Recensé : André Charrak, Empirisme et théorie de la connaissance, Paris, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la Philosophie, Novembre 2009, 176 p. , 18 euros.
L’ouvrage qu’André Charrak fait paraître aux éditions Vrin constitue le troisième volet d’un triptyque, le volet central et conclusif, encadré d’un côté par une étude monographique, Empirisme et métaphysique, de l’autre par le traitement comparatif d’un problème exemplaire, Contingence et nécessité des lois de la nature [1]. S’il ne s’agissait que d’exercices de style, André Charrak aurait démontré là qu’il excelle dans l’application de trois méthodes : le commentaire structural, l’histoire des idées, l’histoire des systèmes de pensée. Il importera peu ici d’établir que l’auteur alterne en réalité les trois méthodes dans chacun de ses ouvrages – ce serait du coup les réduire à de purs exercices de virtuosité. Ces livres ont surtout un propos, et le dernier paru en constitue la synthèse : on a bien affaire à une généalogie de l’empirisme moderne et contemporain, une généalogie qui a cruellement manqué aux représentants successifs d’un courant qui, comme on sait, a connu ces dernières décades de nombreuses renaissances, au moins depuis l’empirisme logique du Cercle de Vienne dans les années 1930.
Définir l’empirisme : trois écueils
Qu’est-ce que l’empirisme ? Il existe trois manières canoniques de le définir. La première se ramène à un simple adage, une maxime sans âge – Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu, rien n’est dans l’intellect qui n’ait été auparavant dans les sens. Un tel énoncé, outre qu’il ne dit à proprement parler rien du passage des sens à l’intellect, limite l’empirisme à sa dimension psychologique : à savoir, l’histoire – non relatée en fait puisqu’occultée – de l’esprit à partir de cette forme primitive d’expérience (du grec empeiria) que constitue l’expérience des sens.
La seconde manière est plus un héritage du positivisme comtien que l’expression formelle de l’empirisme lui-même. C’est le dépassement de la métaphysique au moyen de la théorie de la connaissance – et Rudolf Carnap, cosignataire du Manifeste du Cercle de Vienne ira plus loin : une théorie de la connaissance construite sur l’analyse logique du langage [2]. Une telle présentation, cette fois plus générale, s’enracine cependant dans une vision tout à fait caricaturale de la métaphysique, celle que renferme par exemple la fameuse « loi des trois états » dans la Première Leçon du Cours de philosophie positive. L’état métaphysique y est décrit comme un état « abstrait », « bâtard », car intermédiaire entre l’état théologique et l’état positif (dont l’adéquation avec l’empirisme des Lumières est complète). Son modèle explicatif, qui repose sur l’inhérence supposée de forces dans le monde, tenant lieu de « causes » des phénomènes pris comme effets, ne constitue qu’une modification malheureuse d’un modèle théologique plus performant, surtout si l’on considère le cas des religions monothéistes où un seul agent surnaturel est cause de tous les phénomènes du monde. Quoi qu’il en soit, il n’atteint pas la rationalité de l’état positif qui se dégage du schème causal au profit de la raison entendue comme calcul des effets. Il y a certes du mérite à recentrer comme le fait Comte le problème de la métaphysique sur celui de la causalité, beaucoup moins en revanche à y faire simplement proliférer les agents naturels quand l’obstination des métaphysiciens a porté au contraire sur la question du principe, c’est-à-dire sur le problème de l’unité du modèle explicatif ou en tous les cas de la paucité des expressions de la cause. Par ailleurs, on a beau jeu de supposer une discontinuité totale entre l’empirisme et la métaphysique, en prenant simplement au mot les auteurs qui prétendaient s’alléger des pesanteurs des raisonnements scolastiques, Descartes le premier.
