversaire commémoratif des attentats, l’association des familles des victimes du 11-septembre a ouvert aux abords de Ground Zero un petit musée [3]. Dans la dernière salle du parcours qui leur est proposé, les visiteurs peuvent rédiger un message en souvenir des victimes. Tous ces messages sont ensuite archivés, et certains exposés dans cette même salle. Nombreux sont ceux qui font part de leur incrédulité face à ce qu’ils ont vu du 11-septembre au travers des médias : « je n’en croyais pas mes yeux », « on aurait dit du cinéma », « cela ressemblait un mauvais film de science-fiction » sont des formules qui reviennent souvent. Certains avouent même qu’il leur a fallu attendre de voir par eux-mêmes Ground Zero, et de découvrir ce musée pour réaliser l’ampleur de la tragédie : « Avant de venir ici, je n’avais pas réalisé que le 11 septembre avait été un événement aussi catastrophique. » On pourrait voir là le résultat d’un effet de sidération exercé par le visionnage en boucle des mêmes images à la télévision. Mais on ne peut en rester là : si de nombreuses personnes ont eu du mal à prendre la mesure du 11-septembre, c’est aussi que les images de victimes, de blessés, de corps humains meurtris furent extrêmement rares dans les médias. Ce que nous avons vu du 11-septembre, ce fut avant tout du béton, de l’acier, de la fumée, des flammes, des nuages de poussière : une catastrophe urbaine avant d’être humaine.

Unes de journaux américains parus le 11 ou 12 septembre 2001
Source : capture d’écran du site Poynter

L’un des enseignements les plus intéressants du travail de Clément Chéroux réside précisément dans ce constat statistique. Après avoir constitué un échantillon de 400 unes des journaux américains parus les 11 et 12 septembre 2001 (sur un total de près de 1 500) [4], il a découvert que l’ensemble des photographies publiées en première page pouvaient se résumer à six images-types : si l’on ne tient pas compte de légères variations formelles (des différences de cadrage par exemple), 41 % des unes représentent une photographie de l’explosion de la tour sud au moment où le vol 175 la percute, 17 % le nuage de fumée au-dessus de Manhattan, 14 % les ruines de Ground Zero, 13,5 % un des avions s’approchant des tours, 6 % des scènes paniques dans les rues de New York, et enfin 3,5 % le drapeau américain. Seules 5 % des unes ne correspondent à aucune de ces images-types. Dans ces photographies publiées par la presse, le World Trade Center est omniprésent : comme le souligne Chéroux, « c’est la souffrance du bâtiment qui domine », et qui prime sur celle des victimes humaines.

Voilà pourquoi il nous a semblé revoir encore et toujours les mêmes images du 11-septembre : un très petit nombre d’images-types ont été publiées. Du reste, comme l’ont montré d’autres études, ce constat vaut aussi pour la presse arabe. Or il ne fait aucun doute que le 11-septembre fut l’événement le plus photographié de l’histoire. Aux photographies des reporters se sont ajoutées, pour la première fois dans l’histoire du journalisme, celles, innombrables, prises par des témoins [5]. Clément Chéroux rapporte à ce sujet les propos du gérant d’un drugstore non loin des tours : « Je n’ai vendu qu’une chose [ce jour-là] : des appareils-photo. Dans l’heure qui a suivi le premier crash, nous en avons vendu entre 60 et 100. » D’où ce « paradoxe du 11-septembre » : l’événement le plus photographié fut aussi celui dont le traitement médiatique fut le moins diversifié. « Une profusion d’images et la sensation de voir toujours la même chose. »

Ce paradoxe ne saurait s’expliquer simplement par une censure d’État orchestrée depuis Washington : l’administration américaine, totalement dépassée par les événements, fut dans l’incapacité parfaite d’en influencer le traitement médiatique dans les premières heures [6].

