En ce début de XXIIe siècle, plus personne ne conteste la nécessité de plafonner les écarts de revenus pour garantir la cohésion sociale et préserver l’environnement. Il y a un siècle, pourtant, cette idée semblait encore utopique. C’est avec la grande crise de 2008-2015, et les inégalités sans précédent qui la provoquèrent et l’accompagnèrent, que ce projet finit par s’imposer.
Lors du forum « Refaire société », qui se tiendra à Grenoble du 11 au 13 novembre prochains, l’Atelier du futur reprendra ce thème avec de nombreuses conférences en direct du XXIIe siècle.
Dans l’histoire des idées, de l’Antiquité à nos jours, c’est presque toujours en termes relatifs que les excès de richesse ont été dénoncés et que des limites ont été proposées, associant richesse et pauvreté, plafond et seuil. Trois raisons expliquent cette priorité accordée aux écarts relatifs plutôt qu’aux seuls niveaux absolus. La première relève de l’éthique, la seconde de l’économie, la troisième de l’écologie politique. Leur examen successif explique également pourquoi l’idée d’un plafonnement des écarts progressa au début du XXIe siècle.
La première, la « raison morale », s’exprimait en termes de décence ou d’indécence (de la richesse comme de la pauvreté), d’inégalités « acceptables » ou « tolérables » au regard des normes de justice en vigueur dans une société. Des enquêtes sociologiques permirent de les évaluer. Leurs résultats montraient que non seulement 80 % environ des Français estimaient que les inégalités étaient excessives, mais qu’ils n’hésitaient pas à se prononcer sur le montant souhaitable des minima sociaux et des revenus les plus élevés [1].
Dans la seconde explication de l’insistance (croissante) sur les écarts relatifs, deux arguments économiques se rejoignirent. Le premier consistait à dire qu’en réduisant l’excès de richesse on pourrait en finir avec la pauvreté monétaire [2], ou en tout cas la faire reculer fortement. Ce qui était exact : des évaluations simples montraient qu’en redistribuant une modeste partie des revenus des plus riches, sans affecter notablement leur bien-être, sans dommage pour l’économie, on pouvait faire reculer la pauvreté monétaire dans les pays riches au point de l’éradiquer [3].
Le second argument économique apparut avec la crise des subprimes de 2008. Il reposait sur la démonstration suivante. C’est à la fois la richesse excessive des riches en quête de rendements élevés pour leur énorme épargne disponible et la pauvreté des conditions de vie de millions de ménages qui avaient facilité la mise au point de produits financiers à très hauts risques (risques supportés finalement par les ménages modestes et par les contribuables), selon des mécanismes où les riches du monde entier prêtaient à des taux usuraires, via des institutions financières sous leur contrôle, à des ménages surendettés croyant à la hausse continue de la valeur de leurs logements. À nouveau, c’est bien l’énormité des écarts de richesse qui fut pointée du doigt, cette fois comme facteur de crise et de démesure financière.
Enfin, la troisième raison qui conduisit à privilégier les écarts de richesses relève de l’écologie politique : dans un monde dont les ressources naturelles étaient limitées (la prise de conscience de cette évidence avait été très tardive), alors que la pression écologique des plus riches (leur usage de ressources), était sans commune mesure avec celle des plus modestes, il arriva, bien après que tous les indicateurs eurent indiqué que les seuils de durabilité avaient déjà été dépassés, un moment où la richesse des uns interdit aux autres de vivre décemment, voire de survivre, en les privant de biens communs essentiels « plafonnés » par la nature. La réduction des inégalités devint alors un impératif de civilisation vital.
C’est seulement un peu plus tard, dans les années 2020, qu’on associa des normes relatives et des plafonds absolus de richesse, sur la base de la généralisation de l’indicateur d’empreinte écologique (des individus et des nations), qui invitait de plus en plus à « économiser » des ressources naturelles risquant de faire défaut, dont un climat vivable, l’eau, les terres arables, des matières premières nombreuses, ou la biodiversité, qui reculait dramatiquement.
Des revenus plafonnés, cela avait déjà existé, ou presque
« Revenu maximal acceptable », salaire maximum [4], progressivité de l’imposition des revenus jusqu’à une tranche d’imposition à 100 % pour les très hauts revenus : ces propositions gagnèrent du terrain à l’approche des élections de 2012 et dans les années qui suivirent. C’est que, en ce début de siècle, les trois registres de contestation de l’excès d’inégalités se nourrissaient de constats sociaux ou écologiques alarmants, qui se multiplièrent à partir de 2008 [5]. Des « économistes atterrés » aux ONG écologistes, en passant par les associations de lutte contre la pauvreté et les « indignés » du monde dont le mouvement multiforme avait pris de l’ampleur, la critique de l’excès de richesse au regard de ce que vivait la majorité des gens était devenue monnaie courante. Au point de « contaminer » des cercles ou des médias qui semblaient vaccinés. Le magazine L’Expansion consacrait ainsi, dans son numéro du 1er décembre 2010, un dossier de neuf pages à l’injustice de la répartition des richesses produites dans le cas des entreprises du CAC 40.