La troisième manière de décrire l’empirisme enfin, le recentre sur des questions de méthode. On la doit à Michel Foucault, dans Les mots et les choses : il s’agit de la genèse ou « constitution des ordres à partir des suites empiriques », qui vient s’articuler à la mathesis et à la taxinomia pour former ce que Foucault appelle l’épistémè classique [3]. La genèse foucaldienne se dégage cette fois du contexte psychologique pour interroger plus directement l’origine des connaissances aussi bien que l’historicité propre des sciences constituées. Mais la robustesse apparente du modèle dissimule trois faiblesses : 1/ une lacune tout d’abord : Foucault ne considère finalement pas pour elles-mêmes les enquêtes génétiques des Lumières en leur préférant celles de l’âge classique ; 2/ Une erreur d’interprétation expliquée par André Charrak, ensuite : Foucault se concentre sur une transition hautement problématique de la mathesis à la taxinomie quand cette dernière semble avoir été précisément l’objet même de la critique cartésienne puis empiriste ; il néglige en revanche un lien beaucoup plus fort et direct, proprement empiriste celui-ci, de la mathesis à la genèse ; 3/ enfin, un problème de méthode : la théorie foucaldienne de l’épistémè a le grand tort de constituer des transcendantaux historiques dont les différents textes sont supposés produire des manifestations plus ou moins conscientes, transcendantaux qui écrasent ou évacuent une histoire plus empirique précisément qui est celle des problèmes.
Trois définitions donc, trois écueils aussi. André Charrak y répond en deux temps (les deux parties de l’ouvrage), mais en fait trois mouvements.
La réflexion et le problème du réductionnisme
À la maxime qui constitue la première doxa sur l’empirisme, il faut tout d’abord répondre avec André Charrak que son Nihil recouvre en réalité un problème qui est celui de toutes les histoires naturelles de l’esprit : la place accordée à la réflexion comme voie d’accès aux idées et à travers elles à l’esprit lui-même, au-delà des sens. La réflexion, qui occupe la première partie de l’ouvrage, est une invention récente qui trace une frontière entre, d’une part, la noétique des classiques héritée d’Aristote et de Proclus, qui subordonne la définition des entités mentales à des enjeux purement gnoséologiques (et dont relève encore Descartes dans une certaine mesure), et la psychologie du XVIIIe siècle d’autre part, qui constitue une enquête empirique sur les phénomènes psychiques indépendamment de leur investissement dans les procédures de connaissance.
Absente donc chez Descartes, on voit la réflexion balbutier chez un Gassendi, mais elle ne s’introduit véritablement que chez Locke, qui l’interprète comme une perception ou expérience interne des idées prises comme objet. On sait que Brentano, suivant les pas de Locke dans sa Psychologie de 1874, fera de la perception interne des phénomènes psychiques le second critère de distinction de ces mêmes phénomènes psychiques d’avec les phénomènes physiques, après sa fameuse thèse d’intentionnalité [4]. Introduite ainsi comme instrument d’une ascension des sens vers l’esprit, la réflexion est toutefois convertie en problème, une fois passée au crible de la critique leibnizienne de Locke (sur laquelle nous reviendrons dans un second temps). Leibniz identifie chez Locke un principe radicalement étranger à la voie de l’expérience qu’il prétendait embrasser : l’impossibilité de dériver les idées de réflexion de la sensation elle-même accuse chez l’auteur de l’Essai quelque chose comme une « innéité résiduelle de l’esprit » [5]. Après Leibniz, les empiristes devront choisir entre les deux voies d’une seule et unique alternative : soit tenter dans une certaine mesure de réduire précisément les idées de réflexion à la sensation elle-même – c’est ce qu’André Charrak appelle la « phénoménalisation de la réflexion », et qu’il attribue exemplairement à un Condillac [6]. Soit, mais c’est une autre réponse empirique au même problème, prendre acte du caractère inéliminable des actes réflexifs en tant qu’ils nous dévoilent quelque chose comme la nature de l’esprit – et c’est cette fois la dernière philosophie de Rousseau qui est convoquée.
En quoi l’alternative est-elle interne à l’empirisme ? En ce qu’elle se forme toute entière dans le cadre d’une histoire de l’esprit dont les opérations sont systématiquement décrites comme solidaires des matériaux auxquels elles s’appliquent, d’une part. D’autre part, en ce que cette même théorie de l’application comporte dans chacune des voies une dimension rétroactive : « les nouvelles étapes modifient celles qui ont déjà été parcourues et qui, du même coup, ne se donnent plus jamais dans la nudité de leur détermination primitive » [7]. Au fond, si l’on veut prendre un peu de recul, André Charrak découvre chez Condillac et ses lecteurs avisés (comme Rousseau) ce que William James croyait établir le premier, autour de 1904, comme la contrepartie de son concept « d’expérience pure » et, solidairement, la marque de son empirisme « radical » : la constitution historique de l’expérience à partir de cet événement primitif toujours déjà dépassé.
