Cet article est publié en partenariat avec le Collège international de philosophie, qui organise dans le cadre des Samedis du Livre, une matinée sur l’ouvrage de Maurice Blanchot le samedi 5 avril. (9h30-12h30).
Recensé : Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du Journal des Débats, éd. Christophe Bident, Gallimard, 2007, 685 p., 28, 50 euros.
La parution des Chroniques littéraires du Journal des Débats, rédigées par Maurice Blanchot de 1941 à 1944, a valeur d’événement éditorial et littéraire. Non seulement cette parution contribue salutairement à dissiper la pénible caricature de Blanchot en esthète ne vivant que pour la littérature et ses cimes épurées (ces Chroniques, fournies à un rythme hebdomadaire, sont aussi, ne l’oublions pas, le gagne-pain du critique), mais elle contribue également à dresser un passionnant panorama de l’actualité littéraire en temps de guerre. Défilent ici des auteurs connus (Dante, Rabelais, Descartes, Montesquieu, Blake, Hoffmann, Joyce, Giraudoux, Mallarmé, Valéry, Kafka) et des écrivains aujourd’hui tombés dans l’oubli : qui se souvient aujourd’hui de Georges Magnane, de Julien Blanc, de Marius Grout ? Si ces noms oubliés nous importent, au-delà même de leur valeur documentaire, c’est aussi qu’ils sont comme l’écume et la trace d’une époque. Un autre Blanchot se profile, le Blanchot journaliste, celui du temps chronique et de ce discontinu qui fera la matière théorique de nombreux essais de L’Entretien infini.
Plus encore, cet inédit, que l’on doit au travail d’édition de Christophe Bident, nous introduit dans le laboratoire même de l’activité critique de Blanchot. L’on voit ici ce critique, l’un des plus importants du XXe siècle, s’inventer progressivement en auteur, et donner à certaines de ses Chroniques la dimension d’un authentique travail de pensée. D’où le sentiment, pour le lecteur du XXIe siècle, d’accéder, en quelque sorte, au « laboratoire » d’une œuvre critique qui, de Faux Pas à La part du feu, puis à L’Entretien infini, n’a cessé d’interroger la littérature, en quelque sorte, à la source même de ce que Mallarmé nommait « ce jeu insensé d’écrire ».
Ajoutons que les Chroniques constituent, en quelque sorte, le reliquaire du premier recueil critique de Blanchot, publié en décembre 1943 à l’initiative de Dionys Mascolo chez Gallimard : Faux Pas, composé d’une sélection de 55 articles du Journal des débats, pour la plupart dans leur version intégrale. Découvrir les Chroniques, c’est un peu accéder à la partie immergée de l’iceberg, et s’interroger sur l’occultation pratiquée par Blanchot de tout un pan de son œuvre critique. Quel intérêt, pourrait se demander un lecteur pressé, y a-t-il à lire ces chroniques frappées au double coin du disparate et de l’anecdotique ? L’intérêt, à notre sens, est double, et il engage la question même de la littérature, et de l’essence problématique de cette dernière, question que Blanchot n’a cessé de réfléchir et de soumettre à critique. C’est un peu comme si l’on assistait, avec ces Chroniques, à un double dégagement : invention progressive, par Blanchot, d’un style propre ; dégagement progressif par rapport à l’idéologie nationale, le critique conviant ici son lecteur à une lecture entre les lignes de son propre geste critique. La lecture des Chroniques engage une véritable herméneutique historique.
