Recensé : Renaud Morieux, Une mer pour deux royaumes. La Manche, frontière franco-anglaise (XVIIe-XVIIIe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, 384 p., 20€.
À l’époque de la construction européenne, le topos d’une hostilité éternelle entre la France et l’Angleterre semble d’un autre temps. Pourtant, l’image des deux meilleures ennemies à nouveau en compétition lors de la dernière coupe du monde de rugby a fait le pain bénit des journalistes friands de beaux titres et de formules frappantes. Les historiens, eux aussi, aiment les bons mots et continuent à se délecter d’expressions telles que la « seconde guerre de Cent Ans » qui, depuis le XIXe siècle, est utilisée pour qualifier la période allant des guerres de Louis XIV à celles de Napoléon, un des temps forts, croit-on, de la haine franco-anglaise. Au-delà de la rhétorique, les historiens ont en réalité du mal à penser les relations entre la France et l’Angleterre à l’époque moderne sous un autre mode que celui de la confrontation entre deux modèles divergents et concurrents. C’est ce que démontrent les travaux qui, dans la lignée de ceux de Linda Colley, étudient la construction des identités nationales de part et d’autre de la Manche et affirment que ces identités se sont construites par opposition l’une à l’autre [1]. Néanmoins, des études récentes sur la littérature, l’économie ou la société mettent en lumière l’importance des similitudes et des échanges entre les deux pays durant le long XVIIIe siècle [2]. C’est dans cette veine historiographique d’une histoire renouvelée des relations franco-anglaises que s’inscrit le livre de Renaud Morieux.
Refusant de considérer l’hostilité franco-anglaise comme un préalable indiscutable à toute étude des rapports entre la France et l’Angleterre, l’auteur propose au contraire de passer cette hypothèse au crible de l’enquête historique en l’interrogeant à partir d’un espace privilégié : la Manche. Cette dernière, explique Renaud Morieux, est trop souvent appréhendée de manière déterministe par les historiens des relations franco-anglaises qui voient dans cette séparation naturelle une matérialisation de la haine inévitable entre les deux voisins. L’auteur s’inscrit ainsi en porte-à-faux avec les traditions historiographiques britannique et française. Du côté anglais, les historiens hésitent, il est vrai, à traverser la Manche et à comparer l’Angleterre à la France et, plus largement, à intégrer l’histoire anglaise à celle de l’Europe. Certes, le temps n’est plus à l’histoire nationale d’inspiration whig qui mettait en avant une Angleterre exceptionnelle et incomparable.
Cependant, si les tenants de la New British History proposent d’ouvrir l’histoire de l’Angleterre à celle de ses voisins, c’est avant tout pour se tourner vers les autres îles britanniques et « l’archipel atlantique », cher à John Pocock [3]. Les propositions pour une histoire anglo-européenne existent mais l’Atlantique est préféré à la Manche, qui demeure pour nombre de spécialistes des Iles britanniques une barrière difficile à franchir [4]. Côté français, les historiens sont de plus en plus ouverts à la comparaison franco-anglaise, mais la Manche est appréhendée comme une frontière étatique claire et incontestable entre les deux pays, ce qui justifie d’ailleurs le recours à la comparaison historique. Finalement, ni en France ni en Angleterre, la Manche n’est réellement interrogée en tant que frontière entre les deux pays. La chose est considérée comme une évidence.
Pourtant, si la Manche apparaît aujourd’hui comme une barrière naturelle entre la France et l’Angleterre, cela n’a pas toujours été le cas. Elle aussi a une histoire. C’est ce que démontre l’ouvrage de Renaud Morieux. Longtemps espace indifférencié et indéfini, la Manche acquiert, à partir du XVIIe siècle, une cohérence propre et devient une frontière maritime entre la France et l’Angleterre. Ce processus de construction d’une frontière est lent : il s’étale de la seconde moitié du XVIIe siècle au début du XIXe siècle. C’est ce moment qu’étudie Renaud Morieux.
Inventer la Manche
Pour naître, il a d’abord fallu que la Manche fût « inventée » en tant qu’espace géographique singulier et cohérent. Ce fut le rôle des géographes, géologues et cartographes dès le XVIIe siècle. À partir de cette époque, la Manche devient l’objet d’un intérêt grandissant et est soumise à des interprétations diverses, souvent contradictoires. Ainsi la grande majorité des savants considèrent la mer comme un lien entre les Français et les Anglais, alors que les propagandes d’État utilisent la Manche pour démontrer que l’hostilité entre les deux peuples est d’origine naturelle. De fait, malgré les évolutions de la géologie, qui s’autonomise par rapport aux interprétations bibliques durant le siècle des Lumières, les savants du XVIIIe siècle affirment, comme leurs prédécesseurs, que France et Angleterre ont été liées dans le passé. L’opposition entre Français et Anglais n’est donc pas naturelle. La propagande d’État, qu’elle soit française ou anglaise, affirme le contraire : la Manche sépare plus qu’elle ne rapproche et la compétition entre Français et Anglais est déterminée par la géographie. Si des lectures contradictoires de la Manche sont possibles, c’est qu’avec le renforcement des États européens et la montée en puissance au XVIIe siècle de la question de la souveraineté territoriale, la Manche devient un enjeu politique majeur.
