L’œuvre de Pierre Bourdieu ne cesse de nourrir les débats intellectuels jusqu’à aujourd’hui. Un ouvrage collectif dirigé par Maxime Quijoux examine la place apparemment marginale du travail dans les travaux du sociologue.
L’œuvre de Pierre Bourdieu ne cesse de nourrir les débats intellectuels jusqu’à aujourd’hui. Un ouvrage collectif dirigé par Maxime Quijoux examine la place apparemment marginale du travail dans les travaux du sociologue.
Plus de dix ans après la mort de Pierre Bourdieu, en 2002, son œuvre continue à alimenter la discussion scientifique. L’intense actualité éditoriale des trois dernières années le montre : publication de ses cours au Collège de France, bilans théoriques et méthodologiques, retour critique sur La distinction [1], réflexion sur les usages de ses concepts en sociologie économique ou encore sur la place qu’occupe sa sociologie dans les sciences sociales aujourd’hui. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’ouvrage dirigé par Maxime Quijoux.
À l’origine de cet ouvrage, il y a un constat, celui d’une « double absence » : « le travail dans la sociologie de Bourdieu et Bourdieu dans la sociologie du travail » (p. 15). Autrement dit, la rencontre ne se serait pas produite entre le sociologue français le plus influent de la deuxième moitié du XXe siècle et le domaine de recherche le plus développé de la sociologie en France à la même période. L’intérêt de cet ouvrage est alors double : d’une part, il consiste à chercher dans l’œuvre de Bourdieu les traces d’une analyse du travail et plus largement les réflexions et outils utiles à l’analyse de ses transformations contemporaines. D’autre part, il réunit une série d’illustrations (et parfois de discussions) empiriques des usages récents des concepts élaborés par Bourdieu pour analyser ce qu’il a nommé lui-même la « double vérité », à la fois objective et subjective, du travail [2].
Comme le note justement Quijoux dans la première partie de l’ouvrage, Pierre Bourdieu propose moins, dans ses premières enquêtes réalisées en Algérie (notamment de Travail et travailleurs en Algérie publié en 1964 avec Darbel, Rivet et Seibel), une sociologie du travail, au sens où elle se développe alors en France (c’est-à-dire pour l’essentiel une sociologie du travail ouvrier industriel), qu’une anthropologie du salariat, cherchant à saisir les conditions sociohistoriques de l’émergence des échanges marchands dans un contexte d’après-guerre marqué par la décolonisation et l’émergence du capitalisme. L’ouvrage contient à ce sujet une conférence de Bourdieu à un colloque organisé par T. Yacine en 1997, dans laquelle il revient de manière très éclairante sur le contexte sociohistorique de ses recherches sur les modalités et les enjeux du passage d’une économie précapitaliste à une économie capitaliste. En faisant la sociogenèse du travail salarié, contre les définitions anthropologiques non historicisées du travail, Bourdieu fournit ainsi des éléments pour rendre compte de la constitution d’un « habitus économique », c’est-à-dire l’ensemble des dispositions à penser et à agir dans le cadre de ces échanges marchands (qu’il s’agisse d’échanger des produits, des services ou de la force de travail), que « la théorie économique a enfermé dans la rationalité intemporelle de l’homo economicus » (p. 128).
Les concepts de reproduction sociale, d’habitus et de champ permettent plus précisément encore de poser la question de la « fabrique du travailleur » (p. 41). Bourdieu fournit en effet des outils pour penser la socialisation professionnelle, en montrant par exemple que l’institution scolaire contribue « à légitimer les trajectoires et les positions sociales » (p. 44) et à déterminer la place dans la division sociale du travail. De ce point de vue, si la division du travail participe clairement de la reproduction des inégalités sociales, l’acquisition de dispositions rationnelles que suppose le salariat en fait paradoxalement « la seule condition d’une transformation de l’habitus, et, par conséquent, d’une possible émancipation » (p. 63). Les contributions de la deuxième partie de l’ouvrage prolongent ce questionnement en revenant sur les apports des enquêtes de la période algérienne. Fabien Sacriste, analysant l’opposition entre travail traditionnel et travail salarié, met l’accent sur la transformation du rapport au temps qu’impose le développement du capitalisme au travailleur : « prévoyance traditionnelle » versus « champ de possibilités ouvertes » (p. 105), cycle versus conjoncture, équilibre versus instabilité. Claude Didry, dans un texte consacré à « l’idée de travail » (p. 113), souligne justement le fait que ce que les recherches de Bourdieu suggèrent, c’est « l’historicité du travail comme activité productive et source d’un revenu régulier » (p. 128).
