Philippe Askenazy dresse un bilan très négatif de 40 ans de politique de l’emploi en France. Au-delà de la critique, il s’efforce d’en tirer des préconisations pour l’avenir et d’identifier les pistes d’une politique de croissance pour la France.
Philippe Askenazy dresse un bilan très négatif de 40 ans de politique de l’emploi en France. Au-delà de la critique, il s’efforce d’en tirer des préconisations pour l’avenir et d’identifier les pistes d’une politique de croissance pour la France.
L’ouvrage de Philippe Askenazy, Les Décennies aveugles : emploi et croissance de 1970-2010, propose un bilan très critique des politiques de l’emploi développées en France depuis le premier choc pétrolier. Selon l’auteur, de nombreuses erreurs d’analyses, dues au fait que les décideurs publics n’ont pas suffisamment pris en compte le développement d’une nouvelle économie postfordiste, ont conduit les gouvernements successifs à mettre en place des dispositifs d’aide à l’emploi peu efficaces et producteurs d’effets pervers. Il nous invite à prendre conscience des erreurs passées et, si l’on ne veut pas qu’elles se renouvellent, à changer radicalement la grille de lecture que nous appliquons au fonctionnement du marché du travail et de l’économie.
Après un premier chapitre visant à démontrer le rôle central joué par les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les bouleversements observés au sein des organisations et du monde du travail, l’auteur décrit dans les chapitres 2 à 6 les grands dispositifs publics d’aide à l’emploi et leurs résultats (souvent médiocres). Le chapitre 7 porte sur les mesures mises en place par le gouvernement actuel. Comme l’indique l’auteur, « l’absence de recul historique » rend difficile une évaluation sérieuse de « l’avalanche » de mesures et de réformes proposées depuis 2007. Toutefois, elles apparaissent d’ores et déjà extrêmement coûteuses et sources d’inégalités. Le dernier chapitre, sans aucun doute le plus original de l’ouvrage, tente de proposer de nouvelles pistes de réflexion afin de « retrouver une ambition économique et sociale pour la France » (p. 308) au cours de la décennie 2010. Un programme très ambitieux, qui rencontre malheureusement quelques difficultés.
Dans le chapitre 1, l’auteur avance la thèse selon laquelle tous les pays industrialisés doivent faire face aux mêmes problèmes et qu’il n’y a pas de « mal spécifiquement français ». Globalement, les pays industrialisés seraient confrontés aux mêmes contraintes techniques et macro-économiques et donc condamnés à suivre des trajectoires très proches. Ce parti pris s’oppose à la fois aux travaux « culturalistes » à la Algan et Cahuc et aux travaux sur la diversité des capitalismes développés par l’école de la régulation ou encore par les travaux d’Esping Andersen.
Cependant, cette hypothèse d’homogénéité des pays industrialisés est contredite par l’auteur lui-même dans la suite de son ouvrage lorsqu’il rappelle plusieurs spécificités françaises : un taux de chômage de longue durée structurellement élevé (p. 125), des proportions de diplômés du supérieur (p. 76) et de femmes travaillant à temps partiel plus faibles (p. 141), ou encore un montant de dépenses en R&D insuffisant et en déclin (p. 183 et 186), par rapport à ceux observés aux États-Unis ou en Allemagne.
En outre, l’hypothèse d’homogénéité des capitalismes proposée par l’auteur provient de l’existence d’une cause principale voire unique aux bouleversements actuels du capitalisme : le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Il est logique que l’auteur de La croissance moderne et de plusieurs articles sur les TIC insiste sur le rôle majeur joué par les TIC. Il est indéniable que les TIC sont à l’origine de changements majeurs dans le fonctionnement de l’économie. Il ne faut pas pour autant leur accorder une place surdimensionnée pour expliquer tout à la fois : la désyndicalisation, la financiarisation, la faiblesse des gains de productivité ou encore la précarisation d’une partie de la main-d’œuvre.
Au delà de ce postulat que l’on peut discuter, Askenazy souligne que les pays industrialisés font face à une économie qui a changé structurellement de nature depuis la fin des années 1970. Dans cette économie postfordiste, le marché du travail, les organisations et les moteurs de la croissance ne sont plus mêmes. Or, ces bouleversements ont été identifiés très tôt par certains experts français [1] sans que les gouvernements successifs depuis 1974 aient pris la pleine mesure de ces changements, ni suivi les recommandations avancées alors. Ils se sont enfermés dans des politiques, soit de relance d’inspiration keynésienne, axées soit sur le coût du travail, soit encore sur l’amélioration de l’adéquation entre l’offre et la demande de travail. Les chapitres 2 à 7 visent à exposer en détail ces politiques.
