Recensé : Michel Poivert, Brève Histoire de la photographie, Paris, Hazan, 2015. 200 p., 28 €.
Si la photographie s’émancipe des intérêts physionomiques, politiques ou scientifiques, alors elle devient « créatrice ».
Walter Benjamin
Comme Walter Benjamin, qui analyse le XIXe siècle à la lumière du jeune XXe siècle, Virginia Woolf signale dans ses mémoires que l’écriture rétrospective, historique, se doit d’« inclure le présent – du moins, assez du temps présent pour en faire une plateforme sur laquelle on se tiendrait », soulignant que le passé est « considérablement affecté par le moment présent » [1]. Un même élan dialectique anime l’essai de Michel Poivert qui, relisant les origines de la photographie à l’aune de l’image numérique contemporaine, propose une histoire culturelle du médium qui s’avance à rebours, afin de mieux voir en quoi l’image photographique éduque regard et pensée depuis son invention.
Adossé à une vénérable tradition critique, sa Brève histoire de la photographie tient autant de la Brève Histoire du monde d’Ernst Gombrich que de la Petite Histoire de la photographie de Walter Benjamin. Elle allie rigueur scientifique et liberté intellectuelle pour interroger le pouvoir qu’a la photographie numérique de renverser la conception que l’on a d’un système de représentation et de dévoiler toute une histoire restée inaperçue.
Image performée/performative
L’intuition première est que, avec toutes les interventions qu’il autorise et sa capacité à tordre aisément le réel, l’effet-numérique conteste et remet en cause la naturalisation de la photographie, sa perception comme image « naturelle ». Et, dans le même mouvement, il met en valeur sa part construite, son anti-naturalisme ontologique. Quelque chose « se situe devant comme derrière l’objectif » (p. 196), une scène s’accomplit dans l’image, fruit d’une vision ou d’une mise en scène. L’image est performée.
La photo numérique permet en effet de construire une représentation, un espace imaginé, imaginaire. Elle autorise aussi le critique à reconsidérer le travail de pionniers marginalisés et peu reconnus qui, aux origines de la pratique photographique puis tout au long de sa brève histoire, ont pensé, scénographié et fabriqué leurs images. Dès lors, il s’agit de comprendre que « regarder une photographie consiste d’abord à reconnaître en quoi elle est étrangère à la perception naturelle » (p. 15). Par l’image, le photographe construit une représentation dont le rapport de proximité avec le réel est éminemment variable.
Il en découle que l’image photographique est affaire d’imagination. Envisagée comme « fait de conscience », elle s’impose comme un espace exploratoire, lieu d’une inventivité expérimentatrice parfois débridée. Actions, gestes, corps et visages sont mis en scène, théâtralisés pour défamiliariser le réel et susciter une réaction. Car, réversible, l’image performée se fait performative. La photographie déclenche une réaction singulière chez le regardeur, qui sollicite sensibilité et intelligence : plutôt que « prise », elle est un « don » adressé à ceux qui la regardent.
Fort de la liberté de regard que lui octroient les images qu’il scrute, Poivert ajoute une dimension historiographique à son analyse des images construites. « La photographie n’a jamais été un art naturaliste et pourtant elle n’a jamais été comprise autrement » (p. 195). Revoir la production des oubliés de l’histoire canonique, c’est remettre en cause un discours dominant sur la naturalité de la photo. De chapitre en chapitre, l’historien confronte et fait dialoguer les conceptions utilitaristes et méditatives de cette dernière ; il met en tension les deux régimes d’images que sont l’enregistrement et le faux de la représentation. Valorisant des pratiques et des esthétiques antinaturalistes, il retrace l’histoire d’une contre-culture, voire d’une anti-discipline, transgressive.
Le « dispositif poétique de l’image »
Au croisement de l’art, des techniques et de la politique, le daguerréotype fut célébré par Arago comme un nouvel « art social », accessible à tous. Dès 1839, naissait une nouvelle culture visuelle qui consacrait le « dogme de l’utilité » au détriment de la production d’œuvres d’imagination. L’utopie d’alors, celle d’un art sans technique, qui montrerait le monde tel qu’il est, innervait un imaginaire collectif asservissant l’art au « génie malin de la précision sans créativité » (p. 28-30).
En contrepoint, Poivert affirme et revendique le fait que la technique incite à réfléchir sur la nature des représentations ; il valorise ce que Régis Durand appelle la « pensée-photographie », soit « une photographie qui donne quelque chose à la pensée par le visible » [2]. Par l’évocation de souvenir personnels, moments précieux où il emballait de fragiles miroirs daguerriens dans le fond de la Société française de photographie, l’historien fait apparaître la dimension rêveuse, créative et contemplative d’un médium qui sait convertir ses vertus techniques en moyens esthétiques.
Avec minutie, il revient sur les créations théâtralisées de Bayard, l’esthétique de faussaire des tableaux vivants, la théâtralisation des apparences de certains portraits signés Nadar et l’impureté du pictorialisme, pour montrer en quoi la photographie est une invention permanente. Il insiste sur la réflexivité d’un médium qui exalte l’artifice volontaire, la fiction et l’imaginaire, sur l’intermédialité d’approches qui ne rechignent pas devant la pose et le costume, ni devant la retouche. Poivert ose ainsi avancer que la théâtralité s’impose comme « une dimension essentielle de l’histoire de la photographie » (p. 194). Entre réalité et fiction, les images qu’il explore rejouent la dialectique de la raison et de l’irrationnel et installent par là le règne de l’interprétation.
