Rémi Fraisse est le premier mort en manifestation sous un gouvernement de gauche sous la Ve République. Comment en est-on arrivé là, et que nous dit ce drame sur les conditions du maintien de l’ordre en France ? Pour Fabien Jobard, politiste, spécialiste de la police, seule une commission parlementaire permettrait de tirer toutes les conséquences politiques de cet événement.
Fabien Jobard est directeur de recherches au CNRS et chercheur au Centre Marc Bloch de Berlin. Ses travaux, au carrefour entre la science politique et la sociologie, portent sur l’usage de la force par la police, sur le maintien de l’ordre et sur les institutions pénales. Il a notamment publié Bavures policières. La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2002, et avec David Waddington et Mike King, Rioting in the UK and France, Cullompton, Willan Publishing, 2009.
Le maintien de l’ordre en question
La Vie des Idées : Commentant l’affaire Rémi Fraisse, le ministère de l’Intérieur a exclu, le 28 octobre dernier, d’utiliser le terme de « bavure ». Quelle définition peut-on donner de ce terme et pourquoi est-il, dans le cas présent, aussi sujet à controverse ?
Fabien Jobard : Le terme est polémique et ne relève donc pas d’une définition a priori, mais de luttes concrètes et contingentes. C’est une notion employée comme arme dans une lutte pour la définition d’un événement. À l’origine, « bavure » vient de l’ingénierie industrielle : c’est ce qui a bavé sur une pièce lors de la fabrication, lorsque l’on démoule la pièce. Si l’on s’en tient à cette origine, la bavure est la conséquence inintentionnelle d’un processus dans lequel il y a eu, à un moment ou un autre, erreur de conception.
Mais le sens polémique contemporain du terme prend justement le contrepied de cette acception, puisque par « bavure » on entend désormais mettre à l’index un usage spectaculairement illégitime de la force publique. L’exemple-type est celui de Malik Oussekine, battu à mort en 1986 par des agents de police qui n’avaient reçu de personne l’ordre de battre à mort un passant.
Les militants récusent d’ailleurs l’emploi du terme de « bavure ». Pour eux, aucune faute n’est seulement imputable à l’agent X ou l’agent Y (ce que l’on appelle, aux États-Unis, la rhétorique du rotten apple, le fruit pourri dans un panier sain). Ils n’ont pas tort. Ainsi, après l’affaire Malik Oussekine, la commission parlementaire de l’époque (car il y eut commission parlementaire…) avait bien mis en évidence que les deux agents finalement estimés coupables étaient membres d’un service de la Préfecture de police – les Pelotons voltigeurs mobiles –, qui avait pour caractéristique de laisser ses agents sans lien radio avec le dispositif engagé, alors qu’ils étaient armés d’engins extrêmement dangereux (les bâtons frappant en pleine vigueur depuis des motos lancées à 50km/h).
Si le gouvernement refuse le terme « bavure », c’est plus simplement que ce mot suggère en tout état de cause un facteur humain, donc une imputabilité qui, in fine, mettra en cause un agent public, qu’il soit agent de ligne ou Premier ministre.
La Vie des Idées : Quelle est la doctrine du maintien de l’ordre en France ? Procède-t-elle de textes fermes et établis, ou bien est-elle le fruit de l’adaptation sur le terrain dans le cours de l’événement ?
Fabien Jobard : Ce que l’on appelle en France le « maintien de l’ordre » est fondé sur le paradoxe que cette opération de police particulière n’est presque plus une opération de police.
Dans la police quotidienne, beaucoup voire tout repose sur l’appréciation individuelle, par les agents, de la situation et de ce qu’elle requiert. En maintien de l’ordre, au contraire, la chaîne de commandement n’autorise aucune prise d’initiative – pas même, presque, lorsque la légitime défense de soi ou d’autrui est en jeu.
Tout découle donc de l’autorité civile, c’est-à-dire du gouvernement ou de son représentant, le préfet. Ce n’est pas une particularité française à proprement parler, mais il faut noter que la plupart des démocraties adoptent le système de common law qui mise sur le principe de l’autonomie policière (« police autonomy »). Dans un tel système, le politique n’intervient jamais dans le cours des opérations, qui est du ressort exclusif du chef de police. Il y a donc une stricte séparation entre le politique qui envisage l’action et le policier qui la mène sur le terrain. Le maintien de l’ordre ne sert pas un but politique, mais une finalité d’ordre public. Cette disposition de common law découle de la peur de voir le politique « politiser » la police, dans un contexte où une plus grande confiance que chez nous est accordée à la responsabilité des élites policières.