The Falling Man, by Richard Drew / Associated Press
Source : Wikipedia

Du reste, des images « choquantes » du 11-septembre existent bel et bien. Et même si elles ont été peu diffusées, elles n’ont pas été censurées. Clément Chéroux s’arrête sur les plus célèbres d’entre elles, dont la publication a suscité de vives controverses, preuves de leur diffusion. Il y a d’abord celle de « l’homme qui tombe », par Richard Drew, publiée en une de The Herald le 12 septembre 2001, un de ces nombreux prisonniers des tours qui ont préféré se défénestrer plutôt que de mourir brûlé ou étouffé [7]. Il y a aussi « La main », par Todd Maisel, publiée dans le New York Daily News : une main arrachée d’un bras, le doigt pointé, gisant sur le trottoir de Liberty Street, avant l’effondrement des tours [8]. Ce n’est pas la seule photographie de fragments de corps humains prise ce jour-là (on en trouve par exemple d’autres dans le fond de Here is New York), mais si de telles images sont rares, c’est surtout qu’elles n’ont pu être fixées que pendant un laps de temps très courts (de 8h46, heure de l’impact du premier avion, et 9h59, heure de l’effondrement de la première tour) et dans une zone très dangereuse. Les rares personnes qui s’y aventurèrent le firent au péril de leur vie.

Le 11 septembre et Pearl Harbor : un cas exemplaire d’intericonicité

L’une des premières missions des journalistes est de rendre intelligible l’événement. Pour cela, il leur faut proposer des interprétations, des analyses, des récits. Et pour donner la mesure de l’événement, rien de mieux que de trouver un point de comparaison historique. Outre qu’elles étaient rares, les photographies de victimes et de fragments corporels ne permettaient pas de satisfaire ces objectifs. Ce sont donc d’autres images qui furent érigées en icône et reproduites en boucle, créant un lien intuitif entre le 11-septembre et son « double » historique : à savoir, dans la presse américaine, Pearl Harbor. Les titres et les légendes accompagnant les photographies évoquaient systématiquement « A New Day of Infamy », un nouveau Pearl Harbor.

Raising the Flag at Ground Zero

Clément Chéroux insiste sur ce point : « Beaucoup plus qu’une simple commodité discursive, au lendemain des attentats, ce fut une véritable idée fixe ». Ainsi s’explique selon lui la prééminence, dans la presse américaine, des images d’explosions et des tours du World Trade Center s’effondrant dans un nuage de fumée : elles rappelaient celles du bombardement de Pearl Harbor.

Comme l’affirme Clément Chéroux, les images du 11-septembre se répètent, mais elles semblent également répéter autre chose. De là ce sentiment de déjà-vu, qui est la clé du succès de la photographie de Thomas Franklin, « Ground Zero Spirit  », représentant trois pompiers en train de hisser le drapeau américain sur les ruines fumantes de Ground Zero [9]. Elle répète de manière évidente l’une des icônes les plus célèbres de l’histoire américaine : « Raising the Flag on Iwo Jima  », par Joe Rosenthal : six Marines américains plantant le même drapeau au sommet du mont Suribachi, sur l’île d’Iwo Jima, lors de l’entrée en guerre des États-Unis déclenchée par l’attaque de Pearl Harbor [10]. Thomas Franklin avoue lui-même qu’il a tout de suite pensé à cette célèbre photographie en prenant la sienne.

Raising the Flag on Iwo Jima, by Joe Rosenthal / Associated Press

Toutes deux ont été diffusées par Associated Press, et ont fait l’objet d’un nombre invraisemblable de produits dérivés, allant jusqu’aux statues. L’image des trois pompiers existe notamment en statue de cire au Wax Museum de Madame Tussaud à New York. Souvent accolées l’une à l’autre (par exemple en une du Sun le 13 septembre 2001, ou dans un puzzle commercialisé par TDC Game en 2002), leur rapprochement va parfois jusqu’à l’hybridation, comme en atteste notamment une figurine en plastique qui représente les trois pompiers de New York dans la posture des marines de Iwo Jima.