La mer est ainsi l’objet d’un processus de territorialisation complexe qui d’ailleurs diffère en France et en Angleterre. C’est ce que révèle Renaud Morieux à travers une étude des cartes de l’époque, dont plusieurs sont reproduites dans le précieux cahier central de l’ouvrage. Périphérie délaissée et espace sans nom jusqu’à la fin du XVIe siècle, la Manche n’est alors qu’une marge. A partir du début du siècle suivant, les choses changent : des toponymes différents apparaissent pour qualifier cette mer. On alors voit fleurir les deux appellations The Channel et La Manche. La première est employée, de manière inédite, par Shakespeare dans Henri VI en 1593. La seconde a été repérée dans un atlas de 1594. Fait marquant, la nationalisation de l’espace maritime se renforce du côté anglais avec le recours à des noms tels que The English ou British Channel. Parallèlement, émergent en France, notamment sous le règne de Louis XIV, des toponymes rivaux qui mettent en avant le caractère français de la Manche. Néanmoins, à partir du milieu du XVIIIe siècle, la situation change : les Anglais continuent à employer des toponymes nationaux, tandis que les Français les abandonnent peu à peu.
Cette compétition linguistique traduit des prétentions concurrentes de la France et de l’Angleterre sur la Manche. Comme les toponymes, les revendications se transforment, notamment côté français. Au XVIIe siècle, la rivalité entre les souverainetés françaises et anglaises sur la mer est à son point culminant : chaque État cherche à s’approprier l’espace maritime. Pour ce faire, les juristes sont sollicités. Les conceptions du droit de la mer défendues de part et d’autre de Manche sont opposées : le Mare Clausum de Selden publié en 1635 est utilisé en Angleterre comme une arme contre le Mare Liberum de Grotius de 1609 brandi par les Français. Néanmoins, au-delà de ce conflit juridique, les stratégies défensives mises en œuvre dès la fin du XVIIe siècle suggèrent que Français et Anglais s’accordent sur la limite séparant la France de l’Angleterre. La stratégie de défense française, fondée sur la fortification de la côte, diffère de celle des Anglais qui privilégient la marine pour se protéger. Il semble que le rivage français soit, aux yeux des Anglais comme des Français, la limite entre les deux pays. Cela ne veut pas dire toutefois que les conflits liés à la souveraineté disparaissent, puisque les Français ne considèrent pas que la Manche relève de la souveraineté anglaise. D’ailleurs aucune convention entre les deux États ne délimite clairement la Manche durant la période étudiée. Toutefois, des accords tacites au cas par cas permettent de régler assez facilement les désaccords sur ce point.
Usages de la frontière et identités nationales
Périphéries des royaumes français et anglais, les rivages de la Manche ont des relations particulières avec les États respectifs. Ces espaces sont dotés d’institutions spécifiques, comme la douane, et les populations ont des obligations particulières, notamment en matière de surveillance des côtes. Inspiré par les travaux de Michael Braddick sur l’État anglais à l’époque moderne [5], Renaud Morieux s’intéresse de près aux agents locaux du pouvoir et à tous les intermédiaires entre l’État et les populations locales. Un des apports de l’ouvrage est de réévaluer les relations entre centre et périphéries en montrant que les populations locales sont loin d’être passives et soumises à un État qui serait central et lointain, sorte de Léviathan imposant sa volonté jusque dans les périphéries lointaines. Au contraire, les acteurs locaux sont pleinement actifs et cherchent à tirer avantage de leur situation frontalière. Ils contournent parfois les règlementations qu’on tente de leur imposer et savent obtenir le soutien des États français ou anglais quand cela leur est nécessaire. D’ailleurs, ces derniers les encouragent même parfois à continuer leur contrebande.
S’appuyant sur les travaux de la sociologie pragmatique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot [6], Renaud Morieux étudie comment les acteurs locaux se justifient auprès des autorités étatiques lorsqu’ils sont en situation délicate. Ils utilisent des stratégies discursives efficaces, en ayant recours tantôt au langage de la nation, tantôt à celui de la communauté des gens de mer, tantôt à celui du droit des gens pour se justifier. Une telle analyse renouvelle l’histoire de l’identité nationale. Au lieu d’étudier classiquement comment ces identités sont formulées par la propagande étatique et se répandent parmi les populations, Renaud Morieux démontre que les populations locales du bord de la Manche s’approprient le langage de la nation pour justifier leurs actions.
