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Après une longue éclipse, les études sur la parenté suscitent de nouveau l’intérêt des anthropologues. En témoigne le livre de Laurent Barry qui prend ses distances avec la thèse de la prohibition de l’inceste et l’obligation de l’échange, formulée il y a soixante ans par Lévi-Strauss, et propose une théorie générale qui articule parenté et filiation.

Recensé : Laurent Barry, La parenté, Gallimard, Folio Essais, 2008, 864 pages. 11, 50€.

Les règles selon lesquelles les diverses cultures déterminent, pour chaque individu, l’étendue et les contours de sa parentèle, correspondent à la gestion sociale d’un fait naturel, celui de la génération humaine. Nés d’un homme et d’une femme, nous nous inscrivons tous dans un arbre généalogique. Ce donné biologique propre à l’espèce, les cultures ont des manières très diverses de l’envisager. Telle culture accordera une valeur cardinale au lien père-fils, alors qu’une autre l’ignorera presque totalement. Telle culture confondra tous les collatéraux des parents en les désignant tous comme des « oncles », alors qu’une autre fera de l’oncle paternel un presque équivalent du père, et verra dans l’oncle maternel une manière de mère masculine, etc. Ce que les anthropologues appellent l’étude de la « parenté » n’est rien d’autre que l’examen du traitement très variable que les diverses sociétés appliquent au matériau généalogique.

Retour sur l’interdit de l’inceste

Claude Lévi-Strauss est sans conteste l’un des grands contributeurs à l’étude de la parenté. Dans Les structures élémentaires de la parenté, il avait cherché les fondements de la prohibition de l’inceste. Ce ne pouvait être la perception diffuse d’un danger génétique, puisque certaines sociétés ont en horreur le mariage entre un homme et la fille de sa tante maternelle, alors qu’elles voient d’un bon œil son mariage avec la fille de son oncle maternel, laquelle lui est tout aussi proche du point de vue génétique. La thèse qu’il établissait était donc la suivante : la prohibition de l’inceste n’est pas un fait primordial, il n’est que l’envers de l’impérieux devoir de laisser à autrui les femmes de la parentèle. Avant l’interdit, il y a l’obligation de l’échange : donner sa sœur, c’est acquérir des beaux-frères qui deviendront autant de partenaires politiques, commerciaux, rituels, etc. Les faits invoqués à l’appui de la démonstration provenaient notamment des sociétés aborigènes de l’Australie, et des grandes civilisations de l’Extrême-Orient.

Or c’est précisément sur ce point que Laurent Barry vient apporter la contradiction à celui qui fut son maître. Lévi-Strauss avait concédé deux exceptions à sa thèse. Tout d’abord, nos propres sociétés, dont on ne peut guère dire que l’horreur de l’inceste s’y fonde sur l’obligation de l’échange. Il s’en tirait par une pirouette rhétorique : l’homme qui s’interdit sa sœur la met de fait à la disposition de la masse anonyme des hommes mariables, s’attendant en retour à ce que l’un d’entre eux fasse de même à son profit. Mais je doute que l’interdit pesant sur l’inceste soit vécu de cette façon par les membres de nos sociétés. L’autre exception est ce que les anthropologues avaient pris l’habitude d’appeler le « mariage arabe ». Beaucoup de sociétés bédouines considèrent que le meilleur mariage est celui qui unit un homme à la fille de son oncle paternel. Mais dans des sociétés où l’appartenance au clan se transmet par les hommes, la fille de mon oncle paternel appartient au même clan que moi, de sorte qu’en l’épousant je deviens d’une certaine manière mon propre beau-frère.

Laurent Barry commence son livre par l’étude de ce mariage dit arabe, lequel, loin d’être cantonné à quelques isolats du désert, est connu du Maghreb et du Proche-Orient jusqu’en Afrique australe. Il montre que cette supposée préférence pour la fille de l’oncle paternel n’est que l’effet visible d’un fait plus profond : la répugnance à épouser d’autres cousines. Sans doute cette cousine appartient-elle au même clan agnatique que moi mais, quelle que soit l’importance sociale et politique du clan, ma parentèle ne se confond pas avec lui. Bien qu’il n’ait pas d’effet politiques aussi visibles que le lien qui les unit à leur père, celui qui unit les enfants à leur mère est tenu pour plus précieux. Être apparentés, c’est avant tout être nés du même ventre et avoir été nourris au même sein. Et les apparentés sont d’autant plus proches que le lien qui les unit se rapproche de cet idéal. C’est ainsi que les frères et sœurs de lait sont considérés comme de proches parents ; que les enfants de deux sœurs sont encore très proches, et explicitement considérés dans certaines de ces sociétés comme « presque nés du même ventre ». D’une manière générale, la proximité entre deux individus s’évalue au nombre de maillons féminins présents dans la chaîne généalogique qui les unit. Lorsqu’ils ne sont reliés que par des femmes, ils sont très proches. Lorsqu’ils ne sont reliés que par des hommes, ils le sont infiniment moins et déjà bien près de ne plus être parents. Et les données statistiques exploitées par l’auteur montrent de façon étonnante qu’un homme a d’autant moins de chance d’épouser une parente donnée qu’elle est plus proche de lui en ce sens très spécifique. Ce n’est donc pas l’obligation de l’échange qui fonde la prohibition de l’inceste dans ces sociétés-là, mais bel et bien la répugnance à épouser des parentes jugées trop proches.

