Fred Turner est professeur au sein du Département de Communication de l’Université de Stanford ou il dirige le programme « Science, Technologie et Société ». Ses recherches sont consacrées aux rapports entre technologies, médias et histoire culturelle. Il s’intéresse tout particulièrement à la manière dont les médias ont contribué à façonner les modes de vie aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Il a obtenu son doctorat à l’Université de San Diego, a travaillé pendant dix ans comme journaliste pour de nombreux magazines et titres de presse allant du Boston Globe Sunday Magazine à Nature. Il a également enseigné à l’université de Harvard et au MIT avant de rejoindre l’université de Stanford. Il est l’auteur de trois ouvrages : The Democratic Surround : Multimedia and American Liberalism from World War II to the Psychedelic Sixties (University of Chicago Press, 2013) ; From Counterculture to Cyberculture : Stewart Brand, the Whole Earth Network, and The Rise of Digital Utopianism (University of Chicago Press, 2006, traduit en français sous le titre Aux sources de l’Utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence, C&F Editions, 2012) ; Echoes of Combat : The Vietnam War in American Memory (Anchor/Doubleday, 1996 ; 2d ed., University of Minnesota Press, 2001).
La Vie des idées : Vos deux derniers livres, The Democratic Surround (2013) et From Counterculture to Cyberculture [1] (2006) proposent une archéologie culturelle de l’ère numérique et du transmédia, étendue sur le court XXe siècle. Ce spectre historique pourrait se décomposer en trois périodes : un premier temps dans les années 1930 et 40, où les médias ont été utilisés comme instruments d’une culture de masse ; une seconde phase où ils ont servi un projet de contre-culture durant les années 1960 et 1970 ; et enfin un troisième temps à partir des années 1980 et dans lequel nous vivons toujours, où ils constituent la trame de communautés supposément universelles mais socialement différenciées. Comment délimiteriez-vous ces trois séquences historiques et quels rapports entretiennent-elles ?
Fred Turner : Selon moi, le véritable point de départ est la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, beaucoup de gens aux États-Unis craignaient que le pays ne bascule dans le fascisme. Nombre d’entre eux pensaient qu’il y avait quelque chose dans les systèmes de communication de type hiérarchique qui empêchait les gens d’être capables de raisonner, d’être des individus pensant par eux-mêmes. L’Allemagne représentait l’incarnation de ce processus dans l’esprit de l’élite intellectuelle du pays. Comment un peuple si cultivé avait-il pu adopter un régime fasciste aussi rapidement ? Un grand nombre de spécialistes d’alors pensaient que la réponse se trouvait dans les médias, parce qu’Adolf Hitler en avait le contrôle, mais aussi du fait de leur mode même de fonctionnement.
Dans le même temps, une conception différente des médias émergeait progressivement dans certains travaux en sciences sociales. En 1941, un groupe de sociologues, d’anthropologues et de psychologues, dont faisaient partie Margaret Mead, Ruth Benedict et Gregory Bateson, se réunirent à New York sous le nom de Committee for National Morale. Ils souhaitaient créer une propagande axée sur le développement de ce qu’ils appelaient la « personnalité démocratique ». Il s’agissait pour eux de promouvoir la personnalité d’un individu entier, tolérant, antiraciste et par-dessus tout, capable de travailler avec les autres sans perdre son individualité. Le comité proposa pour ce faire de recourir à des dispositifs multi-images créant de véritables effets d’encerclement (ndlr : « surrounds » [2]), dont ils pensaient qu’ils permettraient aux Américains d’exercer leur libre-arbitre en réfléchissant collectivement, d’être des individus collaborant les uns avec les autres. Au cours des premières réunions du comité, Mead et Bateson croisèrent leurs réflexions, tirées de ce qu’ils avaient pu observer à l’occasion de leurs études de terrain en Océanie, avec les travaux de spécialistes de l’information tels que Norbert Wiener qui travaillait à l’élaboration de la cybernétique. Pour ces derniers, la communication ne devait pas s’effectuer du sommet à la base. Elle relevait plutôt d’un rapport d’interactions.
