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États-Unis : le déni de l’inégalité

Entretien avec Shamus Khan

par Peretz*Pauline [30-08-2011]

Domaine : Société

Mots-clés : inégalités | éducation | élites | minorités

Fondés sur la liberté et l’égalité, les États-Unis tolèrent pourtant aujourd’hui des inégalités d’une ampleur rarement égalée. Comment expliquer ce paradoxe ? Pour Shamus Khan, la réponse est à chercher du côté des institutions américaines : au nom de la diversité, celles-ci contribuent à rendre acceptable le pouvoir économique d’une élite.


Shamus Khan est assistant professor au département de sociologie de l’université Columbia. Il est l’auteur de Privilege : The Making of an Adolescent Elite at St. Paul’s School, Princeton University Press, 2010 (traduction française : La nouvelle école des élites, Agone 2015) et travaille actuellement à un livre intitulé Exceptional. Elite New York and the History of American Inequality. Il est un des fondateurs d’un réseau de recherche international consacré à l’analyse des élites.

Regarder la société à partir du haut

Books & Ideas  : Traditionnellement, les sociologues américains ont eu tendance à s’intéresser plutôt aux marginaux qu’aux membres des classes supérieures, certainement à cause de difficultés méthodologiques, mais aussi par empathie sociale et dans l’espoir de contribuer à la lutte contre la pauvreté. Est-ce l’accroissement des inégalités dans la société américaine qui vous a poussé à étudier la société à partir du haut, et plus spécifiquement à partir de ses élites ? Dans quelle mesure votre choix a-t-il été influencé par votre expérience personnelle ?

Shamus Khan : Je pense qu’il y a trois éléments à prendre en compte. Le premier est empirique. L’accroissement des inégalités aux États-Unis au cours des quarante dernières années s’explique presque toujours par l’accaparement de la richesse par les riches, non par l’aggravation des conditions de vie des pauvres. La réalité n’est pas que les pauvres s’appauvrissent, la réalité est que les riches s’enrichissent. On ne peut donc pas penser l’inégalité uniquement à partir de la pauvreté. Deuxièmement, il y a une justification théorique : de nombreux modèles considèrent l’inégalité de manière relationnelle – c’est le cas du modèle bourdieusien de production de l’inégalité mais aussi de l’école américaine de la stratification sociale. Nous étudions presque toujours un seul côté de cette relation et ignorons l’autre, en particulier aux États-Unis. J’ai donc conçu mes recherches comme une manière de compléter le modèle théorique. Le troisième élément d’explication est d’ordre personnel : j’ai grandi au sein d’une famille américaine riche, mais non immensément riche. Je suis l’enfant d’immigrés pauvres, mais qui sont arrivés aux États-Unis avec un très bon niveau scolaire et sont devenus riches. Je suis allé dans un lycée, St. Paul’s, qui est un des pensionnats les plus élitistes du pays, pour ne pas dire du monde. Ce lycée dispose d’une dotation de 500 millions de dollars pour 500 élèves, soit environ un million de dollars de dotation par élève. Il a des liens solidement établis avec le pouvoir aux États-Unis. John Kerry, qui a été candidat à la présidence, est un ancien élève de St-Paul’s ; parmi les autres membres de sa promotion, il y avait aussi Robert Mueller, le chef du FBI, et un certain nombre d’autres personnalités extrêmement importantes. Et contrairement à la France, où parler d’héritage aristocratique n’est pas introduire un élément étranger au discours savant, l’idée d’aristocratie est à peu près absente aux États-Unis. Nous reprenons une sorte de récit tocquevillien de notre position dans le monde selon lequel nous avons quelque chose d’exceptionnel : l’absence d’une aristocratie. Après avoir passé un certain temps dans une institution qui, par son histoire, était profondément aristocratique, j’ai voulu montrer certaines des formes sous lesquelles l’aristocratie est éminemment présente aux États-Unis, et l’a été à différentes périodes. Mon objectif est de souligner les spécificités de l’inégalité américaine par rapport à quelques-uns des modèles européens.

La formation de la « nouvelle élite »

Books & Ideas  : Dans le livre que vous avez consacré à St Paul’s, vous expliquez la formation de l’élite. Vous identifiez une « nouvelle élite », plus diversifiée que l’ancienne. Vous montrez qu’elle n’est pas habitée par la conscience de ses droits, qu’elle a une conception plus individualiste de sa position. Diriez-vous que cette définition nouvelle des privilèges, fondés sur le mérite plutôt que sur la naissance, rend le statut de l’élite plus acceptable dans une société fondée sur l’égalité ?

