Après Empire et Multitude, Michael Hardt et Antonio Negri poursuivent dans Commonwealth leur critique radicale, où l’inspiration de Marx se fait plus sensible que jamais, de notre modernité économique.
À propos de : Michael Hardt & Antonio Negri, Commonwealth, Belknap Press of Harvard University Press.
Après Empire et Multitude, Michael Hardt et Antonio Negri poursuivent dans Commonwealth leur critique radicale, où l’inspiration de Marx se fait plus sensible que jamais, de notre modernité économique.
Les lecteurs d’Empire et de Multitude [1] retrouveront dans le dernier ouvrage de Michael Hardt et d’Antonio Negri le style et les thèmes qui leur sont familiers. Alliant puissance spéculative, audace dans le diagnostic sociologique et fermeté révolutionnaire, les deux auteurs continuent à préciser et à enrichir cette « vision du monde » philosophico-politique si originale et si séduisante qui, ces dernières années, leur a attiré tant de sympathie dans les milieux les plus divers. Il y a cependant du neuf dans Commonwealth. Les deux premiers livres de la trilogie – excluons Global, qui relève un peu plus de l’écrit de circonstance [2] – s’étaient élaborés à la fois à l’ombre d’un impérialisme états-unien radicalisé à la suite du 11 septembre 2001, sous l’emprise des délires guerriers du néoconservatisme triomphant à l’époque de G. W. Bush, et d’un altermondialisme dynamique, mais toujours en quête d’une vision synthétique, autant que d’une pratique efficace. Cependant, l’essoufflement du mouvement altermondialiste (qui n’est peut-être que la conséquence la plus apparente de son démembrement inévitable, voire de ses succès partiels), l’ampleur des transformations géopolitiques récentes et le changement de l’air du temps idéologique dans une partie de la gauche intellectuelle (en l’occurrence, le passage d’une problématique altermondialiste à un réinvestissement du « communisme », chez Zizek et Badiou notamment [3]) ont transformé la conjoncture. Celle-ci se caractérise désormais par le retour sur le devant de la scène d’interrogations économiques (le travail, la pauvreté, les crises, le capitalisme et son éventuel dépassement) longtemps refoulées ou ignorées. Tout se passe même comme si, en partie par hasard et en partie sous la pression des tendances et des faits historiques eux-mêmes, une sorte de cycle post-marxiste – pendant lequel a pu s’exprimer à loisir la lassitude devant les ancrages intuitifs du marxisme, tels que la centralité du travail et des rapports de classe, l’aliénation et l’exploitation, la critique des contradictions du capitalisme et la misère – était en train de s’achever, aboutissant non pas à un oubli des idées et des problèmes relevant des rapports de genre, de race, relevant encore de l’identité et de la reconnaissance… – mais à leur remise en perspective. Apparemment, il ne faut plus craindre le reproche traditionnel d’économicisme. Le point de départ de Commonwealth, ce sera donc la pauvreté et la misère (plutôt que la guerre ou la perte de sens, comme dans les deux ouvrages antérieurs) ; de même, l’interlocuteur principal du livre, ce sera Marx (plutôt que Foucault ou Deleuze). Très clairement, la philosophie sociale des auteurs trouve désormais son centre de gravité dans une critique du capitalisme contemporain d’inspiration communiste. Sur le plan conceptuel, l’apport essentiel de cet écrit consiste d’ailleurs dans une réélaboration inventive des catégories marxiennes, y compris parmi les plus techniques (capital constant et capital variable, composition organique du capital, exploitation et subsomption réelle du travail, etc.), le reste relevant d’une sorte de réorchestration, certes souvent brillante, de mélodies que quiconque a feuilleté Multitude a déjà dans l’oreille.