La Vie des idées : Ces premiers développements de la cybernétique marquent également le point d’origine de la métaphore du « réseau » utilisée pour évoquer, à partir d’un modèle technologique, l’organisation sociale.
Fred Turner : Les réseaux ont recouvert une dimension politique dès le départ. Ils étaient considérés dans les années 1940 comme une alternative au modèle hiérarchique descendant caractéristique des médias de masse. Norbert Wiener publia un ouvrage en 1950, Cybernétique et société [3], consacré aux moyens d’éviter une dérive autoritaire des pays démocratiques. Lorsqu’il écrivait ce livre, dans les années 40, ses contre-modèles étaient l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. À l’époque, promouvoir les réseaux signifiait clairement et spécifiquement œuvrer à la défense de pratiques sociales démocratiques. Cette vision imprégna la contre-culture des années 1960.
La Vie des idées : Revenons au rôle des sciences sociales dans ce processus. Vous mettez en avant dans The Democratic Surround le rôle-clé de trois sous-groupes : les chercheurs en communication tels que P. Lazarsfeld et H. Lasswell, les psychologues développementalistes à l’instar de A. Kardiner ou K. Lewin, et enfin les anthropologues culturalistes, notamment Margaret Mead et Gregory Bateson à travers The Balinese Character. Pourriez-vous détailler les fondements intellectuels et sociaux de cette convergence, et la façon dont ces chercheurs ont développé leurs travaux à des fins politiques ?
Fred Turner : Soixante ans de recul nous amènent aujourd’hui à distinguer ces chercheurs en trois sous-groupes et domaines savants, mais à leur époque, ils interagissaient constamment et se retrouvaient dans un même souci de développer des « personnalités démocratiques ». Sur le modèle de l’anthropologie, ils pensaient qu’à chaque société correspondait un type de personnalité ; et pour produire une société démocratique, il fallait mécaniquement favoriser des personnalités de type démocratique.
Ces chercheurs plaçaient au cœur de leur réflexion la relation entre culture et régime politique. Les spécialistes en communication travaillaient à établir ce lien en rapport aux médias. Les anthropologues analysaient les relations entre personnalité et environnement social. Et les psychologues aspiraient à dévoiler la psyché propre aux groupes sociaux. Ils réfléchissaient tous à cette question lorsque la Seconde Guerre Mondiale a commencé. Les soixante personnes qui composaient le Committee for National Morale ont émis l’hypothèse que si les médias répondant à un modèle de communication hiérarchique produisaient des personnalités autoritaires, à partir de l’exemple allemand, alors des médias horizontaux, plus précisément des dispositifs multimédia permettraient aux Etats-Unis de devenir une nation d’individualités autonomes.
La Vie des idées : Quels étaient les liens entre ce groupe de chercheurs en sciences sociales et l’avant-garde artistique dont faisaient partie les réfugiés du Bauhaus, John Cage ou encore les fondateurs du MoMA de New York ?
Fred Turner : Durant les années 40, la vie culturelle et artistique ne concernait qu’un cercle social restreint, un réseau dont le noyau dur était implanté à New York. Les membres du Comittee for National Morale ne pouvaient pas fabriquer eux-mêmes des dispositifs multimédia, mais ils entretenaient, par le biais des universités et des centres artistiques, des relations avec les réfugiés juifs du Bauhaus venus d’Allemagne dans les années 30. Ces artistes développaient une pensée et des œuvres très élaborées depuis les années 20, basées sur le travail de la perception, qu’ils ont réinscrits dans une perspective politique de démocratisation, notamment au sein du MoMA et du New Bauhaus, ouvert à Chicago en 1937, et devenu la très influente School ofDesign à partir de 1938.