En France, l’histoire nous a légué une peur inverse : on craint par dessus tout de voir le policier prendre le pas sur le politique, et de voir émerger une sorte d’État policier. De ce point de vue, l’ouvrage que l’historien Alain Dewerpe a consacré à la manifestation du 8 février 1962 est très intéressant [1], car il montre que le pouvoir politique central, celui du gouvernement de Gaulle, regardait avec inquiétude et distance le pouvoir policier s’autonomiser sous la direction d’un préfet (Maurice Papon) qui, par conviction personnelle et par crainte face au pouvoir très fort dont disposait la police à l’époque, prit systématiquement le parti de l’aile la plus dure de la police parisienne.
La Vie des Idées : Quels rôles jouent la loi et le règlement dans l’encadrement des pratiques de maintien de l’ordre ?
Fabien Jobard : Les textes de nature législative ou constitutionnelle ne définissent pas le maintien de l’ordre, mais le droit de la manifestation. Ce droit, pratiqué depuis fort longtemps en France, a été tardivement intégré à notre édifice législatif, puisqu’il fallut attendre une décision du Conseil constitutionnel de 1995, en réaction à l’une des « lois Pasqua ». Les textes légaux reprennent pour l’essentiel les dispositions du décret-loi de 1935 sur l’obligation (diversement appliquée dans les faits) de déclarer une intention de manifester et sur la faculté confiée au préfet ou au maire d’interdire la manifestation, et au préfet d’interdire le transport d’armes par destination. Ils reprennent également les dispositions, de droit pénal, relatives à l’attroupement (art. L211-1 et suiv. du Code de la sécurité intérieure). Quant aux textes qui prévoient l’emploi des forces, autrefois leur réquisition, et les doctrines de maintien de l’ordre, ils sont de nature réglementaire. Il s’agit le plus souvent de simples circulaires ou instructions – à l’exemple de celle ayant précisé l’usage des grenades de désencerclement (NORINTJ1419474J), signée le 2 septembre 2014.
La Vie des Idées : Dans le cas de Sivens, les gendarmes ont-ils agi conformément aux textes en vigueur ?
Fabien Jobard : Ma source ici est constituée des documents de l’enquête judiciaire en cours, publiés par Mediapart le 12 novembre. On y lit le témoignage suivant du maréchal des logis qui a jeté la grenade : « Avant de la jeter, je préviens les manifestants de mon intention. Devant moi il y a un grillage et je suis obligé de la jeter par-dessus celui-ci. Je prends soin d’éviter de l’envoyer sur les manifestants eux-mêmes mais à proximité de ces derniers. Donc, je la dégoupille, il fait noir mais je connais leur position puisque je l’ai vue grâce à l’observation à l’aide des IL (jumelles permettant une vision de nuit). Je précise qu’au moment du jet les individus me font face […]. Je la projette sur ma droite pour les éviter, mais là encore ils bougent beaucoup et je ne sais pas ce qu’ils font au moment où je jette effectivement la grenade. La grenade explose à proximité des personnes qui sont présentes ».
Le point qui nous intéresse ici est la conformité du geste aux textes, et notamment à l’instruction de septembre 2014 déjà citée. Le texte sur les grenades de désencerclement précise par exemple (3.2) que les grenades « doi(ven)t être lancée(s) au sol ». Mais il y avait un grillage. Cet obstacle était-il de nature à contraindre le gendarme à outrepasser le texte ? Le texte formule une réserve : « Sauf si le périmètre d’utilisation de la grenade à main de désencerclement est celui dans lequel l’utilisation du pistolet 9mm est légalement justifiée, elle doit être lancée au sol ». Le texte est, sur ce point, sans ambiguïté : sauf cas de danger mortel immédiat qui justifierait de répliquer en attentant à la vie de l’agresseur, la grenade doit être lancée au sol. Or rien, dans le témoignage du gendarme, ne montre que sa vie était en danger, même s’il rapporte une situation « critique ». Rien ne justifie donc que la grenade fût lancée de manière non conforme aux précautions d’emploi qui la visent.