Le cœur des intuitions économiques de l’ouvrage de Hardt et Negri est assez simple à résumer, et sa valeur tient surtout à la manière dont ils en tirent des conséquences ramifiées et l’enchâssent dans un réseau d’hypothèses et d’inférences aussi riches que suggestives. L’idée générale est que l’univers économique actuel (la production de richesses) a cessé de s’organiser autour de la fabrication industrielle d’objets de consommation manipulables, selon un modèle que la théorie économique, Marx compris, a finalement absolutisé. Désormais, le travail exprime et enrichit le tout de la vie (Hardt et Negri disent qu’il est « biopolitique »). Il plonge ses racines dans la personnalité (il est créatif et expressif), correspondant à l’augmentation d’une intelligence collective en éveil, en progrès continu, stimulée par la communication et l’échange, s’extériorisant sous la forme de la production d’idées et de représentations (dont dépend d’ailleurs maintenant la fabrication de choses). Au lieu de soustraire le travailleur à la sociabilité pour le diriger vers la matière morte, selon l’imagerie classique systématisée par Arendt dans Human Condition [4], il l’installe dans une intersubjectivité vive, ce que traduit empiriquement l’importance actuelle des emplois voués aux relations humaines de soin, d’entretien et d’éducation. Il ne s’agit pas là d’une simple interprétation philosophique, puisque, ajoutent Hardt et Negri, c’est dans ces domaines (le travail dit immatériel) que les profits se font et que les secteurs les plus dynamiques économiquement assurent la croissance des richesses dans le cadre de la mondialisation actuelle. Cependant, la critique sociale commence au moment où l’on constate que les produits de ce nouveau travail sont accaparés privativement, freinant l’expansion du « commun » dont il provient. La circulation des idées est bridée (par l’intermédiaire d’un droit de la propriété intellectuelle autoritaire et territorialisant), le dynamisme des rencontres stimulantes subit des coups d’arrêt au moment où l’on entend les contrôler, les ressources se voient limitées par les stratégies captatrices des entreprises et des États. C’est cette critique de l’appropriation (différente dans son principe de la critique marxienne de l’extorsion de la survaleur même si elle la rejoint) qui peut permettre de fédérer une approche différenciée de la période contemporaine tout en montrant la nécessité de son dépassement par le communisme, au sens d’une organisation sociale qui libérerait pleinement la puissance du commun.
Une évaluation circonstanciée de la problématique commandée par ces idées étant difficile à proposer en quelques paragraphes, on se contentera de poser une séries de questions qui seront regroupées autour de trois thèmes-clé.
Sociologiquement, il faut bien d’abord se demander si l’exaltation philosophique de la « production du commun », nom de code philosophique pour le « travail immatériel », laquelle est censée pouvoir mettre en mouvement le schème productif pour l’analyse des activités humaines, singulièrement celles qui sont caractéristiques du temps présent, ne court-circuite pas des détours analytiques qui restent encore à faire. Quoi de commun, en effet, alors que le motif immatérialiste nous oblige à les rassembler, entre le trader de Wall Street (ou le créateur de logiciel de la Silicone Valley) et l’immigrée hispanique vouée au caring probablement sous-payé des enfants de celui-ci, pourrait-on demander ? Et qu’y a-t-il de si original, voudrait-on peut-être enchaîner, dans les phénomènes économiques les plus spectaculaires de la période récente (à commencer par la croissance chinoise), alors qu’ils semblent reposer sur des mécanismes relativement classiques d’industrialisation « matérielle » et d’exportation de produits manufacturés ? Derrière ces difficultés empiriques, on trouve peut-être un problème plus profond. Car en fait, si l’on reconstitue hypothétiquement un ordre des raisons sous-jacent aux analyses de l’ouvrage, on s’aperçoit que Hardt et Negri commencent (1) par appeler « production » toute activité digne de ce nom avant (2) de se saisir de certaines transformations (sans doute incontestables) du monde du travail pour (3) en conclure que ce qui n’existait qu’en soi est en train de devenir pour soi : la société, loin d’être un donné inerte est une substance qui s’autodéveloppe spontanément à partir de soi-même (4), d’une façon qui (5) se conforme très aisément au principe d’une ontologie (spinoziste) de l’immanence créative, de l’être comme activité et puissance d’affirmation et (6) qui, en fait, une fois le Dieu du début de l’Éthique écarté, fournit même aujourd’hui le point de départ le plus naturel d’une telle ontologie. Il n’est pas dit qu’une telle argumentation, reposant sur une cascade de décisions lourdes conceptuellement, si impressionnante et même prometteuse qu’elle apparaisse, soit de nature à permettre une appréhension différenciée des faits économiques contemporains. Ceux-ci restent avant tout une surface de projection pour des options philosophiques aussi hardies que discutables.