On se délecte des pages consacrées à l’iconographie scientifique, véritable « réservoir de formes pour l’avant-garde », et aux explorations surréalistes qui font des images de masse la base de leurs représentations iconoclastes. Reprises, détournements et montages, associations et déplacements des formes sont célébrés et font naître de nouvelles esthétiques entre technique scientifique et projection de fantasmes. Avant-gardistes ou non, les photographes du XIXe siècle et du début du XXe siècle détournent les images savantes ou populaires pour révéler leur charge poétique. La photographie s’impose déjà comme un « dispositif poétique de l’image » (p. 44).
Deux tournants historiques
Le panorama proposé par cette Brève histoire fait entrer le médium photographique dans la grande famille des images. Tramant son texte d’allers-retours féconds entre des formes anciennes et d’autres ultra-contemporaines, Poivert sonde la construction d’une culture visuelle qui continue de nous interroger et de nourrir certains débats esthétique (l’image « androgyne » dont parle Foucault), éthique (le tabou de la retouche) ou politique (instrumentalisation idéologique des images).
Entre passé et présent, à la conjonction des temps, il décèle un même sens de l’expérimental, de la tentative et de l’audace ; une envie toujours vivace de réinterpréter le réel, d’interpeller le regardeur pour questionner sa perception du monde. Et, partant, le pédagogue toujours soucieux d’accompagner son lecteur, comme on apprend à un enfant à faire du vélo – restant proche, en soutien –, démontre que « l’éloignement historique entre les principes de la photographie et sa pratique contemporaine n’est pas irréductible, au contraire » (p. 13).
Servis par une mise en page sobre et élégante, les chapitres s’échelonnent chronologiquement, reprenant l’histoire des origines de la photographie et de ses inventeurs-piliers (Nièpce, Daguerre, Talbot et Bayard) pour mieux souligner deux tournants historiques signant la condition moderne de cet art de la reproductibilité technique ; une modernité que Poivert s’efforce d’inscrire dans l’histoire.
La première rupture survient avec la mise à plat avant-gardiste du langage photographique et une remodernisation de la photographie à l’aube du XXe siècle. Avec la straight photography américaine et les innovations dada, la pratique photographique jette à bas les valeurs de l’Art et de l’académisme pour s’imposer comme nouveau paradigme artistique et se structurer autour d’une « double valeur de document social et d’invention formelle » (p. 136). Entre art et culture, art et document, la photographie articule une nouvelle identité historique que sauront incarner les expérimentations surréalistes et leur exploitation de tout un corpus vernaculaire.
Après la densité historique que concentre le tournant du XXe siècle jusqu’au années 1930, Poivert effectue un bond en avant, saute par-dessus la Seconde Guerre mondiale, pour s’intéresser à la figure emblématique du photoreporter et aux enjeux du photojournalisme. À l’appui de débats esthétique (confusion du réel et de ses représentations), éthique (quelle morale photographique face à l’horreur, aux conflits ?) et institutionnel (consécration muséale des images plutôt que des auteurs), il analyse la tendance actuelle à produire un photojournalisme esthétisé qui s’accroche aux cimaises des musées dans des formats spectaculaires, transformant par là les images d’actualité en tableau d’histoire et jouant sur la réversibilité du documentaire et du théâtral pour produire des « images jouées » (p. 194). La boucle est bouclée.
L’héritage du XIXe siècle
Brève, mais dense et toujours juste, cette nouvelle petite histoire de la photographie retrace l’histoire du cheminement personnel et intellectuel de son auteur, celui d’une perception sensible et d’une appréhension théorique qui se sont aiguisées au fil des ans. Prenant sa source dans un vécu personnel et une pratique de l’enseignement, cet essai rend compte de la vibration d’une pensée en mouvement. L’auteur montre sa démarche d’historien au travail, comme si la réflexivité intrinsèque au médium étudié impliquait inévitablement une réflexivité d’écriture.
En ce sens, on retrouve dans cet opus les traits définitoires de son ancêtre benjaminien. Brève histoire de la photographie ambitionne d’être à la fois une vulgarisation exigeante et une synthèse stimulante ; elle interroge son rapport à l’histoire autant qu’à l’historiographie ; et par elle, son auteur sait utiliser son intimité, il sait faire pénétrer le lecteur « dans le périmètre restreint de [son] imaginaire » (p. 47). Soucieux d’observer les processus créatifs de la photographie et leur inscription dans le temps, Michel Poivert met en avant « la fluctuation des valeurs de la photographie ». Pour lui,
ce sont les moments et les lieux, les discours et les goûts qui, en assignant différentes valeurs à la photographie (objectivité versus mensonge, vernaculaire versus art, etc.), provoquent une rythmique historique et esthétique (p. 185).
Par la plasticité de ses réflexions, l’historien-pédagogue démontre par son dialogue avec l’à-présent de la création contemporaine que nous n’en avons pas fini d’en découdre avec l’héritage du XIXe siècle, qui est notre matrice.