Maintenant, il faut considérer ce texte en sociologue, en interrogeant la valeur des textes au regard de leur emploi. Dans un article fondateur, Doreen McBarnet, professeur de sociologie du droit à Oxford, avait évoqué « l’évasif esprit des lois » à propos du droit de la police [2], en soulignant que ce droit touche très vite à la limite même de ce qu’est le droit, puisqu’il ne cesse d’invoquer les nécessités, les contingences, l’appréciation personnelle de l’agent, pour justifier le contournement de la règle qu’il expose et, in fine, protéger l’agent et son ministre. Or ce qui frappe à la lecture de l’instruction, c’est au contraire la fermeté du texte ; sans doute en réponse aux cas nombreux, ces dernières années, de mésusage des armes dites « non létales ». Le cadre juridique d’emploi précise que cette grenade ne doit être autorisée que lorsque sont réunies les conditions de nécessité et de proportionnalité (je souligne le « et » : les deux conditions sont appelées). Peu après, l’instruction précise : « Aussi, la GMD ne peut être utilisée dans ce cadre (s’il y a nécessité) que pour protéger une valeur supérieure à celle sacrifiée par son usage ». Jeter cette grenade à revers de ce que prévoie le texte, c’est-à-dire en étant conscient du risque mortel induit par le jet en cloche, n’apparaît pas compatible avec la notion de nécessité définie par l’article 122-7 du Code pénal [3], et plus restrictivement précisée encore par l’instruction et la notion de « valeur sacrifiée ».
Enfin, ce geste individuel a produit la mort de Rémi Fraisse, mais aurait pu ne pas le produire. Il s’en est fallu, au vu des témoignages, de ce grillage, d’un déplacement de Rémi Fraisse vers la droite ou la gauche, du sac à dos qui aurait coincé la grenade, etc. La mort du jeune homme relève de la contingence, mais d’une contingence inscrite dans une probabilité non négligeable qui, elle, est produite par le commandement : car ce n’est pas une grenade offensive qui a été jetée, mais quarante. Un tel degré de force, traduction des consignes d’extrême fermeté qui ont été données par le politique sur le site, réduit la part du hasard improbable.
La Vie des Idées : Les forces de l’ordre ont insisté sur le caractère particulièrement violent des affrontements à Sivens pour expliquer le drame. Ont-elles pu être dépassées par une situation à laquelle elles n’étaient pas ou mal préparées ?
Fabien Jobard : Si j’en crois ces mêmes rapports d’enquête judiciaire, on dénombrerait la nuit du 25 au 26 octobre 312 grenades lacrymogènes MP7, 261 grenades lacrymogènes CM6, 78 grenades explosives assourdissantes F4, 10 grenades lacrymogènes instantanées GLI, 42 grenades offensives OF, ainsi que 74 balles en caoutchouc LBD 40 mm. Cela signifie par exemple, pour être très concret, 74 tirs de flash-balls dans l’obscurité, quand bien même, depuis la première circulaire de 1995 qui en prévoyait l’usage, au moins 25 personnes ont été grièvement blessées, parmi lesquelles un mort, le 13 décembre 2010 à Marseille, et une quinzaine de personnes énuclées. L’instruction dont j’ai parlé à l’instant visait certes les grenades de désencerclement, en leur consacrant 3 pages, mais aussi les LBD 40 mm, auxquelles 4 pages sont consacrées. Si elles étaient attestées, les transformations de la violence protestataire justifieraient-elles un tel déploiement de la force publique ?
