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Recension Histoire

L’histoire des sciences et le « racisme » juif

À propos de : A. Pichot, Aux origines des théories raciales, Flammarion.


par Perrine Simon-Nahum , le 20 novembre 2008


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Le Talmud est comparable au « Code Noir », Darwin est un imposteur, les Juifs ont inventé l’hygiène raciale qui devait les anéantir au XXe siècle : dans une étude-pamphlet qui foisonne d’analogies décontextualisées et de rapprochements douteux, André Pichot entend démontrer que les théories raciales prennent leur source dans la Bible.

Recensé : André Pichot, Aux origines des théories raciales de la Bible à Darwin, Paris, Flammarion, 2008. 519 p., 28 €.

Historien des sciences et chercheur au CNRS, André Pichot est, avec Jacques Testard, de ceux qui mettent en accusation la science actuelle autant dans ses réalisations que dans l’esprit qui y préside. L’intérêt du travail de Pichot tient dans le fait qu’il ancre sa critique des dérives scientifiques contemporaines dans l’histoire des théories elles-mêmes et non dans une dénonciation du progrès technique frappée au coin d’une vague philosophie heideggérienne. Au moment où l’on célèbre le 150e anniversaire de la publication de L’Origine des espèces, il s’attaque ainsi au mythe que constitue selon lui le darwinisme et qui fournit leur légitimité aux dérives dans lesquelles la science se trouve aujourd’hui entraînée.

Aux origines des théories raciales de la Bible à Darwin, son nouvel ouvrage, reprend quelques-uns des thèmes déjà présents dans La Société pure de Darwin à Hitler, publié chez le même éditeur en 2000. Darwin n’aurait rien du héros que les esprits progressistes se plaisent à célébrer. Inconséquent dans son argumentation, aussi prudent sur le fond que sur la forme, lui-même n’aurait rien compris à la théorie de l’évolution dont on le crédite. Pour dénoncer ce qui apparaît à ses yeux comme une imposture et rétablir les faits, André Pichot croise deux types de démonstrations. Une enquête généalogique s’attache à remonter l’ensemble des théories qui formulèrent, avant Darwin, le thème de l’évolution. C’est à Lamarck qu’on doit par exemple la première étude scientifique sur l’évolution des espèces. La théorie de l’évolution que l’on attribue habituellement à Darwin se trouve en réalité chez Haeckel. Quant à l’idée de sélection naturelle, Darwin l’aurait tout entière empruntée à la Dissertation de Townsend de 1786, l’inspirateur de Malthus.

Établir les bases du mythe darwinien permet à Pichot de montrer comment celui-ci répond à une fabrication idéologique correspondant à l’apogée d’un libéralisme intégral dans la société anglaise au tournant du XIXe siècle. C’est en fait sa récupération par le discours social qui a permis au darwinisme de se maintenir en biologie jusqu’au début du XXe siècle – et non l’inverse, comme le prétendent les biologistes. Loin de dire, comme le font les tenants de la légende dorée, que le darwinisme s’est posé contre la religion en champion de la science et du progrès de l’humanité, force est de reconnaître, selon lui, que Darwin, très prudent en la matière, n’a jamais pris la tête d’une croisade anti-religieuse. Il n’existe d’ailleurs aucune opposition frontale, selon Pichot, entre christianisme et darwinisme, contrairement à ce que l’on prétend. Cette partie de l’ouvrage, même si elle refuse toute fécondité au travail de Darwin d’une façon qui paraît excessive au non-spécialiste lui-même, semble recueillir l’assentiment d’une partie de la communauté scientifique, comme le montre l’accueil mesuré qu’a reçu l’ouvrage. Ce n’est déjà plus le cas lorsque Pichot transpose le darwinisme dans une géopolitique des nations. Aussi paraît-il un peu rapide de distinguer deux camps dans le darwinisme du XIXe siècle. La ligne de fracture que trace l’auteur entre un darwinisme anglais, qui serait plus sensible au thème de la concurrence, et un darwinisme allemand, plus vitaliste dans la tradition philosophique de Schelling, est immédiatement invalidée en la personne d’August Weismann, savant de nationalité allemande mais proche des Anglais par son interprétation du darwinisme.