Ce cercle d’artistes poursuivait la mission du Comittee for National Morale. Tout au long de la Seconde Guerre Mondiale, d’anciens artistes affiliés au mouvement Bauhaus ont aidé à la mise en place d’expositions de propagande très sophistiquées. Ils fondèrent le New Bauhaus, où John Cage enseigna durant une année pendant la guerre. En revenant à New York, il contribua à diffuser cet art du surround, ainsi que l’idéal politique d’une personnalité démocratique qui le sous-tend, sur la scène de la musique nouvelle. Il y a une filiation très nette entre les sciences humaines d’avant-garde et les réfugiés du Bauhaus établis à New York, au New Bauhaus de Chicago, puis un peu plus tard avec la scène artistique new-yorkaise ou encore le Black Mountain College [4]. C’est cette tradition qui forme le lignage intellectuel de la culture hippie des années 1960.
La Vie des idées : Précisément, quel est le processus social qui a conduit un mouvement d’avant-garde intellectuel et artistique à s’imposer comme un courant culturel d’abord alternatif puis dominant ?
Fred Turner : Nous devons suivre ici deux trajectoires pour comprendre cette évolution. La première concerne le monde artistique. Les artistes ayant conçu des dispositifs et des performances à vocation démocratique devinrent de moins en moins directement politisés. Dans les années 40, la notion de surround était associée à une personnalité antiraciste, tolérante, qui devait éprouver de l’empathie envers les autres, aimer la diversité, respecter les orientations sexuelles de chacun, etc. À la fin des années 60, les performances artistiques antiracistes et sexuellement égalitaires avaient tout simplement disparu pour ne plus s’apparenter qu’à des œuvres de provocation. C’est assez remarquable. Soudain, des femmes se produisaient sur scène, couvrant leur nudité avec de simples draps, la bouche pleine de légumes ; Yoko Ono se fit connaître en se badigeonnant de crème fouettée que des hommes venaient lécher.
Le second mouvement emprunte une voie plus institutionnelle. Au milieu des années cinquante, l’État américain observait avec la plus grande attention ce qui se passait en Union Soviétique, et notamment son programme politique dit du « Communisme populaire », qui semblait donner plusieurs indices de succès. Ils avaient une peur panique que le communisme soit véritablement séduisant et efficace. Dès lors, l’État, associé aux principales agences de publicité du pays, imagina une campagne de grande ampleur intitulée « le Capitalisme populaire ». Elle visait à exporter l’idée que le consumérisme et la démocratie étaient les deux facettes d’une même réalité. Et si le pays travaillait à ce que ces deux orientations se confondent, les Etats-Unis pourraient libérer le monde. En collaboration avec des artistes, le service des affaires étrangères a commencé à concevoir des expositions multimédia à l’échelle internationale pour promouvoir cette idée à partir de 1956, d’abord en Afghanistan, à Kaboul, puis à travers toute l’Europe : Bruxelles, Rome, Madrid, et finalement Moscou, en 1959, avec une exposition où le dispositif était ouvertement destiné à transformer les citoyens soviétiques en un peuple démocratique.
Ces dispositifs étaient à visée démocratique, mais ils permettaient également une surveillance méthodique. Lorsque les gens y participaient, ils étaient théoriquement censés être libres de choisir la photographie ou la projection qui avait le plus de sens pour eux. Mais leurs déplacements étaient comme téléguidés. L’exposition de Moscou en est le parfait exemple. A cette occasion, un ordinateur avait été pré-programmé pour répondre à quarante mille questions au sujet des États-Unis. Les visiteurs venaient poser leurs questions et que faisait l’ordinateur ? Il enregistrait les réponses, alimentant une vaste base de données sur l’imaginaire que les Soviétiques projetaient sur les Etats-Unis. Ces expositions multimédia étaient à la fois des dispositifs de persuasion et des outils de collecte d’information. Ils opéraient pratiquement comme des instruments de contrôle sur des populations que les Américains essayaient prétendument de libérer.
La Vie des idées : Définiriez-vous cette stratégie politique dans les termes employés par Joseph Nye, c’est-à-dire comme une puissance douce (« soft power »), un pouvoir opérant par le biais culturel ?