Or je ne crois pas à une transformation radicale du champ protestataire, dont Sivens ou Notre-Dame-des-Landes serait l’illustration. Du point de vue de la science politique qui étudie les protestations, un certain nombre de transformations sont notables, j’y reviendrai ; mais pas du point de vue d’un policier ou d’un gendarme. Le maintien de l’ordre est en effet un domaine de grande spécialisation. Depuis une quarantaine d’années maintenant, les gendarmes bénéficient d’un camp d’entraînement spécialement dédié au maintien de l’ordre, en Dordogne, où ils usent de paysages tant urbains que ruraux pour s’essayer à leurs opérations. Les compagnies républicaines de sécurité ont adopté, vingt ans après les gendarmes, les mêmes conditions d’entraînement. Les Escadrons de gendarmerie mobile sont les unités qui sont systématiquement envoyées sur des « théâtres » protestataires particulièrement violents que sont les départements et territoires d’outre-mer ; soit en simple sécurisation, soit en maintien ou rétablissement de l’ordre. Compte tenu de leur expérience aussi bien fictive (au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier) que réelle (Calédonie, Martinique, Guadeloupe, Réunion, sans compter les théâtres étrangers dits de « maintien de la paix »), il est surprenant de voir que des gendarmes mobiles français ne puissent faire face à 100 à 150 militants, même déterminés, même en rase campagne, même de nuit.
On ne peut en revanche passer sous silence une transformation notable, qui est le renversement du rapport à la durée. Des entretiens que j’ai pu mener avec les policiers en charge du maintien de l’ordre ressort toujours l’idée que, au fond, l’avantage décisif de la police est de pouvoir tenir une position sur une durée illimitée. Ce que Pierre Favre et moi caractérisions comme une « réserve quasi-inépuisable de forces de la police » [4] est avant tout une réserve de ressources humaines. Quasiment 30 000 agents sont exclusivement dédiés au maintien de l’ordre en France, ce qui est considérable. Ils sont donc à même de se succéder sur des positions ou des lignes, et d’épuiser ainsi les forces de l’adversaire ; ce d’autant plus qu’un investissement considérable a été fait, ces trente dernières années, sur l’équipement défensif des agents. Mais, à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes, la contestation est portée par des acteurs qui ont une relation totale au politique : ils ne pratiquent pas la protestation après leur journée de travail, une fois les enfants couchés ; ils font de la protestation leur relation même à la société. Une « zone à défendre » est une zone de vie. D’un point de vue tactique, les protestataires privent la force publique du monopole de la durée. C’est sans doute cela qui explique la stratégie d’escalade apparemment déployée par le préfet du Tarn à Sivens dès le début du mois de septembre. À mes yeux, c’est donc moins un saut qualitatif dans l’usage de la violence protestataire qui explique la débauche de force par les pouvoirs publics, que le rapport des protestataires au politique et leur appropriation de la durée.
Du drame au scandale
La Vie des Idées : Comment comprendre le flou qui a régné dans les jours qui ont suivi le décès de Rémi Fraisse concernant les causes de sa mort ?
Fabien Jobard : L’une des dimensions fondamentales de la police est sa « fonction dramaturgique », comme le dit Peter Manning, un des grands chercheurs sur la police [5]. Pour le politique, l’important n’est pas de savoir s’il y a un mort ou des blessés lors d’une opération de police, mais de tout faire en sorte pour que ces victimes ne leur soient pas imputables – ou alors que l’opinion considère que ces mort ou blessés sont le résultat regrettable mais excusable d’une opération légitime. Ce qui, dans le contexte d’une manifestation (et non d’une guerre civile), exige un lourd effort de justification et de mise en récit de l’événement.
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont récemment publié une tribune dans Le Monde invitant les sociologues à l’examen des faits bruts plutôt qu’à ceux des discours, en l’espèce des discours gouvernementaux [6]. Pour le sociologue, disent-ils, « la question n’est pas de savoir si la stratégie de communication du gouvernement a été habile ou malhabile. Une question pour expert en communication politique. Elle est celle de savoir pourquoi et comment un manifestant pacifiste a été tué ». Par essence, la « fonction dramaturgique » de la police rend intenable une telle césure entre le monde de la représentation et le monde de l’action : la police use de la violence, et cette violence est un élément du récit que le politique produit sur son action. Et ce d’autant plus qu’en maintien de l’ordre « à la française », comme nous l’avons souligné, le politique a, par le biais du préfet ou de son représentant, l’autorité immédiate sur la force publique.