Dans ces chapitres, l’auteur opte pour un plan chronologique visant à décrire les principales mesures prises en France depuis les gouvernements Chirac-Barre jusqu’au gouvernement Fillon pour stimuler la croissance et pour faire face à la montée du chômage, notamment celui des jeunes. Ces mesures se sont concentrées dans un premier temps sur des politiques macroéconomiques de relance (sous Chirac et Mauroy) ou d’assainissement des finances publiques (sous Barre). Toutefois, face aux difficultés d’insertion des jeunes, les gouvernements ont très tôt proposé des mesures spécifiques pour cette population (« Pactes nationaux pour les jeunes » sous Raymond Barre ; « Travaux d’Utilité Collective » sous Laurent Fabius, « Exo-jeunes » et contrats d’emploi solidarité sous Michel Rocard ; Emplois jeunes sous Lionel Jospin ; Tentatives d’instauration du Contrat d’Insertion Professionnelle (CIP) et du Contrat Première Embauche (CPE) sous Edouard Balladur et Dominique de Villepin).
Globalement, si ces politiques ont permis un traitement social du chômage, elles n’ont pas résolu sur le long terme les difficultés d’insertion rencontrées à l’entrée du marché du travail. En outre, ces contrats aidés et autres subventions ont fini par véhiculer dans les mentalités collectives l’idée que les moins de 26 ans étaient par nature difficiles à insérer et globalement moins productifs que leurs aînés. L’auteur nous rappelle également, à travers cette présentation détaillée de l’ensemble des dispositifs pour les jeunes, que « la nouveauté est souvent une méconnaissance de l’histoire ». Ainsi, beaucoup d’idées nouvelles qui semblent émerger dans les différents camps des candidats aux prochaines élections présidentielles risquent de n’être que de pâles copies de mesures passées, globalement peu ou pas efficaces et parfois productrices d’effets pervers.
L’autre ensemble de politiques décrites dans ces chapitres porte sur les allègements de cotisations sociales. Promue dès 1993, cette politique sera maintenue et renforcée par la réforme d’Alain Juppé en 1995, de Martine Aubry en 1998 et 2000, puis de François Fillon en 2004, au point de devenir la première politique pour l’emploi française en termes de dépenses [2]. Concernant l’efficacité de ces mesures, l’auteur reprend ici un consensus qui semble se dégager parmi les experts à leur égard : elles semblent globalement plutôt créatrices d’emplois mais très coûteuses en termes de finances publiques [3].
Philippe Askenazy rappelle au passage une erreur historique souvent commise sur le développement d’un « coin fiscal [4] » français plus important que celui observé dans les autres pays industrialisés, en raison de l’ampleur des cotisations sociales employeurs et salariés. (Le coin fiscal mesure la différence entre le coût du salarié pour l’employeur, toutes cotisations comprises et le salaire net). Cette forte progression du coût du travail « super-brut » (c’est-à-dire salaire net + cotisations sociales employés + cotisations sociales employeurs) date en effet de la fin des années 1970 et des mesures prises par le gouvernement de Raymond Barre, et non des mesures prises sous le gouvernement de Pierre Mauroy.
Plus globalement, Philippe Askenazy s’interroge sur la pertinence de ce choix politique visant à réduire le coût du travail et à favoriser le développement des emplois non-qualifiés.
Il note que se focaliser sur le coût du travail est peut être une erreur, si l’on prend l’exemple de l’Allemagne qui, en dépit d’un coût du travail bien supérieur à celui du reste des pays industrialisés, obtient d’excellents résultats à l’exportation [5]. L’accent devrait davantage être mis, selon l’auteur, sur des investissements de long terme axés sur la formation et le développement des emplois qualifiés (voir infra). Il précise enfin que les emplois non-qualifiés auraient pu être stimulés autrement. Ainsi, dans le secteur de la distribution, il n’aurait pas fallu brider la concurrence par le biais de la loi Raffarin de 1996 qui limite l’implantation des grandes surfaces.
Les mesures visant à favoriser la flexibilité du marché du travail sont également passées au crible par l’auteur. Ces mesures plus récentes résultent de deux effets : i)la volonté de s’inspirer du modèle danois dit de flexicurité afin d’en tirer les mêmes performances sur le plan du marché du travail ; ii) le développement au niveau théorique et académique des « modèles d’appariement » dus à Dale Mortensen et Christopher Pissarides, récipiendaires, avec Peter Diamond, du Prix de la Banque de Suède en 2010 (couramment appelé le prix Nobel d’économie), et qui étudient les raisons (théoriques) pour lesquelles le lien entre les emplois vacants et les travailleurs disponibles ne se fait pas de façon optimale. Plusieurs mesures récentes, telles que le Contrant Nouvelle Embauche (retoqué par l’organisation internationale du travail), la fusion ANPE-Unedic (réalisée au pire moment) et les contrats avec rupture conventionnelle (mesure omise par l’auteur) s’inscrivent dans cette logique. Globalement, l’auteur est plutôt sceptique sur leur efficacité et doute qu’elles permettent de lutter contre les véritables causes du chômage. Dans le dernier chapitre, il résume ainsi son propos : « la flexibilité du marché du travail est atteinte partout sans avoir tenu sa promesse d’amélioration des opportunités d’emploi » (p. 277).
