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Boycott et mondialisation

À propos de : Ingrid Nyström, Patricia Vendramin, Le boycott, Presses de SciencesPo.


par Benjamin Ferron , le 28 octobre 2015


Existe-t-il un véritable contre-pouvoir des consommateurs à l’ère de la mondialisation néolibérale ? Un ouvrage analyse les significations politiques du boycott et l’exercice d’un pouvoir économique « par le bas ».

Recensé : Ingrid Nyström, Patricia Vendramin, Le boycott, Paris, Presses de SciencesPo, 2015, 135 p., 13€.

To buy or not to buy ? Telle est, en substance, la question pratique que pose l’acte de boycott ou son envers, le « buycott » [1]. Publié en avril 2015, l’ouvrage (135 p.) d’Ingrid Nyström et Patricia Vendramin consacré à ce mode d’action protestataire, vient enrichir la collection « Contester » lancée en 2008 par les Presses de SciencesPo qui entend rendre compte de manière à la fois accessible et synthétique de l’état des recherches en sociologie de l’action collective, du militantisme et des mouvements sociaux. Avec cette nouvelle livraison, Ingrid Nyström, spécialiste de l’analyse des politiques économiques et sociales, et Patricia Vendramin, directrice de recherche à la Fondation travail-université (Belgique) et enseignante à l’Université catholique de Louvain, réussissent le pari éditorial de fournir au lecteur, dans un format court et dans un style clair, un outil d’analyse historique et sociologique des actions de boycott et une grille d’interprétation de leur succès dans les sociétés de consommation contemporaines. Croisant les apports de la sociologie de la participation politique et les études sur la « consommation engagée », les auteures s’interrogent, sur ce que l’on pourrait appeler le pouvoir économique « par le bas », renversant la problématique habituelle consistant à analyser ce pouvoir « par le haut » [2].

Du Boston Tea Party à la campagne BDS

Le mot « boycott » est apparu dans la langue anglaise à la fin du XIXe siècle, à la suite d’une campagne menée en 1880 dans le comté de Mayo (Irlande de l’ouest) contre l’intendant Charles Cunningham Boycott. Ce dernier se fit « boycotter » par la population locale car il avait décidé d’augmenter le loyer des terres et provoqué l’expulsion de nombreuses familles paysannes (p. 16-18). Le terme s’est ensuite diffusé dans de nombreuses langues : boicot en espagnol, boicotear en portugais boikottirovat en russe, boycottage puis boycott en français. Le boycott est, selon la définition qu’en proposent les auteures, « une concentration systématique d’actions individuelles et volontaires conduisant au refus d’entretenir une relation (commerciale, politique, culturelle, sportive, diplomatique ou encore académique) avec un tiers (collectivité, entreprise, État, etc.) en vue d’exercer sur lui une pression » (p. 10). Le premier chapitre de l’ouvrage revient ainsi sur les origines et les enjeux de définition du boycott, qui apparaît d’un point de vue historique comme « l’arme économique » de groupes à faibles ressources. Cette pratique s’inscrit dans la continuité d’actions qui ont eu pour but d’affaiblir un adversaire en l’isolant socialement et économiquement : l’ostracisme, la mise à l’index, la mise au ban, l’excommunication, l’embargo ou encore le blocus (p. 13-16).

La pratique du boycott est davantage ancrée dans la culture anglo-saxonne qu’ailleurs. Plusieurs campagnes de « boycott » ont été menées en Grande-Bretagne dès la fin du XVIIIe siècle, sans être encore nommées de la sorte. Ce fut le cas du boycott des colonies britanniques d’Amérique qui débuta avec le refus des colons de décharger des cargaisons de thé en provenance de l’Angleterre (Boston Tea Party, 1773) et aboutit à l’indépendance des États-Unis (1776). Ce fut également le cas le boycott du sucre en provenance des Antilles mené par le mouvement anti-esclavagiste anglais en 1790 et qui déboucha sur l’abandon de la traite en 1807 et la fin de l’esclavage en 1833. Au début du XXe siècle, une des plus célèbres opérations de boycott de l’histoire a été menée dans une colonie britannique, l’Inde, avec les actions de désobéissance civile (satyagraha) lancées par Gandhi pour l’indépendance de son pays, qui appelait à cesser de travailler pour les Anglais, d’acheter leurs produits et d’utiliser leurs services (1919-1922). Aujourd’hui encore, le boycott est un mode d’action aussi routinier au Royaume-Uni et aux États-Unis que la grève ou la manifestation peut l’être en France (p. 27-30).

