Étudiant l’engouement pour les fantômes à l’âge moderne, C. Callard y voit une figure commune et agissante, porteuse des hantises du temps et de la résolution des conflits, en phase avec une science qui se donne pour tâche d’interpréter la nature.
Étudiant l’engouement pour les fantômes à l’âge moderne, C. Callard y voit une figure commune et agissante, porteuse des hantises du temps et de la résolution des conflits, en phase avec une science qui se donne pour tâche d’interpréter la nature.
Au début du XXe siècle, Weber énonçait la thèse du Désenchantement du monde selon laquelle, à partir du XVIe siècle, le protestantisme se serait affirmé comme une force de rationalisation vidant définitivement le monde terrestre de sa magie et de ses êtres surnaturels. Cette thèse est contestée radicalement par les études anthropologiques qui attestent toutes de la présence massive des fantômes, consommés goulûment par un public avide. En historienne spécialiste de la première Modernité et des Renaissants, Caroline Callard étudie le moment où Max Weber situait l’origine de l’exorcisme des sociétés européennes, c’est-à-dire les XVIe et XVIIe siècles, temps de réforme protestante puis catholique et d’avènement de l’État moderne, et donne à voir non pas leur disparition ou leur effacement, mais leur promotion savante et leur dissémination, soit l’échec du grand projet puritain d’expulsion des fantômes.
Caroline Callard propose, à l’instar de l’anthropologue Élisabeth Claverie [1] ou de la sociologue Avery Gordon [2], de considérer le fantôme moins comme un objet de croyance que comme le signe d’un lien que les vivants tissent avec les morts et qui porte en lui une énergie sociale ou anthropologique. Elle propose aussi de considérer que la force que les Renaissants attribuent aux fantômes à cette époque prend sens dans un contexte historique particulier – une période de crises multiples (petit âge glaciaire, guerres civiles et religieuses) qualifiée depuis Denis Crouzet de « temps panique » [3] – mais rend également compte d’un régime de spectralité qui a son économie propre. Ainsi ressaisi en outil épistémologique et critique, le fantôme permet d’étudier les expériences sensibles vécues comme des expériences frontières et indéterminées par les contemporains et devient alors « l’acteur d’un monde à découvrir, et non plus la balise du monde déjà connu », permettant de comprendre ce que les fantômes sont capables de faire dans les sociétés d’Ancien Régime et ce que l’on fait avec eux.
L’hypothèse centrale de ce livre est de postuler que le régime d’historicité de la modernité est avant tout spectral : conscients de vivre la fin d’un monde, percevant l’histoire comme un cycle fait de retours, craignant le retour du passé comme le retour des morts, les Renaissants ont constitué le fantôme en « lieu commun », en objet de savoir, en figure agissante de la résolution des conflits et en gardien des communautés dans une période de profondes tensions et de guerre civile et religieuse.
L’ouvrage s’ouvre sur une spectrographie, qui évalue le poids du fantôme dans les sources, et livre un premier constat très intéressant : les fantômes sont quasi absents des archives religieuses des XVIe et XVIIe siècles. Rien ou presque ne subsiste de sa présence dans les archives de répression des tribunaux ecclésiastiques. Idem dans celles du culte, à l’exception de quelques affaires extravagantes et marginales. Pourtant, le silence des archives n’est pas un silence de l’écrit : les fantômes prolifèrent dans les récits imprimés. S’ils restent nombreux dans le terreau classique de la littérature dévotionnelle, ils migrent surtout vers d’autres genres : les recueils de « curiosités » (mélanges divers d’extraits jugés exemplaires de récits traduits et issus du corpus antique) ; les ouvrages de controverse religieuse, tels celui de Lavater (De Spectris, 1569) et quantité d’autres recueils actualisés d’histoires de fantômes contemporains qui sont autant de best-sellers. Caroline Callard souligne le succès éditorial des fantômes qui deviennent à la fin de la Renaissance une figure commune et partagée de la culture imprimée.
D’authentiques savants et lettrés s’y sont intéressés tel Pierre de L’Estoile, qui se met à collectionner tous les récits qu’il trouve sur ce sujet à partir de 1601. Jusqu’en 1608, il compile des récits divers et des histoires prodigieuses, sans paraître adhérer à ces « superstitions ». Puis il acquiert pour une forte somme le Traité des spectres de Pierre Le Loyer et y lit l’histoire de la maison qu’il a achetée en 1574 et qui a la réputation d’être hantée. Caroline Callard interprète ses compilations comme un effort pour se rendre incrédule, pour constituer en superstition des croyances qui le fascinent.