Judaïsme, communautarisme et esclavage

Commence alors comme un second livre à l’intérieur du premier, qui laisse perplexe tant sont contestables certaines de ses assertions, et par le risque qu’elles font courir d’alimenter l’antisémitisme de lecteurs mal intentionnés, ces « méchantes langues », comme l’auteur les qualifie lui-même, cherchant sans doute à prévenir tout reproche (p. 58). Il est difficile de saisir le fonctionnement du modèle épistémologique suivi par Pichot, dont le mode d’argumentation semble se résumer à établir des chaînes d’analogies. L’interrogation porte d’abord sur l’histoire des sciences elle-même. Peut-on la limiter à l’énoncé d’un catalogue de théories successives, sans inscrire celles-ci dans un environnement intellectuel plus général, ni s’interroger sur le rapport qu’elles entretiennent avec les doctrines philosophiques et théologiques de leur époque ? L’histoire des sciences, comme toute autre discipline, ne peut se concevoir de façon décontextualisée. À vouloir rétablir une vérité qu’il suppose occultée pour des raisons liées à l’idéologie dominante de l’époque – à la fois celle du milieu des années 1800 et celle de la période actuelle –, Pichot prend le risque d’introduire une confusion plus grande encore.

Le malaise s’accroît à la lecture du titre de l’ouvrage, qui suggère d’une part que les théories raciales trouvent leur origine dans le document biblique et, d’autre part, que l’on peut tracer une continuité depuis la Bible jusqu’à Darwin. En se livrant à une surinterprétation peu crédible au regard de son anachronisme et de son manque de sérieux scientifique, Pichot commet non seulement une erreur historique, mais également un dérapage idéologique dont nous pourrions à notre tour faire la généalogie. L’explication de ce télescopage intellectuel réside en partie dans la phrase-clé de l’ouvrage : « En ce domaine [l’évolutionnisme], la religion a parfois été pire que la science » (p. 37). C’est par le biais du préadamisme, doctrine qui s’intéressait à l’origine de l’homme, qu’il ouvre l’enquête en remontant aux écrits de Isaac de La Peyrère, auteur du XVIIe siècle dont il qualifie l’œuvre de « salmigondis théologique » (p. 53-54) et dans lequel il voit la traduction biologique de la notion de peuple élu – depuis le Maharal de Prague jusqu’à l’enseignement de Léon Askenazi (mort en 1996), en passant par le Midrash et la Cabale. Sans s’embarrasser du caractère acrobatique de ces rapprochements exégétiques, Pichot les justifie dans une formule lapidaire : « Les textes religieux juifs sont, pour l’essentiel, des commentaires de commentaires de commentaires, et des interprétations d’interprétations d’interprétations. Il est difficile d’en démêler la signification, et on y trouve tout et son contraire » (p. 58).

Mais comment comparer des textes que tout sépare ? Comment donner une interprétation univoque des textes sacrés là où exégètes et philosophes se sont interrogés depuis plusieurs siècles ? La théorie que Pichot élabore à propos de l’élection du peuple juif fait ainsi fi des leçons des exégètes des XVIIIe et XIXe siècle, mais aussi, plus près de nous, de la lecture qu’en donnent certains des plus grands esprits du XXe siècle, au premier rang desquels François Rosenzweig et Emmanuel Levinas, qui interprètent l’idée d’élection à l’aune des devoirs qui échoient au peuple juif (et non d’une supériorité ou d’un avantage qu’il en tirerait). Dans le même chapitre, à l’occasion d’une note sur Gobineau, Pichot règle leur compte aux « historiens actuels » (p. 61) qui, continuant à faire de lui le « père de l’antisémitisme, du racisme et même du nazisme », se rangeraient parmi les tenants des thèses collaborationnistes de la pire espèce.