Car Commonwealth ne recule pas devant le projet de fonder ensemble la critique et la politique sur une détermination de l’être de l’étant, et c’est la catégorie de production qui leur permet de le mettre en œuvre. À la limite donc, tout est production et tout est social, au sens inévitablement circulaire de ce qui possède le statut d’un agir commun appelé à enrichir de nouvelles modalités, supérieures, de l’agir commun.
Il s’ensuit une série de désinvestissements remarquables. Par exemple, ici, ni l’individu ni l’intersubjectivité ne forment des modalités du réel dignes d’être prises en compte ou significatives du point de vue d’une théorie sociale critique. La nature fait également les frais de cette inflation du productif. À l’exemple de Spinoza, les auteurs appellent « nature » non pas une partie de la réalité (celle qui serait la moins déterminée par l’ingéniosité humaine et que cette dernière trouverait devant soi comme sa présupposition donnée), mais le tout de la réalité en tant qu’on lui prête une puissance de déploiement spontanée. En franchissant un cap supplémentaire, on parvient même à l’idée que « la nature n’est en fait qu’un autre nom pour le commun » (p. 171). Que l’on se place au point de vue d’une sociologie des rapports pratiques à l’environnement ou du point de vue d’une épistémologie raisonnablement relativiste, il apparaît en effet que les résultats de l’activité humaine, d’une part, et le « donné », d’autre part, s’entrelacent si intimement qu’il devient impossible de les distinguer de façon tranchante. Le schème du travail, relayant le monisme spinoziste, permet ainsi de couper court aux tergiversations : le monde (y compris dans celles de ses composantes que nous sommes tentés de qualifier de « naturelles »), tout comme nous-mêmes, sommes toujours déjà pris dans le cercle de la production inventive et collective dont « nature » et « société » ne forment que des moments isolés par abstraction. Tout cela ne manque pas d’allure, philosophiquement parlant. Mais la question reste posée de savoir si un écologisme quelque peu articulé (ne serait-ce que sous la forme d’une préoccupation minimale pour le « développement durable »), en tant qu’inévitablement orienté en direction de la préservation d’un environnement existant, peut trouver son compte dans une telle élaboration. Il lui faudra bien, ouvertement ou en catimini, une ontologie qui ménage une place à ce qui vient avant le travail humain. Voilà qui symbolise sans doute la difficulté du parti-pris néoproductiviste, si immatérialisé soit-il. Qu’en est-il, en résumé, de la toute-puissance du schème de la production ?
Ce qu’il y a sans doute de plus étonnant dans leur livre, c’est le sérieux avec lequel Hardt et Negri prennent au pied de la lettre le mot d’ordre de la « critique immanente ». Par rapport à maint discours radicaux d’aujourd’hui, ce qu’ils disent du capitalisme (dont on lit souvent désormais de plus en plus, même en dehors de l’extrême gauche, qu’il est la cause de folies et de malheurs infinis pour l’humanité) apparaît singulièrement prudent et mesuré. Même les dérives du système financier, cible facile depuis 2008, trouvent en quelque sorte grâce à leurs yeux : elles sanctionneraient seulement une universalisation précipitée, une interconnexion manquée, car trop abstraite, de l’ensemble des flux productifs (p. 156-158).