Les trois parties suivantes constituent des mises à l’épreuve de la théorie de Bourdieu dans différents domaines d’étude. Les contributions montrent que la sociologie bourdieusienne fournit des outils utiles pour penser les trajectoires professionnelles et les rapports de force et de domination au travail.
Le premier de ces domaines d’étude, que Bourdieu a largement contribué à alimenter, concerne la sociologie du travail et des professions intellectuelles et artistiques. Nicolas Sembel propose une reconstruction de l’objet paradoxalement « peu visible » (p. 135) du travail enseignant dans une série de travaux de Bourdieu. Il montre que si l’auteur a donné des clés pour analyser le travail enseignant, c’est, d’une part, de manière transversale, en rendant compte du fonctionnement de l’institution scolaire et, d’autre part, de manière plus intime, en disant des choses de son propre rapport « auto-objectivé » à l’école. Wenceslas Lizé et Delphine Naudier analysent ensuite l’activité des intermédiaires culturels (médiateurs, prescripteurs, diffuseurs), dont le développement et la professionnalisation témoignent de la « montée en puissance des intérêts économiques » au sein du champ artistique (p. 160). Ils montrent que le « marché du travail artistique » produit une transformation des habitus professionnels des intermédiaires en tant qu’« opérateurs de marché », mais aussi des artistes qu’ils représentent en les incitant à devenir « entrepreneurs d’eux-mêmes » (p. 166). Partant d’une recherche sur les danseurs contemporains, Pierre Emmanuel Sorignet explique comment la sociologie de Bourdieu l’a conduit à produire une « sociologie de la croyance » (dans la vocation, le talent, etc.) en rupture avec les théories alors dominantes. Marc Perrenoud montre enfin comment, dans ses différentes enquêtes (des musiciens aux informaticiens, en passant par les artisans et les agents de sécurité), il a tenté d’articuler une sociologie du travail interactionniste et une sociologie des biens symboliques afin d’analyser le rapport au travail dans toutes ses dimensions, objectives et subjectives.
La quatrième partie regroupe des textes mobilisant les notions d’habitus et de trajectoire sociale sur des terrains variés. Cécile Rabot analyse la manière dont les bibliothécaires pensent et pratiquent leur travail et identifie un « habitus de bibliothécaire », caractérisant des agents occupant une position dominée à la fois dans les champs littéraire, éducatif et des politiques culturelles. Cet habitus est le produit de socialisations qui renvoient d’une part aux origines et aux trajectoires sociales, et d’autre part aux modes d’organisation du travail des bibliothèques. Yohan Selponi s’intéresse de la même manière aux infirmières scolaires, mettant en lien les habitus des agents et leurs pratiques et investissements professionnels. Le travail de Thibaut Menoux sur les concierges d’hôtel de luxe permet ensuite d’analyser la rencontre entre un habitus de classe très souvent populaire et des situations de travail impliquant l’acquisition de goûts et de dispositions propres à la haute bourgeoisie (« la vie de champagne avec un salaire de bière », p. 258) ; ici c’est la « théorie de la culture » de Bourdieu (légitimation, stratégies de distinction) qui est mise au service d’une sociologie du travail. Rémy Caveng interroge l’existence et les modalités de constitution de « dispositions à la précarité » (p. 267), à partir du cas des travailleurs des entreprises de sondage. Il montre qu’il n’y a pas « d’habitus de vacataires » mais bien des façons différentes de vivre l’instabilité de l’emploi, variant en fonction des ressources et des dispositions que possèdent les agents et se traduisant par des formes d’attachement variables au salariat.
