Nation, patrie, région ? Il est bien difficile de définir le catalanisme, qui a connu de franches mutations depuis le XIXe siècle, au gré des soubresauts politiques, économiques et culturels. Sait-on par exemple que le catalanisme primitif s’accommodait fort bien du nationalisme espagnol ? que le nationalisme catalan est somme toute assez récent ? Un nationalisme qui, paradoxalement, pourrait trouver auprès de l’Europe des recours pour s’affirmer... Ce sont toutes ces questions qui sont ici soulevées, à travers l’analyse de l’état actuel du débat et de ses fondements juridiques et historiques.
Avant-propos
par Josep M. Fradera
Cela fait plus d’un siècle que le cas de la Catalogne représente un défi important pour les sciences sociales et pour la politique en Europe. Nation historique, son incorporation militaire forcée au schéma unitaire de l’Espagne bourbonienne n’a pas effacé les nombreuses différences avec la partie castillane de la monarchie (droit, langue, moeurs). Au contraire, c’est même au cours du XVIIIe siècle que s’affirma sa différenciation économique, d’une manière encore peu décisive. Comme l’historien Pierre Vilar l’a magistralement montré, ces différences économiques ne séparèrent pas la Catalogne de l’ensemble espagnol, mais fusionnèrent encore davantage les destins des différentes régions de la péninsule. Ces différences s’amplifièrent au XIXe siècle, en raison surtout de l’industrialisation catalane massive. Au même moment, l’intégration politique de la Catalogne dans l’ensemble espagnol devenait plus solide, à la suite des pactes entre les élites libérales des différentes parties de la monarchie pour fonder un projet politique unitaire. Ce fut précisément au coeur de ces projets d’État-nation pour toute l’Espagne (à l’exception des provinces forales basques et de Navarre), que l’héritage des différences héritées du passé fut utilisé de manière nouvelle, d’abord en termes d’un puissant régionalisme, et ensuite d’un nationalisme non séparatiste, ou plutôt, d’un nationalisme au sein duquel les séparatistes furent toujours minoritaires. Pendant tout le XXe siècle, ce nationalisme régionaliste, ou ce régionalisme à discours nationaliste, fut constamment présent au sein des problèmes de grande portée de la société espagnole. La solution drastique, à travers l’unitarisme castellaniste, que le franquisme (1939-1976) entendit donner au problème fut, comme il est notoire, un échec retentissant. Et contre tout pronostic, cette présence non désirée et incomprise depuis le centre péninsulaire menace de se perpétuer au XXIe siècle, comme l’un des témoignages les plus notables de la difficulté espagnole à trouver une solution harmonieuse (si tant est qu’elle existe) à la cohabitation des diverses entités régionales/nationales de la péninsule ibérique.
Tant par sa durée que par sa complexité, ce problème représente un défi notoire pour les sciences sociales et historiques. Personne ne peut raisonnablement prétendre aujourd’hui donner des leçons à ce sujet, ni se valoir d’une perspective d’ensemble qui résolve toutes les questions conceptuelles impliquées. Pour les secteurs intellectuels identifiés au nationalisme, il est évident que la persistance du cas catalan ne représente en rien un problème herméneutique, le téléologisme et le finalisme étant posés comme des postulats implicites aux schémas explicatifs à partir desquels ils élaborent leurs inteprétations. Pour les autres, il s’agit bien d’un problème extrêmement complexe. À titre d’exemple, aucune explication téléologique ne peut expliquer pour quelles raisons une région bien intégrée au sein des structures impériales hispaniques à la fin du XVIIIe siècle (de manière comparable à l’Écosse post-jacobite) a réinterprété un siècle plus tard ses gloires médiévales et la permanence d’une langue “archaïque” comme des signes de différences avec l’ensemble dans lequel elle se trouvait intégrée. Il n’y a pas non plus d’explication téléologique du comportement des classes dirigeantes qui, alors qu’elles avaient hissé le drapeau d’un projet libéral d’État-nation, se replièrent quelques décennies plus tard dans les brumes nordiques de cet historicisme, se posant à nouveau la question de leur position dans l’ensemble espagnol, et glissant lentement vers un modèle qui allait au-delà de celui de leurs très chers Félibres provençaux. Ce n’est pas le souvenir du passé qui conduisit les générations passées à ces ruptures dramatiques, mais ce fut plutôt à l’inverse la contingence historique qui les situa à nouveau au centre des préoccupations collectives.
Si ces moments clefs du long XIXe siècle ne peuvent être expliqués depuis la logique inhérente au nationalisme, le début du XXe siècle, lorsque le nationalisme explicite et massivement enraciné occupe le centre de la scène politique et culturelle catalane, ne peut pas l’être non plus. En définitive, la première chose à dire est que la Catalogne n’est pas simplement un exemple de plus de nationalisme, pour autant que l’on accorde du crédit aux schémas de la gauche des années soixante et de la tradition nationaliste autochtone. La Catalogne a été la plate-forme d’un mouvement de nationalisme original, tout en abritant des mouvements totalement amalgamés à la politique espagnole comme un tout. Pour cette raison, il n’est pas difficile de comprendre qu’elle ait été à la fois un exemple pour d’autres nationalismes européens et le miroir orwellien de la gauche continentale. L’histoire du pays défie donc les analyses élémentaires et les solutions schématiques. Plus encore aujourd’hui, après la réception en deux vagues successives, lors de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe, de flux migratoires de grande ampleur, d’abord du sud péninsulaire, et ensuite du monde entier. Dans ce contexte, les modes de transformation des anciennes formes d’identification collective, dans le cadre d’une Espagne qui a changé de manière spectaculaire après Franco, et dans une Europe encore imprécise, posent un problème important à l’imagination historique et sociologique.
Traduit du catalan par Jeanne Moisand.
En ligne :
– Josep M. Fradera : « Catalanisme : histoire d’un concept »
– Adrià Rodes Mateu : « La Catalogne et son Statut d’autonomie » (en catalan et en français)
– Jeanne Moisand : « Protectionnisme et naissance du catalanisme »
– Josep Ramoneda : « L’éternelle question catalane » (en français et espagnol)
– Stéphane Michonneau : « l’invention du ’problème catalan’ »
Pour citer cet article :
Jeanne Moisand & Ariel Suhamy, « La Catalogne, une identité débattue »,
La Vie des idées
, 26 janvier 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-Catalogne-une-identite-debattue-969
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