Être parent

Or il semblerait que, mutatis mutandis, il en soit de même dans beaucoup de cultures. La répugnance à épouser une parente est universellement un fait premier, antérieur à l’obligation de l’échange et ne le présupposant pas. Encore faut-il comprendre que « être parent » a un sens très variable selon les sociétés, et cette variabilité est précisément ce que Laurent Barry s’attache à faire apparaître dans les presque 800 pages de son livre. Être parent revient partout à participer à une identité, à une substance commune, mais cette participation se transmet de manière variable. Pour les Arabes et d’autres peuples subsahariens, elle se transmet d’abord par les femmes. Dans la Chine ancienne, elle se transmettait d’abord par les hommes ; et, fort logiquement, il y était bien vu qu’un homme épousât la fille de sa tante maternelle, mariage aujourd’hui plus rare mais encore permis.

Il est par ailleurs d’autres sociétés où la participation à la parentèle est constituée de deux composantes distinctes, dont l’une est supposée être transmise par la mère et l’autre par le père. En Inde, on considère que les os d’un individu lui viennent de son père, tandis que sa chair lui vient de sa mère ; les Maring de Nouvelle-Guinée pensent que le père transmet sa graisse (via son sperme) et la mère son sang ; pour les Ashanti du Ghana, le père transmet son esprit et la mère transmet son sang. Et même quand ces composantes reçues respectivement du père et de la mère n’ont pas d’assise anatomique identifiable, l’idée reste la même. Prenons le cas ashanti pour fixer les idées. Deux sœurs reçoivent leur sang de leur mère et le transmettront à leurs enfants, qui seront donc parents sous ce rapport et ne pourront pas s’épouser. De la même manière, deux frères reçoivent leur esprit de leur père et le transmettront à leurs enfants, qui ne pourront donc s’épouser. Mais considérons un frère et une sœur. Ils partagent le même sang et le même esprit, reçus respectivement de leur mère et de leur père. Mais le garçon ne transmettra que son esprit, car le sang de ses enfants leur viendra de leur mère. Et la fille ne transmettra que son sang, car l’esprit de ses enfants leur viendra de leur père. Bien que, dans notre manière d’évaluer la proximité parentale, les enfants de ce garçon et cette fille soient des cousins tout aussi proches que peuvent l’être des enfants de frères ou des enfants de sœurs, ils ne le sont pas selon les Ashanti, et pourront s’épouser.

Quant à nos sociétés, elles ont considéré dès l’Antiquité tardive, c’est-à-dire bien avant que les lois de la génétique ne fussent découvertes, que l’appartenance à la parentèle était transmise de façon commune et indifférenciée par la mère et par le père – lesquels ne forment « qu’une seule chair » (una caro). De sorte que la proximité entre deux individus unis par une chaîne généalogique s’y évalue simplement en décomptant les maillons de cette chaîne, sans différencier les maillons féminins des maillons masculins. En dessous d’un certain nombre de maillons, la parenté est trop proche pour que le mariage soit possible. Ce seuil minimal en deçà duquel le mariage est exclu a varié au cours du temps, histoire que l’auteur retrace à grand traits. Une telle configuration nous paraît aller de soi, mais on voit qu’elle n’est que la réalisation particulière d’une combinatoire qui reçoit ailleurs d’autres réalisations. Et son adéquation apparente avec ce que nous apprennent les lois de la génétique pourrait bien être perturbée par les perspectives qu’ouvrent les progrès de la procréation médicale assistée. Il nous faudra donc sans doute réapprendre que la parenté n’est que l’interprétation parfois fort biaisée qu’une société fait du donné biologique. Ce long parcours à travers l’histoire et le temps est donc au bout du compte de nature à nous révéler quelque chose sur nous-mêmes.

Voilà donc un jeune auteur qui, non content d’offrir une alternative bien construite à une thèse longtemps prestigieuse, réalise de façon exemplaire ce que doit être le programme de l’anthropologie – et aussi bien, d’ailleurs, de toutes les sciences sociales. D’abord en montrant ce qu’il y a de culturel dans ce que nous tenons trop vite comme naturel. Ensuite, en montrant que, si arbitraires qu’elles paraissent, les combinaisons mises en œuvre par le jeu social ne sont, comme aurait dit Raymond Aron, que des variations sur un petit nombre de thèmes fondamentaux.

par Dominique Casajus, le 3 novembre 2008

Pour citer cet article :

Dominique Casajus, « Du nouveau sur la parenté », La Vie des idées , 3 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Du-nouveau-sur-la-parente

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