Globalement, ces chapitres sont très riches d’enseignements même si la description de ces mesures conduit parfois à un inventaire à la Prévert. L’auteur aurait pu insister un peu plus sur les fondements économiques de ces mesures en précisant les effets attendus a priori et en identifiant les raisons de leur échec. Par exemple, concernant les mesures visant à favoriser la flexibilité, leurs piètres résultats sont-ils liés à une erreur théorique sur les causes du chômage, à des mesures trop timorées au regard du contexte juridique et social français ou encore à un contexte macroéconomique défavorable ? Ces précisions auraient rendu la lecture de ces chapitres plus claire et plus facile.
En outre, l’auteur cite de manière inégale et très subjective les travaux d’évaluation [6]. Il insiste trop peu sur deux points qui apparaissent pourtant en filigrane de l’ouvrage :
La dernière maladresse que l’on peut relever dans ces chapitres relève de nombreuses descriptions sur les parcours professionnels des hommes et des conseillers politiques qui sont à l’origine de ces mesures. Ces détails n’apportent pas grand chose sur le fond et servent la thèse avancée par plusieurs hommes politiques actuels sur l’existence d’une oligarchie au pouvoir depuis quarante ans qui, au mieux, innove peu et se concentre toujours sur les mêmes propositions ou, au pire, adopte des mesures clientélistes favorisant son électorat et délaissant les plus démunis. À la lecture de l’ouvrage, on a du mal à savoir si cette thèse est bien celle que souhaite diffuser l’auteur.
Le dernier chapitre de l’ouvrage est sûrement le plus intéressant et le plus original. L’auteur insiste sur l’urgence d’un repositionnement du débat sur la croissance et l’emploi, aussi bien au niveau académique qu’au niveau du débat politique. L’auteur insiste sur deux points cruciaux à ses yeux.
« Il faut changer de paradigme »
Philippe Askenazy revient tout d’abord sur les limites de deux approches méthodologiques très en vogue dans un grand nombre de rapports et de travaux scientifiques récents :
Concernant l’approche culturaliste l’auteur reprend avec humour la méthodologie développée par Yann Algan et Pierre Cahuc [8] pour « démontrer » l’opportunité pour la France d’adopter un système monarchique afin de rétablir la confiance et de favoriser la croissance (sic). Ce raisonnement par l’absurde est particulièrement convaincant, et il nous invite à nous méfier de cette méthodologie à l’état de « non-maturité stimulante » (p. 256) et à éviter de s’appuyer sur ces travaux afin d’en « adopter des conclusions politiques hâtives » (p. 255).
Concernant le benchmarking politique, la critique est moins radicale mais l’auteur rappelle trois limites propres à cet exercice, qui, bien que connues, sont souvent oubliées par les experts.
Plus globalement, dans ce chapitre, Philippe Askenazy appelle ses pairs (experts et chercheurs) à adopter une rupture intellectuelle pour sortir des mesures d’incitations purement financières et fiscales afin de se consacrer davantage à la construction d’une politique de croissance seule susceptible de déboucher sur le plein emploi. Sa thèse est qu’il est indispensable de développer, à l’instar de l’Allemagne avec son industrie exportatrice, des États-Unis ou des pays scandinaves avec les TIC ou de l’Angleterre avec son industrie financière, un projet structurant sur lequel asseoir notre développement économique.
Les pistes de croissance
L’auteur se lance lui-même dans cet exercice et tente d’identifier les fondements de cette politique française de croissance. Il précise tout d’abord que l’État français, dans un environnement de forte concurrence internationale, doit mettre l’accent plus fortement sur l’innovation et sur l’accumulation du capital humain en se lançant durablement dans une politique visant à améliorer le niveau de formation moyen et à accroître les dépenses en R&D. L’auteur souligne, avec raison, la baisse inquiétante des dépenses de R&D en pourcentage du PIB par rapport à nos principaux partenaires malgré des dépenses en crédits impôt recherche extrêmement élevés. Il rappelle également que se maintient un écart persistant entre le niveau de formation moyen des Français et celui observé dans d’autres pays industrialisés européens.