L’invention d’un geste critique
Ces Chroniques, insistons-y, forment avec Faux Pas un passionnant doublet. Elles nous font assister à la genèse d’une pensée critique, nous découvrant, en quelque sorte, un Blanchot avant Blanchot, un Blanchot archéologique. La question qui se pose, au fil de ces Chroniques et de leur discontinuité, serait, en quelque sorte : comment lire Blanchot lisant ? L’on voit s’élaborer ici toute une pensée de la mimesis, forgée dans la récusation d’une certaine doxa « réaliste » [1] toute une pensée de la métaphore aussi, pensée comme une véritable plastique du langage. C’est une véritable poétique de la fable qui s’élabore, au fil de certains articles [2]. Mieux : c’est bien souvent au détour d’une phrase, comme au hasard de la recension d’une œuvre ratée, que la poétique de Blanchot s’inscrit comme en négatif. À partir de la critique d’un roman raté d’Odette Joyeux, se développe toute une réflexion sur l’imaginaire, sa cohésion, son poids spécifique : « […] il faut alors inventer la structure d’une réalité où tout ce qui est a un sens et où même ce qui n’a pas de sens, surtout cela, demande à être justifié au regard de l’invention originelle. » Au-delà de l’anecdotique, de l’aléa des recensions, se dégage une certaine pensée de la littérature. On pense alors à ce que Blanchot écrit au sujet d’Albert Thibaudet dans Faux Pas : « sa critique est créée et façonnée par la littérature. » Mais la différence, capitale, entre les deux critiques, est que Blanchot, lui, pose à la littérature la question kantienne de sa condition de possibilité, dans la mesure même où l’on peut lui appliquer ce qu’il dit lui-même de Paulhan, dans l’important article des Chroniques consacré à La terreur dans les lettres : « il a posé, sous une forme qui rappelle la fameuse révolution kantienne, ce problème : comment la littérature est-elle possible ? » C’est aussi cette méta-critique qui permet au critique de s’inventer en auteur, conscient toutefois que cette invention engage ce travail du négatif qui sera l’affaire du Blanchot critique et romancier, sa vie durant : « Qu’est-ce qu’un critique ? Un poète, mais qui s’approche de la poésie par le non-être, en ce sens qu’il ne se veut pas être poète, un romancier qui participe au secret de la création romanesque et qui pourtant dit non au roman. (…). »
Mais il y a plus. On sait l’importance qu’aura dans la pensée de Blanchot la confrontation interminable avec la dialectique hégélienne, mais aussi la lecture critique, entreprise dès 1946, de la pensée de Heidegger, sans parler de l’amitié de pensée avec Emmanuel Levinas, dont le concept d’ « il y a » offre tant d’affinités avec la pensée du neutre qui s’élabore dès 1948, avec le texte fameux repris dans La part du feu : « la littérature et le droit à la mort ». Dans les Chroniques littéraires, est déjà à l’œuvre cette indivision entre littérature et philosophie qui sera, sa vie durant, la préoccupation du Blanchot critique, et dont témoignent ici les articles consacrés à Bergson, Alain, Valéry. À bien des égards, la grande affaire du critique est ici celle de la pensée, une pensée toujours incarnée, car inséparable du mouvement même de l’écriture, comme il est dit, p. 576-77, au sujet du « travail de Balzac » : « (…) pour un écrivain en prose, il n’y a commencement de pensée qu’à partir des mots écrits, des phrases liées aux phrases, de cette nécessité précise de l’écriture qui rend la pensée réelle en la changeant de métier. »
Un dégagement historique et politique
Il importe, ici, de resituer brièvement. Blanchot, pendant quatre ans, émarge à un journalisme d’obédience antiparlementariste et nationaliste. Dans les années quarante, il écrit dans le maréchaliste Journal des Débats, mais il y délivre des chroniques littéraires d’une remarquable acuité dans lesquelles s’efface progressivement le nationalisme des années trente. Il convient d’insister sur ce point crucial : Blanchot a certes publié, en 1936 et 1937, des articles très violents contre Blum, mais il n’a jamais pratiqué, sous l’Occupation, l’invective antisémite, comme le firent Céline, Morand, Brasillach, et tant d’autres [3]. À bien des égards, les 173 articles de critique littéraire donnés au Journal des débats entre avril 1941 et août 1944 procèdent d’un travail de dégagement, à lire entre les lignes, par rapport à l’idéologie pétainiste. La présence de la littérature étrangère, les références à Kafka et à Freud, en font foi à leur manière.