Pour rendre compte de ce phénomène de répétition iconique entre deux images, Clément Chéroux propose la notion d’intericonicité, qu’il forme sur le modèle de l’intertextualité, telle que la définit Gérard Genette : « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire eidétiquement et, le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » [11]. Selon Clément Chéroux, les images de Pearl Harbor sont présentes dans les images de New York : elles renvoient autant à la réalité des événements du 11-septembre qu’à ces images historiques [12]. Mais l’intericonicité n’est ni mécanique ni univoque : une référence qui semble évidente aux États-Unis ne l’est pas forcément dans le reste du monde, vice-versa.

La lecture du 11-septembre au prisme de Pearl Harbor fut ainsi beaucoup moins prégnante en Europe. Sur les unes des journaux français par exemple, les images-types sont certes les mêmes qu’aux États-Unis, mais leur répartition diffère : beaucoup moins d’images d’explosion du vol 175 (seulement 5 % des unes contre 41 % aux États-Unis), plus d’images de ruines (30 % des unes françaises, autant que les images du nuage de fumée). Les images de fumée et d’effondrement de tours y sont associées au souvenir non plus de Pearl Harbor, mais d’autres villes bombardées, au premier rang desquelles Hiroshima et Nagasaki [13]… De même, les images de new-yorkais courant affolés dans les rues de Lower Manhattan, avec en arrière-plan l’immense nuage de fumée provoqué par l’effondrement des tours, sont parfois comparées à la célèbre photographie de Nick Ut, prise le 8 juin 1972, où l’on voit une petite fille en pleurs fuir le village de Trang Bang, au Vietnam, bombardé au Napalm par l’armée américaine [14]. Les titres aussi suggèrent une intericonicité d’un autre type : « Apocalypse Now  », titre par exemple le journal belge De Morgen. De même, le Figaro magazine du 11 octobre 2001 opte pour une couverture qui rappelle l’affiche du film de Francis Ford Coppola sur la guerre de Vietnam.

On peut voir dans cette intericonicité européenne, qui convoque le souvenir de la guerre du Vietnam et des villes bombardées par les Américains au cours du XXe siècle, une manière de suggérer que les attentats de New York sont une conséquence de la souffrance infligée dans le monde par les États-Unis, une sorte de « retour du bâton ». On peut aussi bien la comprendre comme un appel à la pondération dans la riposte, à une réaction pacifiste plutôt que belliciste. Quoi qu’il en soit, elle révèle le négatif de l’intericonicité américaine qui, en rattachant symboliquement le 11-septembre à Pearl Harbor met entre parenthèses toute la seconde partie du XXe siècle et les guerres menées durant cette période. À l’inverse, en invoquant le souvenir de la dernière « guerre juste », la référence à Pearl Harbor a indéniablement contribué à ce que l’opinion publique américaine adhère au projet d’une réponse militaire au 11-septembre [15].

Ce que la globalisation fait à la médiatisation des événements

Cela étant, on aurait tort de croire que la référence à Pearl Harbor a été orchestrée par les néo-conservateurs de la Maison Blanche. Il ne serait pas beaucoup plus juste de penser qu’elle est en quelque sorte immanente à la culture américaine. Si elle était à ce point présente dans les esprits au moment où sont survenus les attentats de New York, et s’est imposée comme une évidence alors que d’autres choix étaient possibles [16], c’est que 2001 était l’année du soixantième anniversaire du bombardement de Pearl Harbor. Les Américains étaient accaparés par le « spectacle commémoratif » depuis le mois de janvier : selon Emily S. Rosenberg, la couverture médiatique pour ce soixantième anniversaire fut 30 % plus importante que lors du cinquantième [17]. L’association entre la photographie des pompiers à Ground Zero et celle des Marines à Iwo Jima était d’autant plus évidente que James Bradley avait publié un an auparavant, à propos de cette photographie, Flags of Our Fathers, immense succès de librairie en tête des ventes jusqu’en juillet 2001 (date de sa réédition en paperback), et adapté au cinéma par Clint Eastwood en 2006. En 2001, le film événement était une superproduction hollywoodienne des studios Disney : Pearl Harbor. Sorti au cinéma le 30 mai 2001, moins de quatre mois avant les attentats, ce film réalisé avec des moyens financiers colossaux a fait basculer le souvenir de Pearl Harbor dans les excès de l’industrie culturelle à l’américaine, l’ampleur de sa campagne de promotion dépassant celle de Jurassic Park (1993) et Titanic (1998). Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi tous les Américains, et pas seulement les vétérans de la Seconde Guerre mondiale, ne pouvaient qu’avoir en tête Pearl Harbor en septembre 2001. Ce que rappellent enfin de compte les images d’explosions et de fumée à Manhattan, ce sont moins les images d’archives de Pearl Harbor que sa représentation actualisée à grands renforts d’effets spéciaux par Hollywood. On comprend d’autant mieux qu’en allumant leur télévision le 11 septembre 2001 certains aient pu se croire au cinéma…

