Recensé : Daniel Immerwahr, Thinking Small : The United States and the Lure of Community Development, Cambridge, Harvard University Press, 2015, 272 p. €31.50.
Le philosophe gallois Raymond Williams notait dans son petit dictionnaire raisonné des concepts modernes, Keywords, que le concept de community était presque unique en anglais à avoir une dimension consensuelle bien qu’ambiguë :
Community can be the warmly persuasive word to describe an existing set of relationships, or the warmly persuasive word to describe an alternative set of relationships. What is most important, perhaps, is that unlike all other terms of social organization (state, nation, society, etc.) it seems never to be used unfavourably’ – community peut décrire chaleureusement un réseau de relations existantes ou être un terme persuasif pour décrire son alternative. Peut-être est ce encore plus important, que, contrairement aux autres termes qui décrivent des organisations sociales (l’état, la nation, la société, etc.), il semble ne jamais être un terme négatif. (Keywords : A vocabulary of culture and society, Oxford University Press, 1985, p. 76.)
Ce n’est donc pas un mot qui se traduit facilement en français par « communauté » ou « communautaire », souvent plus négativement connotés, mais bien une de ces notions souvent utilisées mais peu contestées. Ce livre qui fait brillamment l’analyse de la longue histoire et des péripéties politiques de l’idéal communautaire dans l’aide américaine au développement, part d’un constat simple : l’idéal communautaire fait partie du passé le plus lointain du développement, il est aujourd’hui à nouveau dominant et pourtant ses praticiens ignorent comment l’idée de communauté a pu donner lieu à une multitude de pratiques et d’expériences sociales dans le passé le plus récent. Cette amnésie, selon l’auteur, proviendrait de l’instabilité structurelle du secteur de l’aide mais aussi, d’une façon plus fondamentale, du « knee-jerk weberianism, our tendendy to see the past since the nineteenth-century in terms of centralization, bureaucratization…and similar processes » – « un weberianisme instinctif, une tendance à considérer le passé en termes de centralisation, bureaucratisation et … autres processus » (p. 13). Loin d’accepter l’idée que l’idéal communautaire soit une alternative au modernisme et à la modernisation des plans quinquennaux, des barrages et des réformes agraires, Immerwahr replace l’idéal des pratiques localisées, du contrôle communautaire dans un dialogue avec les autres formes de développement.
L’échelle humaine
Ce récit, brillamment écrit, entraînant et riche en anecdotes, se déroule sur une période de plus de quarante années et à travers le New Deal, la guerre froide et sur trois continents. Ce livre prend une approche résolument culturelle afin de démontrer que du parc Disneyland jusque dans les représentations culturelles du quotidien, la vague de la modernité la plus futuriste côtoyait la nostalgie pour la vie simple et la sagesse folklorique des communautés ancestrales. Cependant plus qu’une simple nostalgie pour une vie plus enracinée, le localisme des années 1930 et 1940 attirait aussi bien les conservateurs que les membres du parti communiste américain comme Granvill Hicks qui finit sa carrière littéraire en faisant l’éloge de la petite ville de Grafton en 1947 (p. 20). Des liens évidents avec l’œuvre de Norman Rockwell ou It’s a Wonderful Life de Capra (1946) plantent la scène d’une Amérique issue du New Deal et soucieuse de retrouver ses valeurs dans ses microcosmes. En sciences sociales, l’échelle du petit groupe devenait l’échelle de l’analyse sociologique et anthropologique. Le sociogramme de Jacob Moreno et sa nouvelle science de la psychothérapie de groupe (p. 28) illustre bien un engouement durable pour les groupes ‘organiques’ et des solutions collectives. En histoire aussi la thèse individualiste de la Frontière de Frederick Jackson Turner était battue en brèche par des historiens soucieux de solidarité démocratique. Cette obsession pour la participation démocratique pénétrait jusqu’aux écoles de commerce qui proposaient des interactions aux niveau des petites équipes afin d’augmenter la productivité industrielle. Cette marche triomphale du ‘groupisme’ prend fin dans les années 1950 selon l’auteur avec un retour aux vertus individuelles.
De cet élan intellectuel et philosophique des années 1930-50, reste cependant des échos repris dans les derniers chapitres, quand l’auteur, après avoir illustré comment les idées communautaires furent exportées, montre comment elles ont pu faire un retour, dans un contexte néolibéral, dans l’Amérique des années 1990 et 2000. Bien que dans l’ensemble la thèse de ce livre soit très largement américano-centrique, les courants intellectuels plus larges y font une apparition tardive. Ainsi on découvre l’influence de Jacques Maritain sur l’intellectuel juif Saul Alinsky dont l’œuvre politique (Reveille for the Radicals, 1945) fut l’objet d’une étude par Hilary Clinton du temps de sa licence et dans son livre de 1996, It Takes a Village et dont les théories sur l’organisation communautaire furent enseignées par Barack Obama lui-même (p. 157).