L’ « expérience pure » [écrit James] est le nom que j’ai donné au flux immédiat de la vie, lequel fournit la matière première de notre réflexion ultérieure, avec ses catégories conceptuelles. Il n’y a que les nouveaux-nés, ou les hommes plongés dans un demi-coma dû au sommeil, à des drogues, à des maladies ou à des coups, dont on peut supposer qu’ils ont une expérience pure au sens littéral d’un cela qui n’est encore aucun quoi défini, bien qu’il s’apprête à être toutes sortes de quoi, riche aussi bien d’unité que de pluralité, mais dans des rapports non apparents, changeant au fur et à mesure mais de façon si confuse que ses phases s’interpénètrent et que l’on ne peut discerner aucun point, qu’il soit de distinction ou d’identité [8].
James reconstruit ainsi, sur les cendres du système de Mill et de ses successeurs, et indépendamment de toute référence à Condillac, un empirisme de la genèse dont les attendus n’avaient certes pas échappé à l’auteur du Traité des sensations, comme André Charrak le démontre magistralement. La nécessité de ne partir que de l’expérience, qui forme comme un principe de clôture empiriste, s’accompagne dès le XVIIIe siècle d’un principe d’ouverture qui est ici intégralement documenté : partir de toute l’expérience, dans l’historicité qui est la sienne.
Empirisme et métaphysique
L’alternative qui s’impose aux empirismes de la genèse (ainsi que les nomme André Charrak) est impensable sans la transmission de quelque chose de semblable à un bloc Locke-Leibniz, qui figure comme un défi lancé à tous les tenants d’une évacuation pure et simple de la métaphysique, réduite comme chez Comte à un trop long préliminaire à la théorie de la connaissance. L’empirisme continental tout au moins – si l’on veut par commodité le distinguer d’un empirisme britannique plus porté vers les questions de philosophie morale au XVIIIe siècle (c’est le cas de Hume spécialement) – n’est pas tant héritier de Locke que des remarques adressée par Leibniz à l’auteur de l’Essai, transmises notamment via le recueil de Pierre Des Maizeaux [9], et qui imposent un réaménagement complet de ses thèses.
Dans son précédent ouvrage, André Charrak avait démontré que ce jeu de lecture croisé conduisait dans le cas spécifique du problème de la modalité à une inversion du rapport entre philosophie première et seconde : « les questions métaphysiques ne sont pas simplement évacuées, mais réécrites et placées sous l’autorité d’une théorie de la connaissance fondamentalement liée au développement des savoirs positifs » [10]. C’est aussi le cas de la première partie d’Empirisme et théorie de la connaissance. L’horizon métaphysique des critiques leibniziennes de Locke n’est pas perdu, il est simplement assujetti à l’évidence du fait de l’expérience, si bien que c’est la psychologie elle-même qui en vient à conditionner une ontologie :
La raison de ce style philosophique de l’empirisme des Lumières réside sans doute en ceci, que l’expérience réflexive de l’esprit sur ses sensations est le seul fait positif à partir duquel il devient loisible de produire une hypothèse à portée ontologique sur les choses dont elle exprime la relation (le corps et l’esprit), une fois que l’ontologie comme discipline autonome et scolairement constituée s’est vue en quelque sorte disqualifiée [11].
Plutôt que d’occultation de la métaphysique, il faudra donc parler d’une inversion du rapport de la métaphysique aux disciplines constituées ou, comme ici la psychologie, en voie de constitution. C’est plus exemplairement le cas encore de la seconde partie de l’ouvrage, consacrée au problème de la fondation des sciences et à la voie nouvelle de l’empirisme de la constitution.
Mathesis et genèses
Dans cette seconde partie, André Charrak discute les thèses très suggestives de Michel Foucault et propose les leçons épistémologiques qu’il faut tirer selon lui de l’empirisme des Lumières. Quatre champs d’application sont successivement examinés : l’histoire naturelle, les principes de l’harmonie, les géométries empiriques et last but not least, les requalifications de la mathesis universalis.