Plutôt que d’en rester là et de conclure, comme tant d’autres, que « la réalité dépasse toujours la fiction » ou que Hollywood avait tout deviné, Clément Chéroux approfondit sa démonstration. Il fait ainsi remarquer que les journaux qui ont diffusé les quelques images-types du 11-septembre appartiennent aux mêmes conglomérats internationaux que ceux impliqués dans l’industrie du divertissement. On les compte sur les doigts d’une main : AOL Time Warner, Disney, News Corporation, Viacom et Bertelsmann. Dans ces conditions, il semble logique que les médias appartenant au groupe Disney, en particulier, aient offert du 11-septembre une lecture largement déterminée par la sortie du film Pearl Harbor quelques mois auparavant. La circulation du référent iconique « Pearl Harbor » découle par conséquent d’un lien objectif entre les industries du divertissement et de l’information.

Ce fonctionnement en « circuit fermé » est aujourd’hui plus accru que jamais dans la mesure où le marché de la photographie de presse s’est lui aussi profondément restructuré ces dernières années. La plupart des agences photographiques indépendantes (en France : Sygma, Gamma, Sipa) ont disparu ou sont fortement menacées, tandis que les agences filaires, tels Reuters, Associated Press, et en France l’AFP, renforçaient leur position. Ainsi, sur les 400 unes américaines étudiées, 299 proviennent d’Associated Press. Quelques heures après les attentats, cette agence diffusait déjà ses images à plus de 15 000 abonnés dans 112 pays différents. Voilà pourquoi, alors que rien ne l’ancre particulièrement dans les mémoires européennes, 10 % des unes françaises au lendemain du 11-septembre ont elles aussi repris la photographie des trois pompiers hissant un drapeau à Ground Zero, diffusée par AP (y compris le journal Libération dans son édition du 13 septembre, dont la ligne éditoriale est pourtant en décalage avec la tonalité patriotique de cette photographie). Ce qui explique en dernier ressort le « paradoxe du 11-septembre », n’est ni une censure d’État, ni même une auto-censure des journalistes, mais une éco-censure : les images-types du 11-septembre étaient toutes issues du catalogue des agences filaires, en position hégémonique sur le marché du photojournalisme.

Bien qu’ayant abordé le 11-septembre en historien de la photographie, Clément Chéroux fait, en définitive, véritable œuvre de sociologue. Il prend le 11-septembre comme un fait social total, révélateur des structures et des tendances profondes de la société dans laquelle il survient. Il s’en sert comme d’un cas d’étude pour mettre en exergue les effets de standardisation et d’uniformisation exercés par la globalisation économique et financière sur les représentations photographiques et mémorielles. Même s’il ne fut pas perçu de manière identique en différents points du monde, le 11-septembre fut partout représenté avec les mêmes images, et interprété en puisant dans le même pot commun de souvenirs « universels » à la sauce hollywoodienne : si ce n’est Pearl Harbor, alors c’est Apocalypse Now… Ce que dévoile ainsi Clément Chéroux est, au fond, symptomatique de la façon dont est aujourd’hui traité n’importe quel événement médiatique – comme en atteste le sous-titre de son livre : « L’image photographique à l’ère des médias globalisés ». Un autre exemple serait les attentats du 11 mars 2004 à Madrid, qualifiés dans la presse de « 11-septembre espagnol » ou « européen », avec en une des journaux du monde entier la même image du trou béant causé par une des explosions dans un train peu avant son entrée en gare d’Atocha. Parmi les dessins de presse publiés dans ces journaux, certains firent le lien entre les trains éventrés et les tours perforées, comme si celles-ci n’avaient fait que basculer à l’horizontale. Le 11-septembre devint ainsi référent iconique à son tour…