Shamus Khan : Aux États-Unis, quand on pense égalité, on pense, surtout depuis quelque temps, diversité. Et, depuis les cinquante dernières années, quand on pense inégalité, on pense plutôt aux inégalités de races qu’aux inégalités de classes. C’est le produit d’un héritage politique très particulier. Les institutions élitistes américaines ont réagi à des pressions résultant de cet héritage. Ainsi, l’université Columbia est devenue, au cours des dernières années, un des espaces universitaires les plus diversifiés qu’on puisse imaginer. Les deux dernières promotions de nouveaux étudiants, ces deux dernières années, présentent une situation de « majorité de minorités », ce qui signifie que plus d’un étudiant sur deux n’est pas blanc. La transformation est frappante. En même temps, les inégalités se sont considérablement accrues aux États-Unis. J’utilise les travaux de Thomas Piketty et d’Emmanuel Saez [1], qui ont magnifiquement démontré un accroissement des inégalités aux États-Unis, en montrant que, au regard des inégalités actuelles, nous en sommes à peu près au même stade qu’à l’époque du Gilded Age [2]. Il y a là une curiosité intellectuelle pour les sociologues américains, car nous avons tendance à associer l’accroissement des inégalités à la refermeture de la société sur elle-même. Les riches, les élites, contrôlent les ressources, et commencent à exclure les autres de ces ressources et à les accaparer. Ils construisent des « barrières » autour des ressources sociales. Et pourtant il nous serait difficile de dire aujourd’hui que les élites ont construit des barrières autour des ressources. Si nous envisageons la question sous l’angle de la race, par exemple, nous constatons que les élites et leurs institutions sont beaucoup plus ouvertes qu’elles ne l’étaient, et ce d’une manière radicale. La question devient alors la suivante : pouvons-nous avoir des institutions sociales plus ouvertes en même temps qu’un fort accroissement des inégalités ?

Une partie de mon explication tient à la nature de la « nouvelle élite ». Alors que l’ancienne élite avait le sentiment d’avoir un certain nombre de droits, était composée de gens qui voyaient dans leur héritage une explication suffisante de leur position et de leur appartenance à une institution, je caractérise la nouvelle élite comme privilégiée. Ceux qui en font partie masquent la constitution sociale de ces privilèges par des explications individualistes des positions qu’ils occupent. Et, de fait, la diversité croissante d’institutions comme St Paul’s et Columbia confirme cette façon de présenter les choses. La ségrégation résidentielle aux États-Unis est telle que les gens qui viennent à St Paul’s ou à Columbia et qui appartiennent à des familles riches viennent de villes et de régions qui sont totalement homogènes. De plus, l’accès à une institution d’élite est extrêmement difficile même pour les enfants privilégiés (le taux d’acceptation à Columbia est inférieur à 8 % des demandes). Ils sont donc obligés de passer devant un grand nombre de leurs pairs pour entrer dans ces endroits. Quand ils arrivent, ils se retrouvent dans un campus qui est très différent de leur environnement familial. Cela confirme, de manière anecdotique, l’idée selon laquelle cette institution est une méritocratie. C’est donc leur travail acharné, leur sérieux, leurs talents et leurs capacités qui peuvent, à leurs yeux, expliquer comment ils ont pu entrer dans un endroit pareil. Et, par extension, c’est la paresse des autres, leur manque de talent, leur incapacité à saisir certaines occasions qui expliquent leur échec. Ce type de récit n’est possible que dans les cas où les barrières et les frontières ont disparu. Il permet de produire une explication du succès non comme un succès socialement constitué mais comme un succès individuel. Un des paradoxes que j’aborde dans mon livre est que le mouvement des droits civiques des années 1960 a combattu précisément en ce sens : les définitions collectives qui faisaient des groupes des groupes (en termes de races, de genres) ne devaient pas avoir d’influence sur les résultats collectifs. Une lecture du mouvement des droits civiques consiste à considérer que des personnes se sont rassemblées pour affirmer que leur existence en tant que groupe (sur la base de la race) ne devait pas les empêcher d’accéder à certaines ressources ni limiter leurs chances. Et ce principe a été étendu pour aboutir à l’idée que les collectivités quelles qu’elles soient constituent un danger moral. Selon moi, le groupe qui a le plus adopté cette interprétation est l’élite, à bien des égards à son avantage. Une des clés permettant de comprendre comment et pourquoi cette interprétation profite aux élites est l’examen du caractère inégalitaire d’institutions comme St Paul’s. St Paul’s s’enorgueillit du nombre de ses élèves bénéficiaires de bourses (environ 40 %). Très bien, mais le prix des études à St Paul’s est de 45 000 dollars par an par élève. À Columbia, la moitié des étudiants environ bénéficie d’aides, mais le coût des études est de 55 000 dollars par an. Cela signifie que la moitié des étudiants appartient à des familles pouvant verser pour un seul de leurs enfants un montant égal au revenu annuel d’une famille américaine moyenne. Cela signifie que ces familles appartiennent aux deux ou trois pour cent des revenus les plus élevés du pays. Ce sont donc des institutions extrêmement injustes. Mais au lieu d’expliquer leur position par leur avantage social, leur appartenance à la classe supérieure, les membres de ces élites l’expliquent par leur travail acharné et leurs qualités individuelles.