Il faut chercher le principe d’une telle orientation inattendue dans le fait que la critique du capitalisme se ramène d’après Hardt et Negri à la mise en cause des obstacles qu’il rencontre à sa propre expansion, laquelle constitue le point de départ quasi vitaliste (au sens restreint où la croissance de la vie se résout dans celle des forces productives) du raisonnement. En l’adoptant, les auteurs de Commonwealth sont conduits à traduire dans leur langage spinoziste une version crue du productivisme marxien, celui pour lequel ce qu’il y a de plus grave à dire contre le capitalisme est qu’il contient les forces productives dans des limites trop étroites (une idée qui, bien heureusement, ne représente que l’un des aspects du marxisme historique). Ainsi, le passage au communisme suppose non pas la réinvention de régulations (dans le style d’ATTAC) ou la promotion d’institutions économiques nouvelles (une position actuellement défendue par la social-démocratie associationniste), mais la libération des forces productives existantes qui, d’elles-mêmes, s’assumant elles-mêmes, se soustrayant au pseudo-soutien que leur offre le capital tel qu’il existe aujourd’hui (en fait une force de contrainte et de parasitage) sont censées pouvoir favoriser l’avènement de la société désirable. Dans cette perspective, « le capital » devient le symbole d’une appropriation privée illégitime visant ce qui est a été originellement produit en commun et pour le commun. Cette idée, située au cœur de l’économie de Commonwealth, témoigne du fait qu’il y a une manière résolue chez Hardt et Negri d’innocenter le travail existant (le contenu du travail, les conditions de travail, son organisation) : ici, les choses sont en ordre, au pire indifférentes. En tout cas, rien n’est retenu chez eux des thèmes désormais familiers d’une critique psychosociologique du travail qui, de Sennett à Dejours et Renault en passant par Clot et même Boltanski [5], alimente pourtant décisivement la théorie sociale contemporaine. Certes, Commonwealth place au centre de son argumentation une théorie de l’exploitation (p. 137-142). Mais alors que chez Marx, celle-ci s’identifiait à un mécanisme global de dépossession réelle et d’ex-propriation par lequel la puissance pratique du sujet se trouvait à la fois assujettie à et instrumentalisée par un principe objectif mû par l’impératif de sa propre croissance irrationnelle, dans Commonwealth, « exploitation » n’est plus synonyme que de « captation illégitime des produits du travail a posteriori ». Il n’est donc plus vraiment question de cette violence structurelle, de cet embrigadement dans le Système, que Le Capital tentait de repérer derrière l’injustice distributive mesurable du salariat. Hardt et Negri critiquent non pas l’autonomie aliénante du capitalisme comme « système » (inhumain, anonyme, poussé à l’autoreproduction élargie constante, délié de la volonté et de l’intelligence etc.), mais cet aspect bien particulier du capitalisme qu’est la privatisation, c’est-à-dire en fait la sous-utilisation, des richesses produites en commun, un « vol » qui est d’ailleurs aussi censé expliquer la misère des exclus. La critique marxienne de Proudhon, non sans une hargne excessive, s’était autrefois inquiétée de la facilité avec laquelle une telle approche quasi morale innocente le capitalisme, en même temps qu’elle passe à côté de ses aspects pathologiques les plus marquants, et cette inquiétude se retrouvera peut-être chez les lecteurs de Commonwealth.