Les fantômes deviennent également à cette époque un objet de la nova scientia au titre de phénomènes « préternaturels », c’est-à-dire déviants de l’ordre de la nature qui a été créée par Dieu et qui, à ce titre, méritant d’être interprétés comme des signes par une science qui s’élabore comme une « mantique » : un art d’interroger la nature. Le débat scientifique devient favorable au spectre à partir de la redécouverte des écrits d’Augustin dont l’autorité est puissante au XVIe siècle. Son traité De cura pro mortuis gerenda devient une autorité princeps en matière d’apparitions, aussi bien chez les catholiques que chez les protestants qui en font des usages opposés. En théologie, l’art du discernement des esprits (discretio spirituum) se diffuse et introduit ses procédures dans les tribunaux ecclésiastiques des mondes catholiques.
Les Renaissants redécouvrent aussi les théories humorales de Galien et intègrent les fantômes et les apparitions dans une nouvelle grille de lecture médicale. La redécouverte de la démonologie néoplatonicienne contribue à la naissance d’une poésie scientifique qui requalifie quantité d’êtres déclassés (fées, lutins, esprits divers) et réenchante le cosmos. C’est dans ce contexte favorable que naît le projet de Pierre Le Loyer de fonder une « science des spectres » (1586-1605) qui authentifie leur présence, les différencie de l’illusion et leur donne corps et existence. Or ce Traité des spectres est un succès éditorial, très bien accueilli dans toute l’Europe, et qui devient un véritable instrument de travail à la fois pour les plus hautes autorités savantes de l’Église catholique que pour les juristes des Parlements français.
Caroline Callard s’intéresse ensuite aux fonctions du fantôme pendant les « temps paniques ». À la Renaissance, les fantômes, porteurs de mauvais présages, investissent les villes et les maisons urbaines, fait nouveau qui, écrit-elle, « dessine une topographie spectrale inédite » (p. 81). L’asile domestique est fragilisé par les guerres de Religion, la crise du commerce et les épidémies de peste. Se développe alors un imaginaire de l’infestation des lieux, qui, à Bordeaux, ville catholique, prend une forte dimension confessionnelle. Le fantôme peut alors servir soit de « machine à convertir le huguenot » [4] ou de motif recevable pour casser un bail dans le droit civil. Car le XVIe siècle est LE moment où le spectre, sa présence ou la crainte légitime qu’il suscite trouvent droit dans les cours de Justice et les tribunaux non ecclésiastiques. Caroline Callard montre ainsi que les magistrats lui donnent une existence juridique et adoptent même, pendant la période troublée des guerres de Religion, une clause des spectres qui brouille un temps la frontière entre droit civil et théologie, avant de disparaître.
Le fantôme prend également une place singulière au cœur des familles modernes, désormais nucléaires. Il s’individualise, se dote d’une généalogie, d’une position vis-à-vis des habitants de la maison. Il peut représenter la figure du débiteur qui vient demander des comptes ; celle du messager qui prédit des malheurs ; il peut aussi figurer un affect et dire la permanence du lien : la tristesse du deuil, la culpabilité, le manque. Même si les deux sexes peuvent voir des fantômes, ce sont toutefois les femmes qui sont supposées plus enclines à les voir. Parmi ces femmes, souvent stigmatisées, signalons les veuves, les benandanti, les femmes enceintes. À chaque fois, Caroline Callard décortique avec soin des cas qui sont autant d’indices ténus d’une mutation du regard sur les spectres et leurs pouvoirs.
Ce qui conduit aux frontières entre la vie et la mort, entre l’animé et l’inanimé et aux diverses techniques spectrales que produit le XVIe siècle. Il est d’abord question des pompes funèbres et des effigies qui miment la vie des défunts ou des masques funèbres ; ainsi que des craintes que suscitent les « mal ensepulturez », tant chez les catholiques que chez les Protestants. Caroline Callard examine un cas particulièrement saisissant de supposition de corps : une mère qui fabrique un mannequin de chiffons à l’effigie de sa petite fille malade, Gauside, pour que celui-ci soit enterré à la place de la fillette, et qui est poursuivie pour opération de « fraude corporelle », car son geste fait signe aussi bien vers l’iconoclasme protestant [5] que vers l’outillage diabolique.
Puis, Caroline Callard s’intéresse à la mondialisation des spectres, la croyance aux revenants devenant à partir de la Renaissance un des éléments universels des religions des hommes dans le temps et l’espace, au fondement de l’humanisme. Le fantôme a, là encore, plusieurs usages ou fonctions : il accompagne la colonisation comme un lancinant remords et en révèle l’injustice. Ainsi, Bartolomé de Las Casas décrit la ville hantée d’Isabela dans sa célèbre Historia de las Indias et raconte le destin de la première cité construite par Christophe Colomb, réduite en ruines et devenue terre d’élection de spectres – les fantômes des fondateurs de la cité condamnés à errer sans fin pour avoir martyrisé les Indiens et voué leur vie à la recherche de l’or, mais aussi les fantômes des Indiens tués sans avoir été convertis et qui hantent la conscience chrétienne.