L’histoire naturelle était fort attendue puisqu’elle occupe beaucoup Foucault dans Les mots et les choses. En dix pages qu’on aurait souhaité voir s’élargir aux dimensions d’un livre, André Charrak nous la découvre non seulement dans sa rupture maintes fois signalée avec la logique des classifications ou taxinomies, mais encore, et l’on ne saurait forcer ici l’originalité de ces analyses, dans son lien organique et pourtant loin d’être souterrain comme on l’aurait cru, avec le modèle cartésien de la mathesis. Après lecture de ces pages, Buffon par exemple ne pourra plus être lu comme l’adversaire tant de Linné que de Descartes, Leibniz ou même Newton lorsqu’il cède à l’esprit de système, mais comme un héritier pas si lointain que cela de la problématique cartésienne autant que leibnizienne de la mathesis, à la suite d’un Tournefort (qu’on prend plaisir à voir cité). L’hypothèse foucaldienne d’une continuité épistémologique représentée par la triade mathesis-taxinomia-genèse est en un sens validée, à ceci près, et l’objection est proprement dirimante, que disparaît le moyen terme, qui représente au contraire l’adversaire commun des deux autres.
On ne s’attendait pas à découvrir du nouveau sur l’harmonie après la parution en 2001 de Raison et perception [12]. C’était compter sans la découverte d’une hypothèse en apparence invraisemblable formulée par Rameau et analysée dans les détails par André Charrak : celle de la génération des notions des proportions mathématiques à partir de l’expérience des sons. Si elle présente un intérêt certain, c’est qu’elle figure la première ébauche d’une perspective réductionniste plus générale (l’hypothèse d’une genèse des idées mathématiques à partir de l’expérience) étudiée plus à fond encore dans le cas tout à fait remarquable des géométries empiriques. La question n’est pas tant de savoir alors ce qu’il faut penser du réductionnisme – un lecteur du premier Husserl ou encore de Frege savait déjà à quoi s’en tenir : la méthode d’analyse génétique en mathématiques est parfaitement improductive [13]. Il s’agit plutôt de voir comment l’on peut, en restant empiriste, dépasser les apories de la voie génétique. D’Alembert critique de la géométrie de Clairaut fournit ici l’argument : il ne s’agit pas tant de tout réduire à l’expérience sensible que de convertir l’histoire des découvertes faites dans les sciences, en l’espèce l’histoire des applications positives des mathématiques aux autres sciences, en méthode.
L’enjeu majeur de cette partie est exposé dans la section consacrée aux requalifications de la mathesis universalis qui accomplit en quelque sorte le destin des sciences physico-mathématiques au XVIIIe siècle :
De ce détour nécessaire par la constitution effective des sciences physico-mathématiques, il suit que la méthode empirique, sans pour autant prendre le visage d’une genèse à partir de l’expérience sensible, aura toujours une dimension historique. Bien plus : c’est […] dans l’analyse de l’histoire d’une science que se révéleront les conditions d’une application légitime des principes mathématiques aux objets qu’elle se donne [14].
Critiquer le réductionnisme, comme le firent un d’Alembert ou un Maupertuis pour ne citer qu’eux, n’implique pas qu’on abandonne avec cette critique l’idéal d’une constitution empiriste des sciences. Celle-ci s’accomplit en effet pour eux dans une histoire positive de l’application des mathématiques dans les sciences. Une telle histoire, au fond, ne se conçoit pas tant comme l’auxiliaire d’une théorie de la science à développer en deçà ou au-delà d’elle, mais bien comme une philosophie des sciences elle-même, peut-être même la seule philosophie empiriste qui soit pensable, une fois abandonnées les dernières tentatives génétiques, comme celle qui meurt le jour de Noël de l’année 2000, avec le génial Willard Van Orman Quine. André Charrak, sobrement, clôt son ouvrage sur un mot d’ordre historiciste qui passera inaperçu si l’on ne prend pas la peine de le confronter à cet autre géant aux pieds d’argile que fut par exemple La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn, qui s’effondra sous le poids de son propre relativisme épistémologique, quelque courageuses qu’aient pu être les tentatives de son auteur pour le sauver [15]. Et si la philosophie des sciences à venir avait dans cette nouvelle figure de l’empirisme son lieu ?