Reste ce temps politique suspendu, ce vide effarant de communication durant quarante-huit heures. Tout ceci procède, sous réserve d’examen complémentaire bien sûr, d’un mélange d’effet de sidération, bien compréhensible, et d’amateurisme total. Imaginer que les autorités puissent faire croire qu’il ne s’était rien passé, ou qu’elles ne savaient pas dans quelles circonstances les gendarmes avaient découvert un corps au hasard de leur promenade quelques heures après des échauffourées, montre que le gouvernement, en pareille crise, s’est défait de tous les instruments de lucidité sur la société dans laquelle il agit. Cette béance de la parole publique montre que les élites administratives et politiques qui avaient à gérer l’événement ont été écrasées par lui. Il y aura une leçon plus générale de science politique à tirer de tout cela quant à la solidité de l’État, cette « épreuve d’État » que peut avoir été (ou devenir) la mort de Rémi Fraisse [7], lorsque l’on pourra accéder à l’ensemble des sources (les notes, les transmissions, la parole des acteurs).
La Vie des Idées : Cette affaire aura-t-elle des conséquences politiques ?
Fabien Jobard : Rémi Fraisse est le premier mort en manifestation sous un gouvernement de gauche sous la Ve République. Il est peu imaginable que cela soit sans conséquences, mais il faut comprendre lesquelles.
Des conséquences sur la philosophie du maintien de l’ordre ? La mort de Malik Oussekine, dont j’ai déjà parlé, n’a pas remis en question la doctrine générale du maintien de l’ordre. Elle a conduit à la dissolution d’une unité (les « pelotons voltigeurs mobiles » ou « pelotons moto auto-portés »), accru le resserrement de la chaîne de commandement sur le terrain, accéléré la formation de petites unités visant l’interpellation en binômes des fauteurs de troubles, ou développé le souci des moyens techniques de communication, mais n’a pas bouleversé le maintien de l’ordre [8]. Par ses conséquences politiques (démission d’un ministre, Alain Devaquet, retrait du projet de loi sur l’université, gel par le gouvernement de toute réforme « sociétale », dont la réforme envisagée du Code de nationalité, et, vraisemblablement, perte de crédit politique du Premier ministre, Jacques Chirac, bientôt candidat à l’élection présidentielle), elle a eu un impact considérable sur l’emploi de la force dans les manifestations de jeunes à Paris (comme lors de la manifestation du 23 mars 2006 sur l’esplanade des Invalides à Paris, à laquelle je me suis intéressé dans des recherches récentes [9]).
Des conséquences sur la force publique ? On sait depuis au moins les travaux de Lawrence Sherman aux États-Unis que l’un des moteurs essentiels de réforme de la police est le scandale [10]. Mais un scandale n’est pas un fait naturel, déposé par l’événement. Dans ma thèse, j’avais travaillé sur « l’épreuve des faits », c’est-à-dire les conditions pour qu’une violence alléguée devienne avérée : la matérialité de l’atteinte (que la blessure et son origine policière soient indéniables), la taille de l’atteinte (que le dommage soit incommensurable par rapport au danger encouru par le policier), la virginité pénale de la victime et de ses soutiens (qu’il ne soit pas « connu des services de police », pour reprendre l’expression préfectorale convenue) [11]. Dans le cas d’espèce, j’ai signalé toute l’importance de l’appréciation qui sera faite du caractère « critique » de la situation au moment des tirs de grenades par la gendarmerie. Mais, pour que la violence illégitime, si elle est établie comme telle, acquière une dimension de scandale, c’est-à-dire de transformation des institutions, il faut qu’un rapport de forces se mette en place entre des contradicteurs. Et l’issue de ce rapport de forces dépend très largement des arènes dans lesquelles il se jouera.
Comme on l’a vu, selon les informations actuelles, la grenade meurtrière a été jetée en cloche et non pas « au ras du sol ». La mort de Rémi Fraisse peut ainsi être circonscrite au geste individuel de l’agent qui a exécuté un ordre sur la légitimité duquel il ne sert plus de s’interroger. L’événement perd sa force d’interpellation du politique, le scandale est d’avance étouffé dans une imputabilité individuelle. Or c’est moins la factualité de l’événement que l’arène dans laquelle il est discuté qui décidera de la portée du scandale.