Lectures plurielles de la Manche
Au total, le livre met en scène plusieurs Manches : celle des géographes n’est pas la même que celle des cartographes, qui diffère de celles des voyageurs, des pêcheurs, des contrebandiers, des migrants ou des agents de l’État. Les Manches sont aussi nombreuses que les acteurs qui traversent cet espace maritime ou se le représentent. C’est là une des qualités du travail de Renaud Morieux qui rend compte de la complexité de l’histoire de la Manche. Cette dernière ne se réduit pas à celle des États et l’auteur sait jongler entre les échelles d’analyse – locale, régionale, nationale ou internationale –, les temporalités – celles des États, des populations locales – et confronter les discours aux pratiques pour rendre compte de la richesse de cette histoire à la fois culturelle, sociale, économique et politique. On le comprend : l’objet de l’ouvrage est ambitieux. Certes, la Manche n’a pas la taille de la Méditerranée, mais la tâche est ardue pour l’historien. Les lectures multiples auxquelles Renaud Morieux soumet la Manche des XVIIe et XVIIIe siècles s’appuient sur un corpus riche et varié. Il a fallu à l’auteur consulter non seulement des archives centralisées à Paris et Londres mais aussi les archives départementales, notamment en France où les fonds sont davantage éparpillés qu’en Angleterre.
L’ampleur du sujet et des sources disponibles a obligé Renaud Morieux à faire des choix. Si l’ouvrage porte sur l’ensemble de la Manche, le propos se concentre avant tout sur la partie centrale et orientale de la mer, depuis Saint-Malo et les îles anglo-normandes jusqu’à Dunkerque, voire jusqu’aux Pays-Bas espagnols et aux Provinces-Unies, excluant ainsi la Bretagne. L’importance des activités qui animent cette zone et la richesse des sources justifient amplement ce choix. Étant donnée l’ampleur du sujet traité, il aurait été sans doute impensable d’élargir davantage la zone d’étude principale. Néanmoins, ce pourrait être une piste de recherche susceptible d’apporter des éclairages quant aux liens entre Atlantique et Manche. Quelles sont les spécificités d’une histoire de la Manche par rapport à l’histoire atlantique à la mode chez les historiens anglais et américains notamment ? Renaud Morieux aborde la question de la limite entre la mer et l’océan dans la partie consacrée à la « frontière inventée » par les géologues et autres savants des XVIIe et XVIIIe siècles, mais il serait intéressant de pousser l’enquête plus loin. Cela permettrait, sans doute, de connaître les effets, peut-être différenciés, des Lois de Navigation et du régime de l’Exclusif sur l’Atlantique et sur la Manche. Ces lois protectionnistes garantissent une quasi-exclusivité du commerce entre l’Angleterre et la France, d’une part, et leurs colonies respectives, d’autre part. Elles s’accompagnent de barrières douanières si fortes que les importations vers l’Angleterre et vers la France sont très largement le fait de navires anglais ou français. Renaud Morieux explique que cette politique protectionniste, en cours pendant l’essentiel de la période traitée, nourrit une contrebande particulièrement active. De ce point de vue, les ports de la Manche se distinguent-ils de ceux de l’Atlantique ? Autre thème qui pourrait être abordé dans une étude de la Manche occidentale : existe-t-il un sentiment d’appartenance à l’espace de la Manche identique chez les habitants des côtés de la Manche occidentale et ceux de la Manche orientale ?
Des appartenances multiples
Ces questions nous amènent vers une problématique plus générale. Au-delà de la diversité et de la multiplicité des Manches, y-a-t-il une unité de la Manche ? Renaud Morieux utilise habilement la notion de frontière dans la lignée des travaux de Daniel Nordman [7] et de Peter Sahlins [8]. Elle permet d’unifier cet espace et justifie amplement une histoire de la Manche. Mais si les géographes et les agents de l’État perçoivent cette mer comme un espace singulier et cohérent, les frontaliers eux-mêmes partagent-ils une identité commune ? Renaud Morieux refuse clairement de remplacer le stéréotype d’une haine franco-anglaise naturelle par celui d’une amitié éternelle entre gens de mer ou entre ceux qui vivent sur le littoral. L’auteur se fait par là l’héritier des travaux d’Alain Cabantous qui a montré que la proximité entre terre et mer ne s’accompagne pas nécessairement d’une identité maritime [9]. Cet éventuel sentiment identitaire doit être interrogé avec sérieux à partir d’un examen rigoureux des sources. C’est ce que fait l’auteur. Néanmoins, cette analyse n’apporte pas de réponse claire à l’existence ou non d’un sentiment d’appartenance collective des frontaliers. De fait, Renaud Morieux démontre que les identités, qu’elles soient régionales, communautaires ou nationales, ne sont pas exclusives les unes des autres et que les mêmes individus peuvent avoir recours au langage de la nation puis à celui de la solidarité entre gens de mer selon les moments. De plus, discours et pratiques ne coïncident pas toujours. En outre, la notion d’étranger n’est pas clairement définie à l’époque. L’auteur remet en fait en cause la pertinence et l’utilité du concept d’identité pour l’historien moderniste. De ce point de vue, le livre apporte des éléments de réflexion utiles à tous ceux qui s’intéressent aux sentiments identitaires.
Finalement, s’il y a une unité de cet espace maritime, elle tient bien à son caractère frontalier qui invite les populations à pratiquer des activités multiples et changeantes et à être particulièrement mobiles. Certains n’hésitent pas à traverser à plusieurs reprises la Manche au gré des années, en fonction de la conjoncture politique et économique et tirent avantage du caractère frontalier de cette mer. La Manche est bien « synapse autant que barrière » pour reprendre une belle expression de l’auteur.