Pour juger des effets de la mise en œuvre d’un plafond de richesse (évalué en termes relatifs) certains rappelèrent qu’au cours de la période dite des « Trente Glorieuses », de nombreux pays avaient déjà pris des mesures de ce type. L’exemple le plus cité était celui du pays qui apparaissait dans les années 2000 comme le plus inégalitaire des grands pays riches, les États-Unis. Mais bien d’autres pays avaient suivi au cours de la même période, y compris la France. En 1942, Franklin Delano Roosevelt déclarait : « Aucun citoyen américain ne doit avoir un revenu (après impôt) supérieur à 25 000 dollars par an ». C’était l’équivalent d’environ 400 000 dollars de 2011. Roosevelt avait en réalité mis en place une fiscalité sur le revenu avec un taux d’imposition de 88 % pour la tranche la plus élevée, puis 94 % en 1944-1945. De 1951 à 1964, la tranche supérieure à 400 000 dollars actuels avait été imposée à 91 %, puis autour de 70-75 % jusqu’en 1981 [6].
Quel fut l’impact de cette politique « utopique » devenue effective aux États-Unis ? Même si d’autres facteurs jouèrent, elle contribua fortement à ce que ce pays connaisse trois décennies d’inégalités réduites, ce qu’illustre le graphique suivant, qui représente la part du revenu total des ménages revenant aux 10 % les plus riches entre 1917 et 2006.
Ce rappel historique suggère que l’idée d’un revenu maximum pouvait apparaître non seulement comme une exigence morale, mais aussi comme l’une des voies de sortie des crises graves, lorsque l’excès d’inégalités était clairement identifié comme un facteur majeur de ces crises. Or, à partir de 2008, l’économie européenne se trouvait précisément dans cette situation de crise majeure.
À quoi devait ressembler une société où les revenus seraient plafonnés ?
Le débat fit rage, tandis que les inégalités s’accroissaient et minaient la cohésion sociale. Cinq points structuraient la réflexion des partisans d’un plafonnement des écarts de revenus :
1. Qui était légitime pour définir des écarts acceptables et comment y parvenir ? Trouver des réponses semblait impossible, en régime non-autoritaire, sans un large consentement et donc sans le secours d’une démocratie autrement plus ouverte que celles qui prévalaient alors. « Allons chercher la justice avec les gens », par le biais d’assises citoyennes dotées de pouvoirs nouveaux : tel était le mot d’ordre de ceux qui prônaient une véritable démocratisation des institutions. Les conclusions de ces assises citoyennes devaient rapidement paraître infiniment plus égalitaires que tous les débats de Parlements dont la composition de classe et la faible capacité de résistance aux groupes d’intérêt des plus riches défendant leurs niches étaient connues de tous.
2. Les inégalités de revenus ne constituaient que l’un des déterminants des inégalités de conditions. Le plafonnement des premières aurait eu un faible impact si elle s’était accompagnée d’un effritement toujours plus prononcé de la protection sociale ou d’une dégradation des services publics. Selon l’Insee, ces derniers contribuaient deux fois plus à la réduction des inégalités que les prestations sociales. Une société plafonnant les écarts de revenus devait donc préserver d’autres déterminants de l’égalité des droits.
3. Fallait-il d’abord plafonner les salaires ou les revenus du capital et du patrimoine (revenus fonciers, intérêts des placements, dividendes, plus-values, etc.) ? Ces derniers étaient devenus la composante la plus importante des très hauts revenus : environ les deux tiers des revenus pour les 0,1 % les plus riches et les trois-quarts pour les 0,01 %. Mais, en réalité, une bonne partie des très hauts salaires avait également été tirée vers le haut par les gros revenus financiers : il ne s’agissait pas de « vrais salaires » au sens de la juste rétribution de compétences, de talents ou d’efforts, mais de « salaires de marchés financiarisés ». C’est donc l’ensemble des revenus dont l’échelle devait être raccourcie, par le haut et par le bas.
4. Pouvait-on faire reposer un plafonnement des écarts de revenus sur la seule fiscalité ? Non – pour de multiples raisons. D’abord, si la fiscalité était assez efficace pour limiter les excès par le haut, elle n’était d’aucun secours pour le relèvement des minima sociaux (sauf par le biais de crédits d’impôt qui avaient des limites) ou du SMIC, ou pour en finir avec le temps partiel subi, l’une des causes de la pauvreté salariale qui régnait alors. Ensuite, à trop compter sur la fiscalité pour réduire les écarts de « revenus primaires » (revenus avant impôts du travail et du capital), on se serait exposé à laisser filer ces derniers : la fiscalité aurait été perpétuellement à la traîne derrière des inégalités démesurées. Il fallait donc aussi peser, par la loi et dans les entreprises, sur les écarts de salaires et sur des plafonds de rémunération du capital [7].