Diplopie est un livre en tout point remarquable, aussi concis que précis, exemplaire tant par sa rigueur que par son inventivité. On peut, certes, regretter que la notion d’intericonicité n’y soit pas plus théoriquement étoffée. À n’en pas douter, elle mérite d’être peaufinée, et appelle d’autres études de cas sur des événements tels que le tsunami de 2004, ou la mort de Jean-Paul II [18], dans l’esprit du travail déjà réalisé par Barbie Zelizer à propos des références à la Shoah dans le traitement médiatique du génocide rwandais et de la guerre en ex-Yougoslavie [19].

Clément Chéroux, c’est suffisamment rare pour être souligné, ne parle pas du 11-septembre pour n’en rien dire. Il s’en saisit pour montrer comment l’histoire est répétée par les médias, suivant certaines lois dont l’étude relève d’une sociologie de la mémoire collective. Un sociologue tel que Maurice Halbwachs aurait certainement beaucoup apprécié ce livre, où il est montré comment les représentations d’un événement trouvent leur explication dans une morphologie sociale particulière, en l’occurrence celles de l’industrie des médias et de l’information [20]. L’historien de la photographie livre ainsi une contribution dont la portée va bien au delà de son domaine de compétence, et intéressera un large public. Huit ans après le 11-septembre, il semble que le temps de l’analyse approfondie de l’événement soit enfin venu. On ne peut qu’espérer que Diplopie ouvre la voie à d’autres livres de la même qualité.

par Gérôme Truc, le 11 septembre 2009

Aller plus loin

  • Sur le traitement télévisuel du 11-septembre : Daniel Dayan (dir.), La terreur spectacle : terrorisme et télévision, Bruxelles, De Boeck/INA, 2006.
  • Sur les réactions populaires au 11-septembre : Béatrice Fraenkel, Les écrits de septembre, New York 2001, Paris, Textuel, 2002
  • Sur l’hypothèse d’une censure d’Etat dans le traitement médiatique du 11-septembre : Christian Delage, « Une censure intériorisée ? Les premières images des attentats du 11 septembre 2001 », Ethnologie française, XXXVI, 2006, p.91-99.
  • Sur la controverse suscitée par la photographie de Todd Maisel, « The Hand » : Daniel Girardin et Christian Pirker (dir.), Controverses. Une histoire juridique et éthique de la photographie, Lausanne, Actes Sud / Musée de l’Élysée, 2008, p. 286-289.
  • Sur la commémoration de Pearl Harbor : Emily S. Rosenberg, A Date Which Will Live. Pearl Harbor in American Memory, Durham, Londres, Duke University Press, 2003.
  • Sur la référence visuelle à la Shoah dans le traitement médiatique d’autres sujets : Barbie Zelizer, Remembering to Forget. Holocaust Memory Through the Camera’s Eye, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1998.
  • Sur les notions d’intericonicité et d’intertextualité : Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
  • Sur la sociologie de la mémoire : Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (1950).

 Sur internet :

  • Les archives numériques du 11-septembre, collectant tous les sites internet d’informations, américains et internationaux, dans les jours et semaines qui suivirent le 11 septembre 2001 : _ Archive.org ; _ lcweb2
  • Tom Junod,« The Falling Man », Esquire, vol. 140, n°3, septembre 2003 :
  • Exemples de caricatures mêlant « Ground Zero spirit » et « Flags of our fathers ».