Il n’en reste pas moins que l’histoire du XXe siècle et du début du XXIe siècle a été marquée par des campagnes de boycott hors du monde anglo-saxon. On pensera au boycott des commerces juifs par les nazis le 1er avril 1933 en Allemagne – une des rares fois où ce mode d’action est utilisé à des fins discriminatoires. L’une des campagnes internationales de boycott les plus emblématiques est celle qui a été menée contre le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud, à partir de 1958, à la demande du Congrès national africain, portant sur les activités sportives, culturelles, artistiques et utilisant des pressions diplomatiques, qui aboutirent à la libération de Nelson Mandela et la fin du régime.

Actuellement, une campagne de boycott intitulée « Boycott, désinvestissement, sanctions » (BDS) est en cours : lancée à partir de 2005 à la demande d’intellectuels et d’universitaires palestiniens et soutenu par 172 organisations de la société civile palestinienne, elle appelle à un boycott économique, académique, culturel et politique de l’État d’Israël pour protester contre la colonisation et l’occupation des terres palestiniennes la construction du mur de séparation et d’annexion, l’égalité des citoyens arabes et juifs d’Israël, la reconnaissance du droit au retour des réfugiés palestiniens. La pénalisation de ces actions en Israël et en France (circulaire dite Alliot-Marie) indique que ce mode d’action suscite des craintes chez les cibles visées ou leurs alliés.

Qui sont et que font les boycotteurs ?

L’ouvrage de Ingrid Nyström et Patricia Vendramin propose également une analyse sociologique de ce mode d’action qu’elles estiment être en parfaite adéquation avec « les formes contemporaines d’engagement militant, en réseau, et associant des individus soucieux de choisir leurs appartenances et leurs causes, d’exprimer personnellement leur vision des choses » (p. 10). L’ouvrage propose ainsi plusieurs pistes stimulantes pour comprendre les logiques de l’engagement dans des activités de boycott. Le second chapitre s’attache pour commencer à définir le profil des boycotteurs aujourd’hui, à partir notamment des données recueillies dans l’European Social Survey (vagues 2002-2003 et 2012). Ces derniers sont décrits comme « jeunes, éduqués, aisés et plutôt de gauche » (p. 31-37). Les données mobilisées ne traitant que de participants européens, cela limite toutefois la possibilité de généraliser ce profil-type à d’autres régions du monde. Mais une analyse plus fine montre que les femmes sont, dans cette population, proportionnellement plus nombreuses que les hommes à s’engager dans des actions de « buycott » (p. 37-39) et qu’il existe des écarts importants entre pays : la pratique du boycott est plus fréquente dans les pays nordiques et la Suisse que dans les pays du Sud et de l’est de l’Europe (p. 40-45). Leur ancrage économique et politique constitue également un facteur explicatif important de leur engagement : ainsi, la richesse nationale, la concentration du commerce et la disponibilité de produits labellisés faciliteraient les pratiques de boycott et de buycott, tout comme diverses formes « d’encouragement institutionnel » de l’État (p. 49).

Les auteures replacent ensuite la pratique du boycott dans le répertoire contemporain d’actions civiques et militantes et soulignent quelques-unes des tensions qui traversent cette forme singulière d’action collective (chapitre 3). La première tension est celle de l’articulation entre action individuelle et action collective – le boycott pouvant être décrit comme une « action collective individualisée » pour reprendre l’expression de Michele Micheletti (p. 51). La seconde tension est liée au positionnement du boycott entre différents répertoires d’action collective (les pratiques de participation politique dites « conventionnelles » ou « non-conventionnelles ») et entre différents « styles de vie » engagés dont le consumérisme « éthique », « politique » ou « critique » peut se revendiquer. Ces formes d’engagement peuvent en effet constituer une étape dans un processus de politisation de plus long terme (p. 65-67).

Ingrid Nyström et Patricia Vendramin poursuivent leur analyse en s’interrogeant sur les « critères d’efficacité » du boycott (chapitre 4). Les auteures soulignent les difficultés que les chercheurs comme les militants éprouvent à mesurer le succès ou l’échec d’une action de boycott. Trois campagnes célèbres sont comparées en vue d’établir des critères généraux : le boycott contre Danone en 2001-2003, qui fait suite à une vague de licenciements boursiers ; le boycott de la compagnie de bus de Montgomery (États-Unis) après l’arrestation et la condamnation de Rosa Park en 1955, qui avait refusé de céder sa place à un blanc malgré les lois ségrégationnistes en vigueur ; le boycott de l’entreprise Shell par Greenpeace en 1995, qui exigeait le démantèlement d’une plate-forme pétrolière en mer du Nord pour préserver l’environnement marin. Un « mode d’emploi » présenté en fin de chapitre s’inspire notamment du Boycott Organizer’s Guide publié depuis 1984 par l’organisation consumériste Green America, montrant l’importance d’un bon calibrage du message, d’une prise en compte des publics actuels ou potentiels de l’opération, de la médiatisation du boycott et de son organisation.