Fred Turner : Le concept de soft power est important, mais les chercheurs qui l’emploient n’ont pas prêté suffisamment attention à la question de la perception et des sens. Cette notion est opératoire pour évoquer les stratégies commerciales et politiques relatives à la culture en tant qu’objets, mais je pense qu’elle passe à côté de la question sensorielle, de l’attention et de son contrôle, ce qui est encore plus répandu aujourd’hui avec Internet. Le concept de puissance douce ne permet pas vraiment de conceptualiser cela. De plus, il suppose que l’État reste un acteur rationnel et structurant des processus culturels. Mais l’État n’est ni omnipotent ni monolithique. Il ne l’était pas non plus dans les années cinquante, quand les membres du gouvernement débattaient quotidiennement pour savoir quel usage faire de la propagande, quelle méthode employer, si oui ou non les citoyens devaient réellement devenir démocrates, etc. Ce n’est pas comme si l’État était doté d’un esprit autonome et déployait sa toute-puissance de manière linéaire. C’était un espace bien plus différencié où et à côté duquel les arts et les médias jouèrent des rôles variés : être persuasifs ou non, servir d’instruments de propagande ou de force de contestation, etc.
La Vie des idées : Comment les deux trajectoires que vous évoquiez ont-t-elles été reçues et synthétisées par cette nouvelle génération d’étudiants sur les campus américains des années 1960, des étudiants qui se mobilisèrent contre les emblèmes de la mentalité moderne, presque « vieux jeu », de leurs parents : l’Etat, l’armée, les grandes entreprises et les technologies de masse ?
Fred Turner : Cette nouvelle génération a grandi sous la menace de l’holocauste nucléaire. Ces jeunes gens ne voulaient pas vivre pour travailler dans le monde de l’entreprise, ils ne voulaient pas d’un mode de vie cloisonné. Et j’ai aussi longtemps pensé qu’ils aspiraient à un monde sans technologie. En réalité, ils ne voulaient pas adopter les technologies de masse, mais ils désiraient tout de même jouir des avantages offerts par l’automobile, les autoroutes, les drogues douces, les salles de cinéma et de concert, ou encore de ces tourne-disques qui permettaient à quiconque d’aller dans sa chambre sans plus avoir à subir la musique de ses parents. Cette génération n’encensait pas les projets technologiques phares de l’armée américaine, mais ils voulaient préserver les technologies à usage individuel. Ils se sont ainsi emparé de l’industrie américaine pour détourner ses produits en imaginant une forme de société à la fois hyper- et post-industrielle.
La Vie des idées : Tout comme l’Etat n’est pas un monolithe, ce mouvement générationnel présente également un certain nombre de divisions. Pourriez-vous revenir sur l’opposition entre le Free Speech Movement (Mouvement pour la Liberté d’Expression) et ce que vous appelez les « nouveaux communalistes » ?
Fred Turner : J’ai grandi avec l’idée, par ailleurs très répandue aux Etats-Unis, que la contre-culture formait un seul mouvement, une seule et même communauté de pensée. Puis j’ai rencontré des membres très en vue de cette supposée communauté. Ce qui m’est apparu clairement, et c’est une chose que j’ai mis du temps à accepter, c’est qu’en réalité deux formes complètement différentes de contre-culture ont coexisté. L’une d’entre elles, la New Left, était certes contestataire mais néanmoins tournée vers les institutions. Ses membres formaient des comités et des partis, étaient engagés dans des actions politiques et des manifestations, dont la ville de Berkeley était l’épicentre. L’autre était effectivement composée de ce que je nomme les « néo-communalistes ». Ils étaient regroupés à San Francisco et pensaient que le meilleur moyen de changer le monde était d’abandonner la politique, pour mieux se tourner vers les microtechnologies, les drogues, le commerce à petite échelle et la construction d’un espace domestique idéal. Ce sont les membres de ce second groupe qui ont forgé en premier lieu les regards que nous portons aujourd’hui sur les communautés hippies et plus tard sur l’informatique en réseau.