Pour citer cet article :

Gérôme Truc, « Le 11 septembre et son double », La Vie des idées , 11 septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-11-septembre-et-son-double

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Sur ce point, voir l’article d’Olivier Remaud à propos du livre de Remo Bodei, La sensation de déjà-vu, Paris, Seuil, 2007 : Olivier Remaud, «  Le déjà-vu, nostalgie contemporaine  », 5 décembre 2007.

[2À ce sujet, on se réfèrera très utilement à Daniel Dayan (dir.), La terreur spectacle : terrorisme et télévision, Bruxelles, De Boeck/INA, 2006, qui complète très bien le livre de Clément Chéroux.

[3Pour de plus amples informations sur le Tribute WTC Visitor Center

[4Pour un aperçu de ces unes, on pourra consulter : http://www.poynterextra.org/extra/gallery/Extra1.htm  ; et http://www.september11news.com/. Signalons aussi les archives numériques du 11-septembre, collectant tous les sites internet d’informations, américains et internationaux, dans les jours et semaines qui suivirent le 11 septembre 2001 : http://september11.archive.org/  ; http://lcweb2.loc.gov/diglib/lcwa/html/sept11/sept11-overview.html

[5Une large partie des photographies réalisées le 11 septembre 2001, tant par des professionnels que par des amateurs, a été rassemblée dans le projet Here is New York. A democracy of Photographs : http://hereisnewyork.org.

[6Christian Delage, «  Une censure intériorisée  ? Les premières images des attentats du 11 septembre 2001  », Ethnologie française, XXXVI, 2006, p.91-99 (http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2006-1-p-91.htm).

[7Sur cette photographie, voir : Tom Junod,«  The Falling Man  », Esquire, vol.140, n°3, septembre 2003 (http://www.esquire.com/features/ESQ0903-SEP_FALLINGMAN).

[8Sur cette photographie et la controverse qu’elle suscita, on peut se référer au catalogue de la récente exposition «  Controverses  » : Daniel Girardin et Christian Pirker (dir.), Controverses. Une histoire juridique et éthique de la photographie, Lausanne, Actes Sud / Musée de l’Élysée, 2008, p. 286-289.

[11Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p.8.

[12Clément Chéroux démontre cette intericonicité dans le cas des images d’explosion et de fumée, et dans celui des images de drapeaux. Comme il le note par ailleurs, d’autres cas pourraient encore être étudiés, telles les images des décombres de Ground Zero, qui convoquent un imaginaire post-apocalyptique, tout comme les expressions «  Ground Zero   » et «  The Day After   » utilisées en légende.

[13Le rapprochement entre le 11-septembre et l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima se retrouve, d’ailleurs, dans certains des messages laissés par des visiteurs européens ou japonais au Tribute WTC Visitor Center.

[14Voir par exemple le dessin de Willem paru dans Libération le 21 sept 2001 qui mêle les deux images, la petite fille fuyant désormais sur fond de tours en fumée.

[15Alors qu’une large partie des réactions spontanées aux attentats, en particulier à New York, fut de nature pacifiste : voir Béatrice Fraenkel, Les écrits de septembre, New York 2001, Paris, Textuel, 2002.

[16Clément Chéroux évoque l’incendie de San Francisco en 1906 ou l’explosion du Hindenburg en 1937. Dans l’histoire de New York, on pourrait ajouter l’incendie du General Slocum en 1904, ou celui du Triangle Shirt-Waist Factory en 1911, dont on se souvient comme du «  fire of the fires   ». Il faut toutefois souligner que le 11-septembre et Pearl Harbor ont en commun de procéder d’attaques aériennes.

[17Emily S. Rosenberg, A Date Which Will Live. Pearl Harbor in American Memory, Durham, Londres, Duke University Press, 2003.

[18Voir le numéro 46 de la revue Hermès, «  Événements mondiaux, regards nationaux  », paru en 2006.

[19Barbie Zelizer, Remembering to Forget. Holocaust Memory Through the Camera’s Eye, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1998.

[20Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (1950).

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