On voit ici Blanchot pratiquer, progressivement, une forme de dégagement par rapport à la rhétorique véhémente qui avait pu être la sienne dans les années trente. La critique de Drieu La Rochelle [4], celle du retour à la terre prôné par Giono [5], ont à cet égard une fonction critique indéniable, de même que l’intérêt porté à la littérature mondiale, celle de Joyce, de Kafka, comme pour mieux échapper aux frontières étroitement nationales de la langue. Et il est passionnant de voir Blanchot évoluer, déconstruire, dans un article de 1944, cette souveraineté de l’auteur qu’il affirmait encore en 1941 dans un article consacré à Montherlant [6]. Poser que « Le critique habituel est un souverain qui échappe à l’immolation, prétend exercer l’autorité sans l’expier et se veut maître d’un royaume dont il dispose sans risque. Aussi n’y a-t-il guère de souverain plus misérable et, pour n’avoir pas refusé d’être quelque chose, plus près de n’être rien », voilà qui semble annoncer la critique de la souveraineté qui s’élaborera au contact de Bataille et de la phrase fameuse : « La souveraineté n’est rien », commentée dans L’écriture du désastre.
Un singulier tour d’esprit
par Michael Holland
On peut se demander s’il est légitime d’élever au rang de livre ce qui fait le rebut d’un autre livre ; de prétendre, au nom de leur auteur, donner contour et cohérence à des textes qui ne doivent leur existence qu’aux hasards de l’édition et à l’imprévisible suite des jours.
Mais tout aussi illégitime, peut-être, aurait été de laisser témoigner seul pour cette époque où naissait véritablement l’écrivain Maurice Blanchot, un livre (Faux pas) resté longtemps dans l’ombre et conçu, comme tout livre, pour substituer au temps de l’histoire et au rebond de l’événement le temps des idées sereines et pures. A l’instar de Valéry, Blanchot « ne jugea[it] pas que cette possibilité infinie de reprises qu’est l’esprit doive s’accommoder heureusement de la convention vague qu’est la structure d’un livre » (p. 272). Doubler Faux pas d’un volume qui lui permette de renouer avec le temps qui est intimement le sien (celui du journalisme) semble donc un excellent moyen de mesurer l’actualité de son écriture pour l’époque qui est la nôtre.
D’où un double risque cependant :
– à juger l’écriture des années 1941 à 1944 à l’aune d’œuvres désormais « complètes », de n’en retenir que les éléments que celles-ci mettent en valeur après coup, et donc d’assainir, d’édulcorer, d’épurer…
– à considérer l’œuvre à venir comme la continuation d’un projet d’écriture conçu sous un régime politique discrédité, d’étendre ce discrédit à l’œuvre entière, tâche dont certains ne manquent pas une occasion de se prévaloir.
Pour sortir de ce tourniquet, je dirais qu’il faut faire un saut, en partant du constat suivant : l’œuvre de Blanchot reste à lire ; la démarche de sa pensée, quelque grands qu’aient été certains parmi ceux qui y ont donné suite, n’a encore jamais été vraiment suivie ; rien ne permet donc d’en évaluer une des époques en termes de l’autre, ni d’établir une relation cohérente entre une partie et le tout : on ne juge pas l’inconnu par l’inconnu.
Il faut donc sauter : plonger dans l’écriture de cette époque sans parachute ni bouteille à air, sans boussole et sans aiguillage ; en ressentir le choc, y étouffer parfois faute d’air ; lire comme Blanchot écrivait, « à fonds perdu » (Pour l’amitié). Par moments, on se croira invité à des côtoiements douteux, en proie à des compromissions inquiétantes, lancé dans ‘une série vertigineuse de glissades et de faux pas’ (200) d’où on aura hâte de sortir. Mais le pari qui accompagne tout saut consistera ici à se confier au singulier tour d’esprit dont l’écrivain de ces chroniques fait preuve, et dont l’orientation, maintenue avec ténacité au milieu d’« un monde en ruines » (531), trace la voie d’une écriture du désastre offrant une authentique sortie du nihilisme pour la simple raison que, ayant regardé celui-ci en face, elle lui aura opposé, à la suite de Nietzsche, le plus rigoureux des refus.