5. Quels devaient être les bénéfices individuels et collectifs d’un plafonnement « efficace » des écarts de revenu ? Ils se révélèrent considérables sur tous les plans dans les années 2020 et 2030, et même dès 2013, année de puissants mouvements sociaux. C’est cette perspective que voulait masquer, au début des années 2010, le fatalisme selon lequel « des riches et des pauvres, il y en a toujours eu et il y en aura toujours ». Une hypothèse fut alors avancée : un minimum de 1 000 euros mensuels pour une personne seule [8] et un maximum de 10 000 euros. Ces chiffres, qui semblaient parfaitement utopiques, étaient pourtant très réalistes au regard des enquêtes de perception des niveaux des minima et maxima jugés souhaitables par les Français. Environ neuf millions de personnes pouvaient alors voir leur sort s’améliorer, sensiblement pour les uns, très fortement pour la majorité (souvenons-nous que le RSA de base était à 467 euros en 2011).
Tous les constats statistiques internationaux convergeaient pour soutenir ces propositions : les indicateurs de bien-être ou de développement humain et social (santé, éducation, insécurité et violences, égalité entre les femmes et les hommes, etc.) étaient nettement et positivement corrélés au degré d’égalité des revenus. Des ouvrages avaient été consacrés à ces thèmes [9]. Et, pourtant, les résistances étaient nombreuses. Celui que des sociologues de l’époque appelaient « le président des riches » (l’histoire a oublié son nom, contrairement à celui de Roosevelt) en raison de ses liens privilégiés avec la ploutocratie et les milieux d’affaires, tenta même, en octobre 2011, d’utiliser un rapport qu’il avait commandé à des proches pour faire croire que, pendant son quinquennat, la pauvreté avait nettement diminué, alors que tout indiquait une forte progression. La ficelle était tellement grosse que cette manœuvre se retourna contre lui, tous les statisticiens sérieux et toutes les associations dénonçant alors le truquage statistique [10]. Il fut même critiqué par Eurostat, l’équivalent européen de l’Insee, qui rappela que si l’Europe s’était officiellement dotée, dès 2001, d’une définition statistique officielle de la pauvreté des revenus, c’était justement pour éviter que chaque chef d’État n’en fasse qu’à sa tête.
Une voie vers la sortie de crise
Quelle incidence devait avoir un plafonnement des écarts de revenus sur la résolution de la crise écologique qui prenait alors un tour inquiétant ? Son impact aurait été nul s’il s’était traduit seulement par le fait que les uns consomment plus et les autres moins d’une production matérielle identique en quantité et en qualité. Mais Hervé Kempf, auteur de plusieurs livres sur le sujet au tournant des années 2010, empruntait un raisonnement sociologique plus subtil : « Que se passe-t-il dans une société très inégalitaire ? Elle génère un gaspillage énorme, parce que la dilapidation matérielle de l’oligarchie – elle-même en proie à la compétition ostentatoire – sert d’exemple à toute la société. Chacun à son niveau, dans la limite de ses revenus, cherche à acquérir les biens et les signes les plus valorisés. Médias, publicité, films, feuilletons, magazines “people”, sont les outils de diffusion du modèle culturel dominant. […] On voit ici que la question de l’inégalité est cruciale » [11].
Le capitalisme actionnarial et ses alliés politiques et médiatiques étaient parvenus, jusqu’à la « deuxième grande crise », à ce que des mesures que l’immense majorité des citoyens trouvait justes et raisonnables soient présentées comme totalement utopiques ou nocives [12], au point de disparaître de l’agenda politique d’une partie de la gauche. Mais la crise multiforme des années 2008-2015, qui était encore loin d’être finie en 2012, réveilla le sens de la justice. Elle déboucha notamment sur des mesures qui allaient considérablement favoriser les mouvements pour la justice : la « socialisation » et la « reprise en main » d’une sphère financière privatisée devenue un danger planétaire et le facteur majeur de creusement des inégalités. On peut être stupéfait, en ce début de XXIIe siècle, que la période des « Trente Calamiteuses », de 1980 à 2010, ait vu les gouvernants confier à de grands actionnaires et grands spéculateurs, baptisés alors pudiquement « marchés financiers », le soin de gérer la création monétaire, le crédit, les monnaies (nous avons depuis 2030 une monnaie mondiale et d’innombrables monnaies locales ou régionales « solidaires »), autant de domaines relevant aujourd’hui, et depuis longtemps, des biens communs gérés démocratiquement par toutes les parties prenantes. Mais les historiens ont bien montré que les gouvernants de cette période de démocratie affaiblie étaient très souvent les fondés de pouvoir et les « avocats d’affaires » des grands intérêts privés.
Parce que les partisans d’un plafonnement des écarts de revenus surent se saisir des opportunités de contestation et de reconstruction qu’elle offrait, la crise contribua ainsi à transformer en projet réaliste ce qui restait encore de l’ordre du rêve pour les hommes et les femmes des années 2000.
Jean Gadrey, « Quand les écarts de revenus furent enfin plafonnés »,
La Vie des idées
, 28 octobre 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Quand-les-ecarts-de-revenus-furent
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