Le ministre de l’Intérieur le sait, qui s’est employé à circonscrire le débat dans une arène technico-administrative. Administrative : le récit des causes fut confié le 29 octobre à des inspections internes, l’IGGN (Inspection générale de la gendarmerie nationale) et l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Technique : il s’agissait pour elles de déterminer les conditions d’emploi des grenades offensives en maintien de l’ordre. Une fois leur rapport remis, c’est-à-dire un récit arrêté de l’événement et de ses causes, le ministre a tenté une clôture du scandale et a abrogé l’emploi des grenades offensives, le 13 novembre dernier. Notons pendant ce temps que le Premier ministre s’employait à empêcher la formation de toute autre arène que l’arène technico-administrative. J’ai rappelé l’existence de la commission parlementaire formée à la suite de la mort de Malik Oussekine, qui avait remis deux volumes d’enquêtes et d’auditions en 1987. Écoutons Manuel Valls répondre à une question parlementaire le mardi 28 octobre dernier : « Je n’accepte pas et je n’accepterai pas les mises en cause, les accusations qui ont été portées en dehors de l’hémicycle à l’encontre du ministre de l’Intérieur [ …] Je n’accepterai pas la mise en cause des policiers et des gendarmes qui ont compté de nombreux blessés dans leurs rangs ». Porter le débat dans l’enceinte délibérative du Parlement semble, dans le régime français actuel, une hérésie ; il n’est qu’à en juger par le fait que si peu de parlementaires se sont élevés contre cette imposition du silence, qui est aussi une dépossession de leur pouvoir de délibération, de commission et d’interpellation. Que Cécile Duflot n’eût qu’une « minute de silence » comme répertoire imaginable face à ce coup de force illustre la violence de ce qui est en jeu autour de la définition des arènes légitimes et la revendication à la parole. Un test de « la force instituante du scandale » [12], de sa capacité à transformer les choses, est l’arène de règlement des conflits : si le politique parvient à en rester à un simple rapport IGGN/IGPN, il aura gagné son entreprise de clôture et de maîtrise des effets collatéraux de l’événement. Si, comme en 1986, une commission parlementaire est appelée, la nature même de l’arène conférera à la mort du manifestant une force politique décuplée.
Précision de Fabien Jobard (3 décembre 2014) :
Le 2 décembre 2014, l’Inspection générale de la gendarmerie nationale a remis son rapport d’enquête administrative sur les opérations de maintien de l’ordre à Sivens. Il ressort de ce rapport que la grenade qui a causé la mort de Rémi Fraisse était bien une grenade offensive, et non une grenade de désencerclement. La grenade offensive n’exige pas d’être roulée au sol. Le militaire qui a jeté la grenade mortelle a déclaré qu’il avait procédé aux sommations et qu’il avait pris soin de vérifier que la grenade atteindrait un secteur inoccupé, si bien que le jet a été tenu pour conforme aux textes précisant les conditions d’usage de cette arme.
Nicolas Delalande, « Mort de Rémi Fraisse : l’État à l’épreuve. Entretien avec Fabien Jobard »,
La Vie des idées
, 25 novembre 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Mort-de-Remi-Fraisse-l-Etat-a-l
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[1] A. Dewerpe, Charonne 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
[2] D. McBarnet, « Arrest. The Legal Context of Policing », in S. Holdaway (dir.), The British Police, Londres, Edward Arnold, 1979, p. 24-40.
[3] « N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace », art. 122-7 du Code pénal. La nécessité est, comme la légitime défense, une cause d’exonération de la responsabilité pénale.
[4] P. Favre, F. Jobard, « La police comme objet de science politique », Revue française de science politique, avril 1997, p. 204-210.
[5] Peter Manning, « The police : mandate, strategies, and appearances », in P. Manning et J. van Maanen, Policing. A View from the Street, Santa Monica, 1978.
[6] « La responsabilité sociologique s’impose dans “l’affaire Rémi Fraisse” », Le Monde, 13 novembre 2014.
[7] D. Linhardt, « Épreuves d’État. Une variation sur la définition wébérienne de l’État », Quaderni, 78, 2012, p. 5-22.
[8] F. Jobard, « Le spectacle de la police des foules : les opérations policières durant la protestation contre le CPE à Paris », European Journal of Turkish Studies, 15 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, Consulté le 21 novembre 2014