Ce discours a été prononcé à l’occasion de la remise de la Médaille d’or du CNRS le 19 décembre 2012. Il a été légèrement remanié pour la présente publication. La version originale sera publiée au mois de mai dans La Lettre du Collège de France.
À des sciences qui ont l’humain pour objet, il est normal que les humains demandent des comptes, qu’ils espèrent d’elles des lumières sur ce qui fait d’eux une espèce d’un genre très particulier, donc une meilleure connaissance des ressorts de leurs actions et des façons de les concevoir, des manières présentes et passées de nouer des liens entre eux et avec leur environnement, voire des moyens de résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés du fait qu’ils existent nécessairement dans des collectifs. Bref, plus que des mathématiciens, des astronomes ou des botanistes, on attend de nous que nous contribuions à comprendre le monde immédiat dans lequel nous sommes immergés et que nous aidions éventuellement à agir sur lui. Or, deux attitudes s’opposent quant aux attentes pratiques qui s’adressent ainsi aux sciences sociales : l’une, de nature utilitaire, règne plutôt à l’extérieur de celles-ci, tandis que l’autre, de nature critique, domine parmi ceux qui les pratiquent.
Le point de vue utilitaire envisage les sciences de la culture et de la société comme un ensemble de savoirs permettant de diagnostiquer les dysfonctionnements des corps sociaux, éventuellement de fournir des solutions pour les réparer, en tout cas de mieux comprendre les raisons de l’acceptation ou du rejet des innovations techniques, scientifiques et sociales. Dans le grand mécano de l’ingénierie sociale on attend des chercheurs qu’ils soient des guetteurs vigilants des symptômes de crise ou d’anomie, en même temps que des prescripteurs de remèdes aux maux qu’on leur désigne. En effet, et par contraste avec nos collègues spécialistes de physique quantique ou d’embryogénèse, qui s’intéressent à des phénomènes dont ils ont entrepris l’étude parce qu’ils pensent pouvoir en rendre compte, l’on demande plus souvent aux sciences sociales de rendre compte de phénomènes qui ont été proposés à l’origine par d’autres qu’elles — médias ou groupes de pression — et qu’elles rechignent donc à considérer comme des objets d’investigation authentiques. Sommées de fournir des réponses à des questions ‘sociétales’ comme la définition d’un seuil de tolérance des étrangers ou la meilleure forme possible d’organisation familiale, les science sociales ne peuvent qu’avouer leur impuissance. Sans aller jusqu’à affirmer à propos de ces sciences singulières, comme jadis Claude Lévi-Strauss, que « le vrai moyen de leur permettre d’être, c’est de beaucoup leur donner, mais surtout de ne rien leur demander » [1], il faut répéter avec force que la véritable science qualifie elle-même les phénomènes qu’elle étudie et qu’il est donc illusoire de penser qu’elle puisse répondre sérieusement à des questions dont elle n’a pas elle-même construit l’objet. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les anthropologues ou les sociologues sont indifférents aux effets d’inégalité ou de domination perceptibles dans le monde contemporain, aux inquiétudes qui s’y font jour ou aux préjugés de toutes sortes qui s’y perpétuent, mais leurs façons de les problématiser ne correspondent que rarement aux idées que s’en font l’opinion publique, les responsables politiques et les décideurs économiques.
Par contraste, l’approche critique s’appuie sur les analyses produites au cœur même des sciences sociales dans l’espoir de mettre en lumière les mécanismes cachés qui conditionnent la formation de leur objet et de contribuer par cette entreprise de dévoilement à une transformation de la vie sociale vers plus de justice et de solidarité. Fidèle à l’enseignement des Lumières où cette tradition a pris sa source, imprégnée de l’idéal d’émancipation des fondateurs des sciences de la société qui, de Marx à Durkheim, en passant par Weber et Boas, n’ont jamais séparé la réflexion théorique et le projet politique, l’approche critique possède néanmoins l’inconvénient d’instituer une dissymétrie considérable entre, d’un côté, le savant analyste éclairant avec la torche de la science la voie à suivre vers un futur corrigé des imperfections du présent et, de l’autre, les masses plongées dans l’ignorance des mobiles et des règles qui guident leurs actions. En anthropologie ce type de prophétisme académique peut prendre la forme d’une téléologie réformatrice : pour mieux purger la modernité de ses erreurs épistémologiques et de ses failles morales, on proposera le contre-modèle d’une philosophie autochtone reconstruit pour les besoins de la cause selon les canons d’un système de concepts pourtant étrangement analogue à ceux que l’Occident s’est longtemps fait une spécialité de produire. Par exemple, on mettra en exergue une ‘épistémologie des chasseurs-cueilleurs’ réputée mieux à même que le naturalisme moderne de rendre compte de l’engagement d’un corps dans un milieu car récusant la distinction entre sujet et objet. Tant l’approche utilitaire que l’approche critique me semblent ainsi manquer la cible de ce que les sciences sociales, l’anthropologie en particulier, peuvent apporter à l’indispensable transformation de notre présent mode de vie.