La Vie des idées : Quel fût le rôle des technologies et des rassemblements culturels (tels que les happenings, les concerts les spectacles son et lumière,) ou encore des drogues psychédéliques pour cette seconde mouvance ?
Fred Turner : On peut distinguer deux moments. Le premier eut lieu pendant la Deuxième Guerre Mondiale lorsque les dispositifs multimédia avaient une forte visée politique, et étaient conçus pour démocratiser les gens dans un sens très spécifique : il fallait que les ceux qui y prennent part soient individualisés et dans le même temps qu’ils se sentent liés collectivement entre eux au-delà de leurs différences. L’idée était de dépasser le racisme, l’appartenance ethnique, l’intolérance sexuelle, et de les faire travailler ensemble dans un modèle d’unité à l’Américaine. Puis durant les années soixante, cette façon d’envisager la création comme un instrument d’influence politique s’est évanouie. À la place, c’est plutôt l’idée de partager une même conscience qui s’est progressivement imposée. Les membres de cette mouvance avaient besoin d’occuper ensemble un espace où la musique, les drogues et l’expression artistique participaient d’un mode de vie spécifique et autonome, sans intervention gouvernementale ou ingérence d’un ordre politique exogène. Ils pensaient qu’ils n’avaient plus besoin de gouvernement, que les forces invisibles de la nature leur deviendraient visibles par toute une série de microtechnologies, et qu’ils pourraient vivre en harmonie avec elles. Les technologies de la communication ont été utilisés dans ce but précis, à commencer par la cybernétique. Les premiers adeptes de la cybernétique croyaient que cette discipline rendrait visibles les liens imperceptibles unissant les gens entre eux. L’économie, la société et la nature étaient tous et solidairement envisagés comme des systèmes d’information. Devenir un individu complet et non un bureaucrate aliéné supposait de rentrer en contact avec ces forces et de les écouter, un peu à l’image d’un surfeur. Bien évidemment, c’est une vision du monde typiquement californienne.
La Vie des idées : Comment expliquez-vous les glissements symboliques passant de l’échelle macro à l’échelle micro au cours des années 1960, comme les champignons par exemple, métaphores successives de la bombe nucléaire puis d’une drogue psychédélique ? Ou le Monde lui-même, représenté comme un champ de bataille unidimensionnel divisé entre le camp occidental et soviétique dans les années 1950, puis devenu une planète, c’est-à-dire une sphère en trois dimensions pour la nouvelle génération hippie ?
Fred Turner : Ce que vous pointez du doigt se rapporte à un phénomène de glissement symbolique qui intervient à chaque fois qu’une technologie ou un projet politique est réapproprié par une communauté d’individus. Je suis sûr que des processus de ce type ont eu lieu durant la Révolution française. Le champignon en est un très bon exemple : le nuage en champignon pouvait détruire le monde, mais les champignons psychédéliques rendaient visibles les forces cosmiques universelles. C’est la même chose pour l’espace. L’espace était la nouvelle frontière durant les années soixante, non seulement pour le gouvernement des États-Unis mais également pour l’Union Soviétique. Mais les jeunes gens qui ont commencé à fumer de l’herbe en masse dans les années 1960 disaient « planer », ce qui revenait à dire « défoncé » mais avec un surplus de sens qui a progressivement atteint une dimension générationnelle. Songez à David Bowie qui chantait Space Oddity en 1969, ou encore à Pink Floyd et leur Dark Side of the Moon en 1973.
Un certain nombre de musiciens, qu’il s’agisse d’artistes de jazz ou de chanteurs de rock’n’roll, montèrent à l’époque sur scène habillés en astronautes dans une démarche de réappropriation individuelle de ces technologies, en leur donnant un sens nouveau. Prendre des drogues c’était comme détourner, de façon prosaïque, la stratégie géopolitique du gouvernement américain.