Innocenté, le capitalisme l’est en tout cas chez Hardt et Negri par rapport à toute mise en cause de type éthico-culturel, celle qui s’en prendrait à la civilisation bourgeoise, et pas seulement aux rapports sociaux qui lui sont sous-jacents. C’est ici que se fait sentir la proximité de leur propos avec le « postmodernisme » – au sens de la valorisation de l’expérimentation audacieuse contre les acquis, de l’enthousiasme face à l’échange et à la communication qui dissolvent les routines et inquiètent les formes de vie stabilisées. Car il ne saurait être question dans Commonwealth d’une critique du fétichisme de la marchandise, de l’industrie culturelle ou du consumérisme effréné : tout cela relèverait au mieux d’une cécité devant les transformations structurelles de notre monde, devant les progrès immenses dont l’évolution du travail est solidaire. On semble même nous demander de nous extasier a priori devant la créativité des publicitaires et des communicants, devant l’ingéniosité des industriels de la mode et des stratèges de la culture de masse ou des médias (p. 148) : n’est-ce pas là que la production libérée de la pesanteur de l’objet brut, la production enrichie par l’imagination et par l’intelligence collectives en mouvement, se fait la plus manifeste ? Tant pis si l’idée d’une alliance objective de tous les travailleurs de l’immatériel, qui inclurait jusqu’aux perdants de la mondialisation (surtout les pauvres, dont on était pourtant parti) perd un peu en crédibilité…
On voit la question que suscite une telle conclusion : elle consisterait à se demander si une critique du capitalisme contemporain ainsi orientée (critique de la captation, du contrôle et du privatisme), peut faire l’affaire. Peut-elle vraiment réclamer, comme le prétendent Hardt et Negri, l’héritage de la compréhension marxienne de la modernité ou même plus simplement d’une critique économique convaincante et suffisamment large d’un point de vue empirique ?
Commonwealth commence par le fait de la pauvreté et de la misère. Visiblement, nous ne sommes plus à l’âge des approches culturalistes et identitaristes qui ont si profondément marqué (souvent de façon positive, d’ailleurs) la théorie sociale pendant ce dernier quart de siècle. En cherchant à situer ce choix, on arrive à l’idée que l’on peut distinguer trois types de conceptions philosophiques permettant de penser les conditions de vie décentes et l’obligation sociale de justice qui est faite de les assurer pour tous. 1) Une conception normative de l’existence humaine. Par exemple, dans les Manuscrits de 1844, Marx défend l’idée selon laquelle la pauvreté économique, en tant qu’associée à des conditions de vie et de travail humiliantes et exténuantes, et dans la mesure où elle se rattache profondément à une pauvreté existentielle, contredit immédiatement une exigence inhérente à la vie humaine (celle d’une vie riche, émancipée, épanouie, etc.). Il ne semble d’ailleurs pas avoir fondamentalement varié de point de vue au cours de sa trajectoire théorique, y compris dans Le Capital. 2) Un individualisme ontologique. Ici, les personnes sont conçues à partir des désirs et des projets de vie qui sont supposés leur être propres et les définir ; l’existence de minima sociaux préservant chacun de la misère fait alors partie de l’ensemble des conditions de possibilité pour la réalisation de ces désirs et de ces projets. Avec des nuances importantes, Rawls et Sen peuvent être vus comme les tenants les plus éloquents d’une telle vision qui relève du libéralisme de gauche. 3) Un intersubjectivisme participationniste. Ici, les conditions de vie décentes, non-misérables, sont considérées comme faisant partie des supports empiriques d’une délibération digne de ce nom. Présupposé dans ces approches, l’argument trivial selon lequel on n’est pas prêt à bien délibérer lorsque l’on est dans le besoin suffit à la fois à emporter la conviction et à orienter la discussion. L’idéal d’une participation démocratique inclusive et authentique y forme donc le point de vue à partir duquel les situations socioéconomiques concrètes se trouvent évaluées. Dans le champ contemporain, Habermas a fourni une légitimation influente de ce genre d’approches d’aspect plus républicaniste [6].