La dernière partie réunit des contributions portant sur les formes contemporaines de la domination au travail. Laurence Proteau s’intéresse aux logiques du sens pratique policier, c’est-à-dire à la manière dont « se fabrique l’habitus de policier dans l’ordinaire des relations de travail » (p. 289). Elle met notamment l’accent sur les conditions de la transformation des « dispositions socialement acquises en habitus professionnel » (p. 290) et plus largement de l’adhésion, plus ou moins consciente, à un ensemble de valeurs et de pratiques. De la même manière, Lucie Goussard montre que le degré d’ajustement des cadres aux injonctions managériales, caractérisant le « nouvel esprit du capitalisme », varie selon le type et le volume de capitaux possédés. Cet élément étant corrélé à la position sociale d’origine des agents, les cadres d’origine populaire se trouvent souvent être les plus vulnérables. Au croisement de la sociologie du travail et de la sociologie des mouvements sociaux, Sophie Béroud interroge la pertinence du concept de « champ syndical », invitant à intégrer à l’analyse les propriétés et les relations des agents et des organisations qui agissent dans cet espace, mais aussi à retracer la genèse de cette activité sociale particulière et les conditions de son autonomisation. Enfin la contribution de Michael Burawoy propose une réflexion sur la notion de domination au travail, partant d’une lecture critique des écrits du marxiste Antonio Gramsci (en particulier ses réflexions sur l’hégémonie et la fabrique du consentement) et de « La double vérité du travail » de Bourdieu (mettant l’accent sur la domination symbolique comme nécessaire dissimulation de l’exploitation du travail). L’auteur, jugeant le premier trop optimiste et le second trop pessimiste quant aux possibilités d’émancipation, propose sa propre théorie du changement social. Selon lui, la mystification de l’exploitation est moins ancrée que ne le dit Bourdieu et dans certaines conditions, les individus peuvent être amenés à prendre conscience de leur domination et à la contester.
Un autre intérêt de l’ouvrage est la proposition théorique de Maxime Quijoux consistant à analyser le travail comme un champ (p. 54 et sq.). La notion de « champ du travail » n’apparait pas chez Bourdieu, mais l’auteur revendique légitimement un travail d’interprétation des textes, s’appuyant d’ailleurs sur Bourdieu lui-même pour s’autoriser cet exercice (p. 21). On peut néanmoins s’interroger sur le caractère opératoire de ce qui peut apparaître comme un usage « mou » du concept de champ, dont l’intérêt tient au fait qu’il permet de penser les relations sociales de manière située. Car de quoi parle-t-on ? De quel « travail » ? Peut-on vraiment parler du « travail » en général, indépendamment de la manière dont cette notion se décline dans des espaces sociaux concrets ? Selon Bourdieu, un champ est avant tout un domaine de la vie sociale qui s’est progressivement autonomisé (toujours relativement), constituant une sorte de microcosme. Autrement dit, les champs correspondent à des ensembles d’activités précis et situés socialement : les activités économiques, artistiques, intellectuelles, etc. Dans chacun des champs correspondants, on trouve effectivement du travail.
La notion de travail apparait ainsi très largement transversale aux différents champs qui composent l’espace social et se pose en des termes qu’il est difficile de considérer a priori comme équivalents. Par ailleurs, définir le travail comme un champ supposerait de pouvoir en déterminer l’enjeu central, ce pour quoi les agents entrent dans des relations de coopération et de concurrence. Cela supposerait aussi de pouvoir définir les frontières de cet espace, de déterminer les droits d’entrée, le capital spécifique à ce champ, etc. De la même manière qu’on observe bien, dans les différents chapitres de l’ouvrage, que la notion d’« habitus professionnel » (p. 51-54) n’est intéressante que lorsqu’elle est associée à un espace d’activité précis (l’habitus professionnel de l’enseignant, du policier, du peintre, etc.), on peut penser qu’il en va de même pour la notion de « champ du travail » : elle n’est intéressante que si elle permet de rendre compte de relations objectives et de situations concrètes de travail.
En conclusion, cet ouvrage collectif, qui évite le double écueil de l’exégèse et de l’orthodoxie théorique (même si les réflexions sur les limites du cadre conceptuel élaboré par Bourdieu sont au final assez rares), présente donc l’intérêt principal de montrer la diversité des usages des concepts de Bourdieu pour étudier le travail dans ses différentes dimensions. Il apparaît ainsi que la question de départ est en partie rhétorique puisque, de fait, cette « double absence » n’est qu’apparente.
par , le 15 avril 2016
Jérémy Sinigaglia, « Bourdieu au travail », La Vie des idées , 15 avril 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bourdieu-au-travail
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[1] Voir par exemple : Igor Martinache, « Le capital culturel classe-t-il encore ? », La Vie des idées, 21 mars 2014.
[2] On pourra à ce titre regretter l’absence de référence à un ensemble de travaux qui, depuis quelques années, contribuent à décloisonner et à renouveler la sociologie du travail, en y intégrant précisément les apports de l’approche développée par Bourdieu comme le guide Enquêter sur le travail. Concepts, méthodes et récits, de Christelle Avril, Marie Cartier et Delphine Serre (Paris, La Découverte, 2010) ou, pour une illustration empirique de cette démarche, l’enquête de Christelle Avril sur le travail des aides à domicile : Christelle Avril, Les aides à domicile : Un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014.