La Vie des idées : En dépit de leur popularité et de la cohérence de leur projet de société, les nouvelles communautés ont rapidement périclité. Comment expliquez-vous cet échec en tant qu’organisation sociale alternative ?
Fred Turner : Entre la fin des années 1960 et 1973, les Américains assistèrent à la plus grande vague de retour à la terre de leur histoire. Plus d’un million de personnes partirent y vivre. La plupart des communautés fondées à ce moment se sont effondrées au bout d’un an environ. Ceux et celles qui souhaitaient se rassembler autour d’un état d’esprit commun, loin des institutions politiques et sociales classiques, ont délaissé les formes d’organisation bureaucratique et hiérarchique, voire même toutes les règles clairement établies sur la manière de répartir les ressources. En lieu et place de règles juridiques, ils avaient des normes auto-définies, le charisme de leurs leaders et une philosophie politique du cool. Mais les communautés qui ont tenu le plus longtemps sont celles qui avaient des formes de commandement autoritaires ou des structures religieuses. Toute communauté humaine, quelle que soit sa nature, nécessite des principes explicites de négociation des ressources et d’organisation de la reconnaissance de ses composantes et de ses valeurs. La conscience ne peut se substituer à la négociation, pas plus que les technologies ne peuvent seules se substituer à la politique. Je pense aussi que les communautés ont échoué d’une autre façon, très ironique et instructive pour notre époque. Tandis qu’elles essayaient de bâtir des communautés à partir de technologies à échelle humaine, elles reproduisaient le racisme et le sexisme de l’Amérique traditionnelle. Alors que la question des minorités devenait centrale dans l’ arène politique, les communautés sont restés dominées par des hommes blancs issus de la classe moyenne supérieure ; et en dépit de l’amour libre qu’elles revendiquaient, ces communautés demeuraient essentiellement hétérosexuelles. Elles ressemblaient culturellement aux banlieues petites-bourgeoises de la middle class américaine, de manière logique, puisque leurs membres en étaient directement issus.
La Vie des idées : En dépit de cet échec, l’esprit de la contre-culture a perduré sous d’autres formes et entreprises collectives, notamment relatives à l’informatique et aux communications. Pouvez-vous évoquer le rôle du Whole Earth Catalog dans cette filiation ?
Fred Turner : Mes recherches sur le Whole Earth Catalog ont commencé lorsque j’ai déménagé en Californie en 1996, quand je suis tombé pour la première fois sur un numéro du magazine Wired, la bible de l’informatique à l’époque. Deux éléments de ce périodique m’ont intrigué – le magazine était de conception néo-psychédélique, et des auteurs que je savais avoir été actifs dans la contre-culture y écrivaient. Or, j’avais auparavant publié un livre sur la manière dont les Américains se souviennent de la guerre du Vietnam (Echoes of Combat, 1996). Par conséquent, je savais que durant le conflit, la majeure partie des Américains considérait les ordinateurs comme des outils au service de l’État, en cours de militarisation durant la Guerre Froide. Comment était-il possible que les ordinateurs soient devenus l’emblème de la révolution contre l’État trente ans plus tard ? Pourquoi d’anciens hippies se mettaient à promouvoir les ordinateurs dans Wired ?
En réalité, une grande partie de l’idéologie de Wired, et plus généralement de l’utopie numérique des années quatre-vingt-dix, dérive de la contre-culture. Cette idéologie a voyagé depuis les années soixante jusqu’aux années quatre-vingt-dix via un groupe d’essayistes et de conférenciers qui s’étaient originellement rencontrés dans le cadre du Whole Earth Catalog. Stewart Brand était le rédacteur en chef du Catalog. Il voulait aider les hippies qui s’installaient dans les communautés à acquérir les outils dont ils auraient besoin.