Il est clair que Hardt et Negri s’y rattachent aussi de quelque manière, bien que chez eux, le moment intersubjectiviste, qui est bien réel (la productivité de la rencontre, la fécondité de l’interaction et de l’échange, le social comme produit de la dynamique d’un agir partagé…), soit englobé dans une approche plutôt centrée sur l’autodéveloppement immanent d’un « commun » quasi substantialisé, au sens de la substance unique de Spinoza à l’intérieur de laquelle se déploie sans contradictions le dynamisme des modes finis. Si la réflexion philosophique a accès à la différence entre pauvreté et aisance, entre misère et satisfaction des besoins élémentaires, etc., c’est donc, à l’encontre de ce qui se passe chez Marx ou chez Sen, d’une façon médiate chez eux puisque la survie n’est intéressante que dans la mesure où elle est présupposée dans la production biopolitique. D’où un passage surprenant du livre (p. 308-310) où Hardt et Negri semblent faire en quelque sorte de l’accès aux réseaux d’échange de savoir le cœur d’un réformisme révolutionnaire, la couverture des besoins vitaux (ainsi que les conditions de travail tolérables) descendant au niveau d’une infrastructure qui relèverait de la nécessité vitale dénuée de signification profonde, qui donc resterait dénuée de cette espèce de puissance émancipatrice virtuelle que Marx y percevait, au sens où la vie libérée du besoin (disposant de « temps libre » dit le livre III du Capital) se fait d’elle-même, pensait-il, exploratrice, communicationnelle et généreuse. Cette stratégie, bien qu’elle ne soit évidemment pas absurde, s’avère difficile à défendre. En effet, l’argumentation libérale (qui avec Sen a été très loin dans la prise en compte des dépossessions existentielles dont la misère est solidaire) ne comporte-elle pas un moment de vérité qu’elle se révèle incapable d’intégrer ? La connexion à Internet est-elle vraiment plus significative philosophiquement que l’accès à l’eau potable ? Est-ce que l’altermondialisme et le néomarxisme n’impliquent pas, d’une façon qui, elle aussi, semble difficile à négliger, de prendre au sérieux pour eux-mêmes, avec la philosophie qui leur est inhérente, l’aliénation de la misère économique, la détresse de l’insatisfaction des besoins, l’abaissement dont sont porteuses les atteintes aux tendances et aux exigences du corps et de la vie ?
En résumé, Commonwealth fait partie, avec une place de choix en raison de son ampleur, des ouvrages contemporains qui nous incitent à penser que la théorie sociale, y compris la plus philosophique, peut désormais difficilement éviter de s’engager sur le terrain économique (ne serait-ce qu’en interprétant la mondialisation, le néolibéralisme, le capitalisme etc.). Les difficultés de la position défendue par Hardt et Negri forment la contrepartie de leur façon nette et décidée de répondre à cette exigence, et c’est pour cela que, sûrement, elle jouera à juste titre un rôle important dans la discussion contemporaine. Ne serait-ce que parce que, en ce qu’elle a de plus intéressante pour nous, l’impulsion marxienne a plus de chance de survivre dans une tentative sincère pour concevoir les transformations du travail et de l’exploitation que dans une quelconque spéculation déliée sur l’essence du Communisme comme Exigence pure.
par , le 31 mars 2010
Stéphane Haber, « La puissance du commun », La Vie des idées , 31 mars 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-puissance-du-commun
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[1] M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exil, 2000 ; Multitude, Paris, La Découverte, 2004.
[2] G. Cocco et A. Negri, Global, Paris, Amsterdam, 2007.
[3] A. Badiou, S. Zizek et al., L’Idée de communisme, Paris, Nouvelles Editions Lignes, 2009.
[4] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2005.
[5] R. Sennett, Le Travail sans qualité, Paris, Albin Michel, 2000. C. Dejours, Souffrance en France, Paris, Seuil, 1999. E. Renault, Souffrances sociales, Paris, La Découverte, 2008. Y. Clot, Le Travail sans l’homme ?, Paris, La Découverte, 2008. L. Boltanski, De la critique, Paris, Gallimard, 2009.
[6] J. Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1992, ch. 3.