Les histoires de fantômes permettent toutefois de faire progresser le doute à la fois philosophique et sceptique. L’A. suit le dévoilement de plusieurs supercheries et leurs effets dans le contexte des guerres de Religion, dans la polémique religieuse. Ces supercheries gagnent progressivement en visibilité au moment du schisme entre catholiques et protestants et les fantômes s’animent sur les scènes du théâtre des XVIe et XVIIe siècles. De la même manière, alors que le doute sur l’existence des fantômes est largement repris et véhiculé par la philosophie naturelle, les histoires de fantômes font les délices des heteroclita, « triomphes » et « merveilles », ces recueils et corpus d’apparitions qui quittent le terrain élitiste de la polémique religieuse pour gagner les terres plus populaires des ouvrages de piété et de dévotion. Le fantôme a aussi des usages dans la vie politique du temps : le 8 septembre 1598, c’est Henri IV qui rencontre à Fontainebleau le « Grand Veneur », sorte de roi de l’armée des morts : en lui apparaissant, le fantôme le reconnaît comme héritier du royaume ; il forge aussi l’image d’un roi qui anticipe sa propre mort dans une période d’angoisse régicide. Dans les libelles, les fantômes occupent également des places d’honneur et viennent hanter et inquiéter les puissants, en particulier celui de Concini qui ressurgit périodiquement. Enfin, les rois de France, dans la lignée de Louis XII, se transforment en puissants exorcistes en chassant les fantômes du château de Bicêtre.
Le livre se clôt sur l’examen attentif d’un dernier cas passionnant, qui lie apparition des spectres et histoire de l’imprimerie. C’est celui d’un Anglais, Nicholas Culpeper, contemporain de la guerre civile et auteur à succès de plusieurs ouvrages de vulgarisation médicale et de pronostications astrologiques accessibles à la bourse des artisans de Londres. Ses deux éditeurs, Peter Cole et Nathaniel Brook, se partagent ses ouvrages et les publient avec profit. À sa mort en 1654, ces deux éditeurs vont instrumentaliser son fantôme, devenu Ghostwriter, pour continuer à publier de nouveaux livres et alimenter une polémique scientifique.
Toutefois, l’énergie des fantômes tend à retomber vers le dernier quart du XVIIe siècle pour trois grandes raisons. D’abord, la nature animiste des débuts de la Renaissance laisse place à une nature-machine qui obéit désormais aux lois de la cause et de l’effet. Puis, la spécialisation et l’autonomisation des savoirs conduisent à un grand partage des êtres et des choses où le fantôme ne trouve plus de place. Enfin, la pacification de l’Occident rend moins utile le recours au spectre pour canaliser le sentiment de peur. La clause des spectres disparaît des cours de justice. La hantise disparaît comme manifestation surnaturelle et comme fait anthropologique.
La catégorie du « préternaturel » disparaît aussi. Le spectre devient un reste de paganisme. Dès lors, il ne lui reste plus qu’à devenir une figure de controverse et à migrer vers d’autres médias : la lanterne magique et les spectacles de fantasmagories. La boucle est ainsi bouclée. Ainsi, le fantôme ne quitte pas le monde. Il devient de plus en plus visible et spectaculaire. Point de désenchantement du monde, mais une migration des spectres. Point d’exorcisme, mais une mutation du régime de spectralité qui se recompose au siècle des Lumières.
Table ronde en présence de Caroline Callard et Stéphanie Sauget au Collège de France à l’occasion de La Nuite des idées 2020 :
par , le 30 janvier 2020
Stéphanie Sauget, « Hantés et enchantés », La Vie des idées , 30 janvier 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Caroline-Callard-Temps-des-fantomes-Spectralites-age-moderne
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[1] Élisabeth Claverie, Les guerres de la Vierge : une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2003.
[2] Avery Gordon, Ghostly Matters : Haunting and the Sociological Imagination, University of Minnesota Press, 2008 (1997).
[3] Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de religion vers 1525-vers 1610, Seyssel, Champ Vallon, 1990.
[4] À Bordeaux, les fantômes repérés par Caroline Callard sont plutôt catholiques et ils viennent hanter et inquiéter les nouveaux occupants protestants. La peur qu’ils suscitent participe du mouvement de conversion opéré en Aquitaine, car ces fantômes sont supposés être des âmes du Purgatoire et donc prouver l’existence de ce « lieu » central dans la pastorale catholique. Rappelons que les protestants ne croient pas au Purgatoire.
[5] Les protestants refusent l’usage des effigies dans les pompes funèbres. Tout simulacre du corps est considéré comme superstition.