Le regard éloigné
L’un de ces apports est si évident qu’il ne devrait pas être nécessaire de le mentionner ; l’on tend pourtant parfois à le perdre de vue. C’est tout simplement l’impératif de connaissance lui-même : la description d’une langue australienne, l’édition commentée d’un manuscrit tibétain, l’ethnographie d’un culte d’initiation africain n’ont pas d’effets pratiques immédiats ; pourtant, en apportant des matériaux à l’étude des multiples façons d’être humain, elles constituent des pièces de première importance dans le projet de mieux comprendre ce que nous sommes. Oui, l’érudition, les savoirs spécialisés, la maitrise linguistique et technique dans des domaines rares, toutes ces compétences acquises après des années de labeur et d’abnégation continuent à former la colonne vertébrale de la recherche dans nos disciplines et elles doivent être préservées à tout prix.
Un autre apport, plus spécifiquement anthropologique, tient au fait que les chercheurs de ma discipline ont accumulé au fil des décennies et aux quatre coins de la planète une expérience de formes de vie collectives fondées sur des prémisses assez différentes des nôtres. Bien que cette situation ait été le produit de raisons contingentes — en particulier de l’expansion coloniale des puissances européennes et du besoin ressenti, pour la mener à bien, d’acquérir des connaissances sur les peuples assujettis — elle a pourvu les anthropologues d’un point de vue décalé qui leur a permis de jeter sur les sociétés d’où ils proviennent un regard en partie emprunté aux sociétés qu’ils observent, les mettant ainsi en mesure de relativiser les façons de voir et les façons de faire résultant de plus de deux millénaires et demi de réflexivité occidentale. En restituant la ‘vision des vaincus’, pour reprendre la formule de Nathan Wachtel à propos des Indiens des Andes [2], les anthropologues ne se contentent pas de donner une assise plus large à la reconnaissance de la contribution au patrimoine de l’humanité des peuples soumis aux différentes formes du colonialisme externe et interne, ils s’engagent aussi dans une propédeutique du regard éloigné qui les conduit à porter sur le monde d’où ils proviennent un point de vue dégagé des illusions de l’immédiat. On peut appeler ce point de vue ‘critique’ si l’on veut, mais il me semble qu’il va au-delà puisqu’il implique un véritable pluralisme des modes d’être, c’est-à-dire non pas l’idée devenue heureusement banale qu’il existe plusieurs perspectives possibles sur le monde, que toutes les cultures jouissent d’une égale dignité et qu’elles doivent rentrer dans un grand dialogue cosmopolite, mais plutôt que les prémisses à partir desquelles nous, humains, formons nos jugements, concevons nos modes d’agrégation, stabilisons dans notre entourage des entités dotées de propriétés singulières, ces prémisses diffèrent largement selon les milieux où nous avons été socialisés et exigent en conséquence un énorme travail pour comprendre à quelles conditions elles pourraient être rendues compatibles ou servir à de nouvelles compositions sans que l’une d’entre elles soit indûment privilégiée.
L’anthropologie pluraliste dont je me fais l’avocat ne considère pas la conscience que d’autres peuples se forgent de leurs modes de vie comme des idéologies dont il faudrait mettre à nu les principes, ou bien comme des cosmologies alternatives qu’il conviendrait d’embrasser car elles rendraient compte du réel avec plus de fidélité que la nôtre, plutôt comme les conséquences d’opérations prédicatives ouvertes à tous, mais qui tendent à se stabiliser de façon sélective dans une communauté de pratiques de sorte que, au sein de chacun des collectifs ainsi constitués par ces opérations, émergent des schèmes spécifiques d’action et de pensée qui infusent une cohérence observable à la vie en commun. On peut voir ces opérations comme une sorte de tamisage ontologique des qualités du monde qui exerce ses effets sur bien des aspects de l’expérience humaine : la distribution des existants dans des catégories ; le type d’agence dont ces existants sont crédités et la nature des relations qu’ils peuvent entretenir ; la façon dont les collectifs sont composés et dont ils interagissent avec d’autres collectifs ; la définition de ce qu’est un agent et un patient, de la manière par laquelle une action légitime ou efficace peut se déployer ; les conditions auxquelles une proposition peut être tenue pour vraie et un savoir pour authentique ; les types de problèmes métaphysiques et épistémologiques que les humains affrontent et les procédures pour les résoudre ; tous ces traits fondamentaux de l’existence humaine, et bien d’autres encore, s’instituent selon des modalités distinctes en fonction des types de qualité et de relation que les habitudes acquises dans un collectif particulier nous auront conduit à détecter ou à ignorer.