Philippe Askenazy termine son propos en identifiant deux axes de spécialisation sur lesquels la France devrait principalement miser : le développement du secteur de la santé et celui qu’il qualifie de « tourisme universitaire ». Sur ce dernier point, étant donné le retard pris par la France dans la course à l’économie de la connaissance, retard abondamment décrit dans l’ouvrage, cette spécialisation risque de se transformer (si ce n’est déjà le cas) en un tourisme low cost ayant des effets d’entraînement, sur lesquels mise l’auteur, relativement limités.
Plus généralement, l’exercice qui consiste à identifier a priori les domaines porteurs de croissance et d’emploi n’est pas très nouveau mais au contraire largement exploré dans une France de tradition colberto-gaulliste. Cet exercice a parfois abouti à des succès industriels notables (développement de la filière nucléaire, du transport ferroviaire ou encore de l’aérospatial) mais a souvent débouché sur des échecs criants (plan calcul de 1967, plan informatique pour tous de 1985...). En outre, au-delà de l’identification de secteurs porteurs de croissance et d’emplois, il est nécessaire de préciser comment orienter l’économie française vers cette spécialisation. L’auteur ne nous dit malheureusement rien sur ce point.
En résumé, malgré quelques limites, Les Décennies aveugles a le mérite d’inaugurer une réflexion collective visant à identifier les grands besoins de demain en termes de croissance et d’emploi au lieu de se cantonner au développement de dispositifs techniques très complexes, déjà expérimentés et souvent inefficaces. Comment amener les acteurs économiques à répondre à ces besoins est une autre question qu’il faudra également traiter par la suite... ou envisager dès à présent. Alors au travail.
par , le 6 mai 2011
Matthieu Bunel, « Emploi : bilan et perspectives », La Vie des idées , 6 mai 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Emploi-bilan-et-perspectives
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[1] L’auteur cite abondamment le rapport Ortoli de 1967 sur ce point.
[2] En 2008 ces dépenses représentent 30,5 milliards d’euros (Acoss-Stat, 2009, numéro 95-Décembre) dont 24,2 d’allègements généraux pour la création d’emploi, 2,8 pour les exonérations d’heures supplémentaires introduites par la loi TEPA et le restant lié à des mesures pour des publics particuliers (contrats aidés) ou des zones géographiques en difficultés (DOM-ZUS-ZRR).
[3] Cette partie aurait pu être détaillée davantage notamment pour montrer que paradoxalement ces mesures d’exonération concomitantes à de fortes hausses du Smic n’ont pas conduit à une véritable baisse du coût du travail.
[4] Le coin fiscal établit l’écart entre le coût total d’un travailleur pour l’entreprise et le salaire net que reçoit ce salarié.
[5] Voir sur ce point le débat sur la compétitivité France Allemagne sur le site de Rexecode http://www.coe-rexecode.fr/public/Espace-Presse/Coe-Rexecode-dans-les-medias/Le-rapport-Competitivite-France-Allemagne-dans-les-medias/France-Allemagne-le-debat-sur-les-chiffres-du-cout-du-travail-dans-les-medias.
[6] Par exemple, concernant l’évaluation du Crédit impôt recherche, l’auteur cite les résultats de Jacques Mairesse et Benoit Mulkay (2004) qui identifient un effet de levier de ce dispositif extrêmement élevé de 3 euros pour 1 euro de subvention. Trois remarques peuvent être faites face à cette présentation. Il est tout d’abord étonnant que l’auteur conclue à l’aune de ces résultats extraordinaires à une « relative efficacité » de cette politique (p. 241). Par ailleurs, il omet de parler d’autres travaux qui relativisent grandement l’ampleur de cet effet de levier (par exemple ceux de Emmanuel Duguet (2008) –
http://leda.univ-evry.fr/PagesHtml/laboratoires/Epee/EPEE/documents/wp/08-08.pdf
Enfin, Philippe Askenazy oublie de rappeler l’incohérence entre ce résultat micro-économique et l’évolution macro-économique des dépenses intérieures de R&D sur la période étudiée. Si l’effet de levier de 3 pour 1 évalué au niveau microéconomique correspondait au véritable effet du Crédit impôt recherche, on aurait du observer un saut important au niveau macroéconomique des dépenses de R&D. Or rien de tel n’est observé.
[7] Le benchmarking politique est une technique qui consiste à étudier et à analyser les politiques menées dans les autres pays et à identifier ceux qui obtiennent les meilleurs résultats. Il s’agit alors de s’en inspirer pour définir de nouvelles mesures susceptibles de générer des effets similaires.
[8] Algan et Cahuc (2007) La Société de défiance, Éditions Rue D’Ulm, Paris. Voir sur ce point la critique d’Éloi Laurent sur le site de la Vie des idées