Le boycott, arme du « consumariat » ?

Le dernier chapitre propose une réflexion d’ensemble sur le pouvoir politique des luttes consuméristes dans le monde contemporain. Les actions de boycott sont-elles à même de constituer, comme l’indiquerait selon une interprétation quelque peu optimiste l’exemple de l’attaque de Paypal par les Anonymous fin 2010, un « contre-pouvoir de la société civile mondiale » ? Le boycott serait-il l’arme du « consumariat » (p. 94) qui aurait pris le pas sur les luttes traditionnelles du prolétariat industriel ? Faut-il considérer que le chariot du supermarché est susceptible de peser autant, politiquement, que l’isoloir du bureau de vote ? Quelles sont les réactions des entreprises à ces opérations, menées parfois à l’échelle internationale, qui peuvent affecter durablement leur image auprès des consommateurs ? Comment les États considèrent-t-ils, d’un point de vue légal, les actions de boycott ? Faut-il voir dans le boycott un terrain propice à des alliances entre travailleurs, citoyens et consommateurs ?

Cet ouvrage à bien des égards stimulant ouvre une série de questionnements, qui feront peut-être l’objet de recherches futures. L’interprétation proposée ne reprend-elle pas un peu mécaniquement le cadre d’analyse des « nouveaux mouvements sociaux » ? Ces mouvements, contrairement aux « anciens », seraient tournés selon cette interprétation vers la satisfaction de besoins « post-matérialistes » et non « matérialistes », une organisation plus « horizontale » dans des réseaux plutôt que hiérarchique au sein d’organisations, un engagement à la cause plus « distancié » et individualisé que « total » et collectif. La prétendue « nouveauté » de ces mobilisations a été largement discutée par les recherches récentes [3].

De même, la thèse d’une forte « fluidité » de l’engagement dans un boycott (les individus s’engageant et se désengageant en fonction des circonstances) mériterait d’être davantage questionnée à l’aune d’études longitudinales de carrières militantes et d’observations ethnographiques (et pas uniquement statistiques) de campagnes de boycott [4].

Est-il si certain que la participation à des actions de boycott, qui peuvent s’étaler sur des années voire des décennies, corresponde au modèle de l’engagement « post-it » cher à Jacques Ion [5] ? Ensuite, on peut se demander dans quelle mesure les propriétés sociales des boycotteurs sont réductibles au profil-type dessiné dans le chapitre 2 en l’absence, d’une part, de données statistiques sur d’autres zones géographiques que l’Europe et, d’autre part, d’une analyse plus fine des hiérarchies internes (politiques et sociales) qui structurent les organisations militantes. Enfin, on peut se demander dans quelle mesure la routinisation du boycott dans les sociétés occidentales actuelles ne correspond pas à forme de « ruse de la raison » économique dans un contexte où fleurissent les entreprises de réhabilitation symbolique des activités économiques et financières [6].

Ces quelques pistes de débat et de réflexion n’ôtent rien à la qualité générale de ce travail de synthèse qui sera utile aussi bien aux étudiants ou aux chercheurs intéressés par l’étude des mouvements sociaux, qu’aux citoyens et militants désireux de s’informer sur cet outil de lutte collective contre l’emprise du mode de production et de consommation capitaliste.

par Benjamin Ferron, le 28 octobre 2015

Pour citer cet article :

Benjamin Ferron, « Boycott et mondialisation », La Vie des idées , 28 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Boycott-et-mondialisation

Nota bene :

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Notes

[1Pratique militante qui consiste à promouvoir les produits ou les services d’une firme pour récompenser un comportement jugé exemplaire.

[2ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES, «  Le pouvoir économique  », 190/5, 2011.

[3Voir notamment MATHIEU Lilian, «  Les illusions du ‘nouveau’  », in La démocratie protestataire, Paris, Presses de SciencesPo, 2011, p. 45-77.

[4FILLIEULE Olivier, PUDAL Bernard, «  Sociologie du militantisme. Problématisation et déplacement des méthodes d’enquête  », in Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 163-184.

[5ION Jacques, La fin des militants  ?, Paris, Éditions de l’atelier, 1997.

[6LORDON Frédéric, Et la vertu sauvera le monde… Après la débâcle financière, le salut par ‘l’éthique’   ?, Paris, Le Seuil, Raisons d’Agir, 2008.

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