Le boomerang du développement communautaire
L’argument central du livre reste l’influence globale que ces idées sur le localisme et l’activisme communautaire eurent quand les États-Unis cherchèrent de nouveaux outils pour influencer et dominer le monde libre face au socialisme. Une histoire complexe découle des débats dans l’administration américaine de la fin de l’ère Roosevelt. Au delà des grands projets et des barrages hydro-électriques, l’auteur présente un souci pour le développement communautaire dont l’exemple phare serait le War Relocation Authority en charge des milliers de japonais et citoyens américains d’origine japonaise. Dans ces camps anthropologues et gestionnaires se prirent à rêver des vertus communautaires auxquelles des orientaux, plutôt que des occidentaux déjà modernisés, pourraient avoir un accès presqu’instinctif. Ce colonialisme intérieur fournit, selon l’auteur, le pendant des administrateurs coloniaux présents dans les grands empires européens et qui, à la décolonisation, formèrent l’épine dorsale des administrations du développement.
Le développement communautaire devint une idée d’exportation du fait de l’aide américaine mais aussi par le truchement des nations unies. Contrairement à la théorie de la modernisation, le développement communautaire partait de communautés existantes, selon un mode de gestion décentralisé au plus proche du ‘terrain’. Cette théorie d’un processus de développement autogéré se fondait entre autres sur l’œuvre de Robert Redfield, anthropologue de Chicago influent dans les années 1930 et 1940. Redfield avait étudié des sociétés en transition et en particulier un village Maya, Chan Kom, qui avait fait une transition entre le monde traditionnel et le monde moderne tout en restant attaché à ses valeurs. Le développement communautaire présentait ainsi l’espoir que l’urbanisation puisse ne pas être un traumatisme aliénant pour des sociétés traditionnelles. Cette absence supposée de conflits grâce à une approche participative et respectueuse du passé offrait la possibilité d’imaginer la communauté comme une alternative au communisme centralisé ou à l’urbanisation mal contrôlée.
Dans deux chapitres l’auteur illustre ainsi comment le développement communautaire, en Inde et dans des situation d’insurrection et de guerre aux Philippines et au Vietnam, devint une part intégrale de l’arsenal de la guerre froide. L’expérience indienne est une version hybride de la modernisation ; quand l’aide américaine offrit à Nehru un programme de développement décentralisé utilisant une approche anthropologique pour que des ‘rural life analysts’ puissent définir les besoins ressentis (felt needs) de la communauté, le leader indien saisit l’occasion d’ajouter cet outil à sa politique de grands travaux. (p 73). Un programme géant incluant tous les villages indiens vers 1965 devint la plus grande démonstration politique du développement communautaire. Cependant ces nobles objectifs cachaient des vices secrets : une bureaucratie qui inventait la participation locale afin de justifier son existence, une lassitude locale pour les palabres, et, de façon plus récurrente, le fait que le développement communautaire dans une société de castes renforçait les inégalités sociales existantes. Des intellectuels indiens dénonçaient le fétichisme villageois qui cachait les injustices traditionnelles (p. 83). L’État du Kérala, communiste depuis les élections de 1957, pratiqua une forme plus radicale de développement communautaire qui trouve grâce aux yeux de l’auteur et sur laquelle il revient en conclusion du livre. Les données démographiques positives du Kérala (espérance de vie, mortalité infantile etc.) malgré sa pauvreté démontrèrent la nécessité de repenser les chiffres au cœur du développement. Cette expérience, parmi d’autres, serait à l’origine du Human Development Index qui compare des données autres que celles du développement économique.