Le catalogue ne présentait pas seulement des outils, mais servait également de moyen d’accès à ces outils, faisant le lien entre les différentes communautés. Pour beaucoup d’anciens hippies s’intéressant à l’informatique, il devint le modèle des communautés virtuelles. Le catalogue s’est vendu in fine à plus d’un million d’exemplaires et les personnes composant le noyau dur de l’équipe de rédaction ont continué à travailler ensemble, par intermittence, durant les trente années qui ont suivi. Ce sont eux qui nous ont appris à imaginer les ordinateurs comme des outils de transformation personnels, comme l’avait été le LSD avant eux.
La Vie des idées : Ce passage n’a pu se faire qu’à la faveur d’un rapprochement entre anciens hippies et chercheurs en informatique. De quelle manière s’est opérée cette connexion a priori improbable ?
Fred Turner : Il existait énormément de liens entre des figures de la contre-culture et des informaticiens de la côte ouest. Quelques-uns vivaient dans l’Est du pays, mais la majorité d’entre eux se trouvait à San Francisco et ailleurs en Californie. Les bureaux du Whole Earth Catalog étaient situés à moins de deux kilomètres de l’Université de Stanford. Stewart Brand était très proche des membres du laboratoire d’intelligence artificielle de Stanford. Il écrivit même un article à leur sujet dans Rolling Stone. Le PARC (Palo Alto Research Center, associé à l’entreprise Xerox) est un autre exemple de cette proximité : le Centre de Recherche de Xerox établi à Palo Alto, juste derrière l’université de Stanford, est le lieu où fut développée la première interface du Mac. Steve Jobs leur a rendu visite et est reparti avec ce modèle en tête pour en faire l’interface de développement d’Apple. Au tout début, tous les livres de la bibliothèque du centre avaient été recensés dans le Whole Earth Catalog. Les membres du laboratoire lisaient le catalogue et achetaient les livres qui y étaient mentionnés. Les choses se sont passées différemment dans l’Est du pays. Richard Stallman au MIT, par exemple, développa une approche beaucoup plus en phase avec les idées de la Nouvelle Gauche. La vision californienne est plus proche de la pensée néo-communaliste consistant à mettre au point des technologies qui permettent de connecter les gens entre eux et d’établir des communautés, à distance des institutions politiques et de leur pouvoir de contrôle. 4 800 kilomètres séparent la Californie de Washington, et cela n’est pas anodin. Il a été possible en Californie de recréer des communautés plus ou moins fondées sur un principe d’indépendance. A l’Est, on en voit une expression beaucoup politisée, plus tournée vers Washington, New York et Boston.
La Vie des idées : Pourriez-vous apporter un éclairage sur la façon dont le WELL constitue le chaînon manquant entre le Whole Earth Catalog et Internet ?
Fred Turner : Lorsque j’ai vu le nom d’un grand nombre d’anciens communalistes dans Wired, j’ai commencé à suivre leur trace en remontant le fil du temps. Et j’ai découvert qu’ils avaient tous participé au WELL : le Whole ’Lectronic Link. Un entrepreneur du nom de Larry Brilliant avait créé le WELL dans l’idée de mettre en ligne le Whole Earth Catalog avec l’aide de Stewart Brand. Mais Brand lui a répondu qu’il fallait construire un système de conversation, pas un catalogue. Il y avait là une surprenante continuité organisationnelle et humaine, par le biais de Stewart Brand en particulier. Elle avait pris forme avec le Whole Earth Catalog durant les années soixante et le début des années soixante-dix, puis avait circulé dans les pages de la revue qui lui succéda, le CoEvolution Quarterly, pour imprégner le WELL à sa création en 1985, et se retrouver enfin dans Wired. Brand était conscient du type d’idées qu’il défendait. Nous avons l’habitude de penser l’idéologie comme un processus qui domine les esprits. Cela est vrai en partie. Mais une telle conception ne peut pas expliquer le choix volontaire de promouvoir certaines idées au détriment d’autres également possibles et plausibles.
La Vie des idées : Si l’on prend de la distance à l’égard du tableau historique que vous venez de dresser, la communauté, de manière inattendue, en livre l’unité. Comment définir l’évolution de l’idée même de communauté au cours de ces différentes étapes ?