Concernant la question de l’esclavage, c’est sur le futur grand rabbin de France sous l’Affaire Dreyfus, Zadoc Kahn, que Pichot centre sa démonstration au sujet de l’implication (supposée) du judaïsme. Non content de stigmatiser l’aspect « comique » que crée, selon lui, la distorsion entre la volonté du futur grand rabbin de donner une image humaniste du judaïsme et « la brutalité des textes et de l’histoire » (p. 105), il prend soin de minorer la condition exceptionnelle faite à l’esclave dans la Bible et le Talmud dans la période antique en invoquant une différence entre la théorie et la pratique. S’il ne repère aucun racisme chez Zadoc Kahn, il prend soin en revanche de signaler que la fraternité humaine s’arrête pour celui-ci à la distinction entre Juifs et non Juifs. Or, de la frontière communautaire au racisme, il n’y qu’un pas !

Les passages consacrés à l’examen de la législation biblique empruntent un style qui n’a rien à envier aux traités anti-talmudiques produits dans les milieux antisémites français du XIXe siècle. Ce qui devient un témoignage à charge se poursuit par l’examen du rôle des Juifs dans l’esclavage et la traite des Noirs aux XVIIe et XVIIIe siècles. Pichot a soin de citer ses sources, l’économiste Werner Sombart et les volumes de la Jewish Encyclopedia publiée à New York entre 1901 et 1907. Ce rôle des Juifs fournit le prétexte d’une comparaison entre les dispositions édictées par le Talmud et le « Code Noir ». Qu’il y ait quelques siècles d’écart entre les deux documents ne semble pas troubler notre historien. Lorsqu’il n’est pas à imputer directement aux Juifs, l’esprit sectaire d’Israël s’incarne dans les différentes théories concernant le peuple élu, qu’il s’agisse des puritains ou des WASP se présentant comme le nouvel Israël, ce que formalise en 1840 le révérend John Wilson, inventeur du British Israelitism. Ce mouvement, expression « ethnico-religieuse de la co-réussite économique des bourgeoisies protestante et juive lors de la révolution industrielle » (p. 152) et qui trouve une autre expression en Angleterre sous la plume de Disraeli, finit par opérer un glissement aryanisant, marginalisant progressivement les Juifs. Fort de ces exemples, Pichot peut affirmer que les théories établissant une hiérarchie entre les peuples (hiérarchie fondée sur des critères biologiques) étaient à l’époque légion et que les thèses antisémites participent au même titre à l’esprit du temps.

Du « racisme » juif à la Shoah

Les Juifs sont encore une fois en première ligne dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée plus directement « Vers le nazisme ». L’enchaînement est imparable qui permet à Pichot, dans le premier chapitre consacré aux théories d’hygiène des races, d’exhumer les textes peu connus de deux auteurs juifs, Lucien Wolf et Joseph Jacobs, à l’appui du constat suivant : si les Juifs sont le premier peuple à avoir été visé par ces théories, ils en sont aussi les premiers auteurs. On ne peut se défendre du sentiment que Pichot tend ainsi à accréditer l’idée que les Juifs ont été les inventeurs des théories qui devaient conduire, un demi-siècle plus tard, à leur propre extermination.