En ce sens, une anthropologie pluraliste ne consiste pas à opposer un Occident introuvable à un reste du monde indéfini, mais à traiter sur un pied d’égalité ces différentes façons de trier la diversité du monde en élaborant un langage de description et d’analyse qui permette de rendre compte des formes très diverses, mais non infinies, d’assembler les existants, les qualités, les processus et les relations, en évitant de recourir pour ce faire aux outils au moyen desquels ces opérations ont été conceptualisées dans notre propre tradition culturelle. Si des concepts comme ‘société’, ‘nature’, ‘histoire’, ‘économie’, ‘religion’, ou ‘sujet’ ont joué un rôle considérable dans le travail réflexif mené en Europe pour faire advenir la modernité et créer, ce faisant, un espace de positivité propre au sein duquel les sciences humaines et sociales pouvaient se déployer, ces concepts renvoient cependant à des façons d’objectiver les phénomènes caractéristiques d’une trajectoire historique que d’autres peuples n’ont pas suivie et ils doivent donc être traités, non comme des universaux, mais comme des expressions locales d’une forme particulière de composition des éléments du monde, composition qui a connu ailleurs des modalités très différentes. Je plaide donc pour un universalisme à la fois réel et réaliste, c’est-à-dire qui se refuse à universaliser les notions relatives au moyen desquelles nous pensons pouvoir décrire dans les termes de la cosmologie issue de la modernisation les cosmologies qui sont restées à ses marges ; un universalisme qui s’attache plutôt à inventer des outils analytiques moins dépendants de la conception anthropocentrique des rapports entre humains et non-humains que le naturalisme a engendrée.
L’universalisation des particuliers
Le paradoxe d’un universalisme renouvelé de ce type est qu’il est issu des enseignements que les anthropologues ont tirés de l’observation de situations dont on pourrait penser qu’elles sont si singulières qu’il est impossible d’en induire des généralisations. De fait, lorsque je me retourne vers les leçons que mon expérience ethnographique chez les Indiens Achuar de la haute Amazonie équatorienne m’a apportées, je m’aperçois qu’elles sont chacune des remises en cause de notions et de valeurs dont je n’aurais guère songé auparavant à contester l’universelle validité. La première de ces leçons, et la plus importante peut-être, est que la nature n’existe pas partout et toujours ; ou plus exactement que cette séparation radicale établie par l’Occident entre le monde de la nature et celui des hommes n’a pas grande signification pour d’autres peuples qui confèrent aux plantes et aux animaux tous les attributs de la vie sociale, les considèrent comme des sujets plutôt que comme des objets, et ne sauraient donc les expulser dans une sphère autonome régie par les seules procédures des sciences et des techniques. En ce sens, dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui la peuplent une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux. Pour être proche de la nature encore faut-il que la nature soit, exceptionnelle disposition dont seuls les Modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique que toutes celles des cultures qui nous ont précédés.
Les Achuar m’ont aussi enseigné que l’on peut vivre sa destinée sans le secours d’une transcendance divine ou historique, les deux branches de l’alternative entre lesquelles bien des sociétés contemporaines continuent d’hésiter. Car l’individu dans sa singularité n’est pas déterminé chez eux par un principe supérieur et extérieur, il n’est pas agi par des mouvements collectifs dont il n’a pas conscience, il n’est pas défini par sa position dans une hiérarchie sociale qui donnerait un sens à sa vie selon la place où il est né ; il n’existe que dans la capacité de chacun à s’affirmer par ses actes selon une échelle de buts désirables partagés par tous. Une autre leçon encore que les Achuar m’ont apportée, c’est leur manière de vivre une identité collective sans s’embarrasser d’une conscience nationale. Contrairement au mouvement d’émancipation des peuples qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle en Europe, a voulu fonder les revendications d’autonomie politique sur le partage d’une même tradition culturelle ou linguistique, les Achuar ne conçoivent pas leur ethnicité comme un catalogue de traits distinctifs qui donnerait substance et éternité à une destinée partagée. Leur existence commune ne tire pas son sens de la langue, de la religion ou du passé ; elle se nourrit d’une même façon de vivre le lien social et la relation aux peuples qui les environnent, humains comme non humains. Cette façon d’instituer des collectifs offre ainsi un précieux témoignage de ce que les nationalismes ethniques sont moins un héritage des sociétés non modernes qu’un effet de contamination d’anciens modes d’organisation communautaire par les doctrines modernes de l’hégémonie étatique.
Ces leçons, et toutes celles que les anthropologues ont tirées de leurs études ethnographiques, constituent autant d’expériences alternatives porteuses de promesses. Le dépassement d’une exploitation frénétique de la nature obtenue au prix du saccage des conditions de vie des générations futures, l’effacement des nationalismes aveugles et de l’arrogance prédatrice des grands États-nations et de certaines firmes transnationales, la suppression des insupportables inégalités dans l’accès aux ressources et notamment celles qui devraient relever des biens communs, l’exigence de donner une forme de représentation publique aux diverses sortes de non-humains auxquels notre destinée est indissolublement liée, autant de défis concrets de notre modernité qui gagneraient à être envisagés par analogie avec la façon dont les peuples qu’étudient les ethnologues construisent leur rapport au monde. Non pas, bien sûr, que l’on puisse adapter tels quels leurs usages, puisque les expériences historiques ne se prêtent pas à transposition, si tant est d’ailleurs que cela soit souhaitable. Ce que peut faire l’anthropologie, en revanche, c’est apporter la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis, montrer donc que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin d’édifier au plus tôt une véritable maison commune, mieux habitable, moins exclusive et plus fraternelle.