Dans ce chapitre comme dans les articles suivants, l’auteur se montre très lucide sur les échecs patents du développement communautaire, sur les conflits et les détournements qu’il généra. Le travail de Y.C. James Yen le grand chantre de l’alphabétisation de masse en Chine grâce aux caractères simplifiés et à l’éducation villageoise fut ainsi repris et mis en œuvre dans d’autres contextes. Aux Philippines la CIA et le célèbre colonel Edward Landsdale firent un usage cynique du développement communautaire afin de contrer l’insurrection Huk. Réduits par les armes et par des actions locales de développement, ces derniers finirent par abandonner la lutte. Les gouvernements philippins inféodés aux américains de Magsaysay à Marcos reprirent à leur compte les pratiques suivant lesquelles de jeunes diplômés à peine formés devaient identifier les « chefs naturels » (natural leaders) et les besoins perçus de la communauté (p. 113). L’apathie que ces stratégies participatives rencontrèrent contribua à la désillusion. Comme l’auteur le montre bien les années 1956-1972 durant lesquelles l’État philippin investissait dans le développement communautaire furent aussi celles du recul économique. Le développement communautaire ne résolvait ni la corruption ni les problèmes structuraux.
Au Vietnam les pratiques communautaristes de Lansdale recoupaient celles de Ngo Dinh Diem, lui-même inspiré par Emmanuel Mounier et le personnalisme. La mort de Diem et la retraite de Lansdale en 1963 marquèrent la fin des expériences selon Lansdale et la défaite annoncée de nouvelles stratégies plus militaires. En fait, comme l’auteur le montre bien, les Américains continuèrent d’utiliser et le napalm et le développement communautaire. De Lansdale à Petraeus, Immerwahr établie une généalogie qui va un peu à l’encontre de la thèse de l’oubli généralisé du communitarisme du développement.
La communauté des pauvres
L’argument du boomerang (p.137) est d’ailleurs un peu contredit par la fin du livre qui montre bien comment la politique intérieure américaine de la ‘guerre contre la pauvreté’ sous la présidence de Johnson à la suite d’une nouvelle vague de textes sociologiques, inspirés de l’anthropologue Oscar Lewis il est vrai, au début des années 1960. Il attribue au livre de Michael Harrington, The Other America un rôle déclencheur. Étant donné que les efforts communitaristes de la période précédente dataient pour certains de moins d’une dizaine d’année, la métaphore du boomerang est un peu trompeuse il me semble. La pauvreté, un continent toujours redécouvert, n’a pas forcément besoin d’être explorée par des anthropologues, cependant il est notable que le directeur des Peace Corps, Sargent Shriver, (la grande œuvre de la présidence Kennedy qui fit découvrir le monde à tant de jeunes américains, mais la réciproque est sans doute moins vraie), fut aussi responsable du nouveau Office of Economic Opportunity (OEO, aboli sous Reagan). L’objectif principal de cette nouvelle organisation était de régénérer les ‘villages urbains’ des quartiers pauvres. Le débat était et reste de savoir s’il s’agit de ghettos ou de communautés. À l’heure du radicalisme noir et des émeutes, l’idée que le développement communautaire serait apolitique reflétait les naïvetés de l’aide internationale. L’expérience participative prit fin sous Nixon alors que l’OEO commença à favoriser le développement de communautés supervisées (p. 161). Dans les faits, le gouvernement se serait retiré des zones les plus pauvres tout en maintenant que les quartiers les plus pauvres seraient « empowered » par la gestion de la lutte contre la pauvreté.
Dans son épilogue, Immerwahr finit sur une charge contre l’utilisation abusive du concept de communauté à l’époque néolibérale. Alors que le livre dans son entier mélange un style caustique avec des généalogies bien construites, des anecdotes avec des récits passionnants de lutte de pouvoir, l’épilogue s’apparente plus à un blog et ses généralisations risquent de susciter des critiques sévères que le livre ne mérite pas. L’idée principale est que loin d’être libératrice, l’idée de communauté ne résout rien des problèmes de fond : ni les causes allogènes de la pauvreté, ni les inégalités profondes des groupes. C’est à ce moment du livre seulement, dans l’épilogue, qu’apparaît l’environnement, qui joue pourtant un rôle dominant dans les causes de la pauvreté. Ce livre foisonnant et souvent très passionnant souffre des défauts de ses qualités. Il couvre un vaste champ intellectuel et crée des ponts entre des secteurs de professionnalisations très divers. Il érige en ennemi des positions binaires qui n’ont peut-être jamais été si claires. Les historiens du développement et de l’aide internationale vont trouver ce livre trop déterministe, contredit dans les faits, donnant trop d’importance au discours et peu aux pratiques tâtonnantes des développementalistes. Ses conclusions sur l’échec des idéaux communautaires et sur les villages Potemkin que créèrent ces initiatives vont en blesser plus d’un. J’imagine que beaucoup des intérêts investis dans des projets communautaires ne vont pas trouver ce livre à leur goût. Cependant quand on revient au consensus mou qu’évoquait Raymond Williams, on ne peut que se féliciter d’avoir enfin un débat !