Fred Turner : À mon sens, il faut admettre que chacune de ces entreprises a tenté de répondre à un ensemble de circonstances historiques différentes. Pendant les années trente et quarante, aux yeux de Margaret Mead, Gregory Bateson et des membres du New Bauhaus, la communauté apparaissait comme un modèle d’unité démocratique opposable au fascisme, au principe hiérarchique et à la dissolution de l’individualité qu’il entraînait. Si on fait un bond jusqu’aux années soixante, on voit que cette finalité a disparu. Les communautés sont alors un espace d’auto-réalisation, permettant une association collective psychologique plutôt que politique. Les hippies utilisaient des micro-technologies pour atteindre cette unité mystique par le biais de la conscience et d’une révolution des perceptions. En cela, les années soixante ouvrent la voie à un modèle de rassemblement centré sur l’individu et tourné vers la consommation. Beaucoup de personnes vivent selon ce modèle aujourd’hui, dans un monde extrêmement hiérarchisé au sein duquel nous imaginons être des individus libres. C’est un peu comme vivre dans un centre commercial : on y rencontre des amis, on va où bon nous semble entre ses murs, mais chaque son, chaque produit y a été sélectionné pour nous.
La Vie des idées : Diriez-vous que les deux trajectoires des années 1950-1960 dont vous parliez, l’une internationale et institutionnelle, l’autre nationale et contre-culturelle, se retrouvent ironiquement associés à travers le Gafa, ces « quatre cavaliers de l’apocalypse » comme les appellent les fiscalistes que sont Google, Apple, Facebook et Amazon ?
Fred Turner : On peut dire cela oui, à ceci près que l’Etat américain ne comprend pas vraiment ce qui se passe. Dans les années soixante, un certain nombre de personnes pensaient que l’État et les entreprises du pays travaillaient ensemble pour exporter l’American Way of Life partout dans le monde. Ils pensaient que le soft power, la culture associée au commerce, serait toujours soutenu en coulisses par une puissance dure, c’est-à-dire l’armée. Je pense que ces deux pôles n’opèrent qu’avec une connaissance limitée de ce que qu’ils font respectivement. Facebook, Google et consorts étendent leur emprise à travers le monde, et l’Etat central, malgré ses dispositifs de surveillance considérables, a beaucoup de mal à suivre.
La vie des idées : Plus précisément en quoi ces nouveaux opérateurs sont-ils les héritiers des néo-communalistes et de la « culture hippie » ?
Fred Turner : Les modes de rassemblement, d’autoproduction et de collaboration qui ont émergé avec la contre-culture ont accouché des modes de travail et de fabrication de l’économie numérique. Les ingénieurs de Google travaillent en petites équipes. Pour eux, la connaissance interpersonnelle est un préalable aux collaborations professionnelles, pour savoir avec qui travailler, quels projets développer, etc. On retrouve exactement la même organisation au Burning Man, ce festival qui se déroule chaque année à la fin de l’été dans le désert du Nevada : un travail intensif en petites équipes autour de projets collaboratifs et artistiques, avec des déguisements qui expriment véritablement qui l’on est.
Ces gens essaient de changer le monde et de construire une nouvelle forme de communauté à l’aide de technologies à échelle humaine. C’est l’idéologie du travail dominante aujourd’hui en Californie. La discrimination telle qu’elle existe dans les mondes numériques est un autre héritage du mouvement communautaire des années 1960. La discrimination douce est l’un des phénomènes les plus courants dans la Silicon Valley de nos jours. Peu de gens sur les réseaux sociaux diraient « je ne veux pas être avec des gens qui ne me ressemblent pas, en raison de leur couleur, de leur sexualité, de leur statut social », etc. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, notre utilisation des réseaux sociaux est sélective et discriminante. À travers des formes invisibles d’exclusion, nous ouvrons une nouvelle ère de la discrimination, à partir du même modèle d’intégration sociale, blanc et urbain que les communautés hippies des années 1960.
Traduit par Laurent Vannini