La Bible se trouve également convoquée, dans la mesure où la lecture que donne Pichot des ouvrages des deux publicistes insiste sur l’usage que ceux-ci font des préceptes de la Loi. Si l’exhumation de textes peut connus présente toujours un intérêt pour l’historien, on peut regretter qu’à aucun moment Pichot ne s’interroge sur la représentativité de ces deux auteurs et sur leur place dans le judaïsme de l’époque. La notoriété de Wolf et Jacobs est assise, selon lui, sur le fait qu’ils ont été respectivement éditeur du Jewish World, fondateur de l’Anglo-Jewish Association, et écrivain, voire que leurs idées ont essaimé aux États-Unis sous la plume du rabbin Reichler. À l’inverse, les théories antisémites qui voient le jour à l’époque, dont celle de Wilhelm Marr, fondateur de l’antisémitisme moderne, bénéficient d’une forte contextualisation. Celui-ci, selon Pichot, n’aurait fait que reprendre les arguments économiques que l’on trouvait déjà sous la plume d’un Toussenel. Quant à sa hiérarchie des races, elle ne repose sur aucun fondement biologique. En ce sens, la position de Marr ne serait pas très différente du sectarisme illustré à la même époque par le Kulturkampf (p. 394). Rien à voir, écrit Pichot, avec le « niveau de théorisation biologique qu’aura, quelques années plus tard, l’hygiène raciale de Wolf et de Jacobs » (p. 400), fondé sur la notion de race juive tirant sa pureté des lois religieuses.

Les pages qui suivent sont plus explicites encore dans la caricature que Pichot fait des auteurs juifs : l’intérêt qu’ils portent à la notion de race (et de race juive en particulier), soit pour l’encenser, soit pour la critiquer, suffit à les rendre suspects. L’amalgame et l’usage d’auteurs comme Adolphe Neubauer, Salomon Reinach ou Simon Doubnov, dont Pichot fait l’adepte d’une « race juive » (en 1941, c’est-à-dire au moment même où il meurt assassiné par les nazis), montrent la méconnaissance que l’auteur a – ou feint d’avoir – de ces textes et du contexte intellectuel dans lequel ceux-ci ont vu le jour : les débats français sur la science des religions au XIXe siècle, pour les deux premiers, le judaïsme érudit d’Europe orientale et le nationalisme, pour le dernier. Soucieux de guérir l’amnésie dont souffrent les historiens à l’égard des théoriciens juifs, Pichot en oublie de citer les noms des théoriciens nazis, lesquels se contentèrent, semble-t-il, d’« exploiter » les théories juives de la race juive. Postérité des théories raciales : on ne s’étonnera pas de trouver, en bout de chaîne, le sionisme et l’idée d’une concurrence prolongée entre une hygiène raciale juive et une hygiène raciale aryenne, le nazisme finissant par étendre l’euthanasie recommandé par les doctrines eugénistes et racistes « aux malades mentaux, handicapés et déviants divers, avant de l’appliquer aux métis, aux Tziganes et aux Juifs » (p. 405).

On aimerait renvoyer Pichot à ses études, en lui conseillant de faire pour l’histoire des idées le même travail intellectuel que celui qu’il recommande à ses collègues pour l’histoire des doctrines scientifiques. Une connaissance exégétique des textes sacrés, de même qu’une longue fréquentation des auteurs issus du courant de la Wissenschaft des Judentums et plus largement de l’historiographie juive, lui aurait sans doute évité de dangereuses approximations et aurait apporté une réponse aux surprises feintes qu’il met en scène à travers de douteux amalgames. De même, la fréquentation de certains auteurs lui aurait enseigné que l’histoire sait aussi être réflexive. C’est plutôt à un chemin à rebours que nous convie Pichot, confondant causalité scientifique et inférence historique. C’est parce que les partisans des théories hygiénistes des races, disciples de Galton, étaient juifs et fondaient leurs discours sur les Écritures que la Bible tombe sous l’accusation de racisme. Et Darwin dans tout cela ? C’est seulement, on l’aura compris, un maillon de la chaîne. Dangers de cette histoire de la science.

par Perrine Simon-Nahum, le 20 novembre 2008

Pour citer cet article :

Perrine Simon-Nahum, « L’histoire des sciences et le « racisme » juif », La Vie des idées , 20 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-histoire-des-sciences-et-le

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