Books & Ideas : Dans quelle mesure la démocratisation de l’accès à la culture, mais aussi du contenu de la culture, a-t-elle contribué à l’émergence de cette nouvelle élite ? Diriez-vous que la nouvelle élite a perdu le souci de la distinction culturelle de l’ancienne élite ?

Shamus Khan  : Je ne suis pas toujours un défenseur de Bourdieu, mais, sur ce point, je le défendrai. En Amérique, la thèse de l’omnivore culturel est très répandue et c’est une thèse que je reprends à mon compte. Elle défend l’idée que les gens de statut élevé ont changé et ont cessé d’être des snobs pour devenir des omnivores, qu’ils ont cessé d’avoir des goûts restreints (par exemple celui de la musique classique) pour avoir des goûts très éclectiques (de la musique classique au hip hop en passant par le rap, le jazz…). Certains ont fait de ce constat la preuve que Bourdieu s’était trompé. Mais c’est faux. Ce constat prouve seulement que les distinctions changent dans le temps et dans l’espace. La nouvelle distinction n’est pas l’exclusion mais l’inclusion, et ce qui distingue cette nouvelle élite, c’est son attitude extrêmement ouverte, démocratique, englobante. C’est une approche qui présente le monde comme un espace de possibilités au sens du monde plat de Thomas Friedman. Ce sont les gens qui en voient l’amplitude qui sont capables de réussir. Qui sont les individus les plus refermés sur eux-mêmes ? Quels sont ceux qui écoutent exclusivement du heavy metal ou de la musique country ? Ce sont les pauvres. Ils ne tirent pas avantage des occasions qui s’offrent à eux. Ceux qui aujourd’hui ont des goûts restreints, ceux qui s’entourent de barrières, ce sont les pauvres, pas les riches. Les riches sont maintenant un groupe de consommateurs ouverts. Et cela, bien sûr, contribue à confirmer l’idée qu’ils sont très ouverts, égalitaires et justes. Cela contribue aussi à montrer qu’ils n’excluent personne, parce qu’eux-mêmes traversent toutes sortes de territoires en saisissant toutes les occasions qui se présentent dans ces différents territoires. Cette dynamique culturelle contribue à entretenir le récit que j’ai mentionné précédemment. Développer cette diversité de goûts exige des ressources mais aussi une sensibilité dont on fait l’acquisition dans les bastions de l’élite – ainsi l’idée selon laquelle on est et on doit être le bienvenu partout, on est capable de porter un jugement sur ce qui est bon dans à peu près n’importe quel contexte, et on a une capacité extraordinaire à ignorer des frontières qui, en général, limitent les autres. Autrement dit, on s’enivre de son propre talent. Cela explique aussi pourquoi on est un omnivore. Mais encore une fois, ce talent tiendrait aux individus eux-mêmes non aux institutions qui facilitent pourtant le fait que l’élite soit à l’aise dans de nombreux contextes, et permettent de penser qu’on peut faire ce qu’on veut. De tels avantages n’apparaissent que dans des institutions qui disposent de moyens pouvant donner accès à un large éventail de ressources et qui entretiennent l’idée selon laquelle leurs membres manifestent des capacités particulières. Si j’étudiais une école située à Harlem, je ne parlerais pas des qualités des élèves mais plutôt des contraintes qui leur sont imposées, des règles. Ces limitations ont un impact considérable sur les élèves chaque jour ; elles affectent l’idée qu’ils se font des possibilités qui s’offrent à eux.

Une inégalité démocratique

Books & Ideas : Dans Privilege [3], vous vous interrogez sur l’ouverture aux minorités ethniques et raciales pratiquée à St. Paul’s, fruit d’un souci de légitimité et de la recherche d’une meilleure image. Comment l’école peut-elle rester la même, poursuivre le même objectif – la production de l’élite de demain – tout en s’ouvrant à la diversité ? Ne faut-il pas voir dans la fin de la pratique de l’exclusion une manière de rendre plus acceptable la perpétuation des privilèges ?

Shamus Khan : Si, exactement. Mais je pense qu’il y a un second aspect. L’entrée à l’université est devenue beaucoup plus compétitive, et un endroit comme St. Paul’s a besoin d’avoir un taux d’acceptation très élevé de ses élèves dans les universités. Les élèves issus des minorités de St. Paul’s sont des candidats extrêmement intéressants pour des universités comme Harvard, Yale, Princeton, Columbia, parce qu’ils ont démontré qu’ils sont capables d’évoluer avec succès dans des espaces réservés aux élites. Une des angoisses de ces universités est de voir leurs étudiants pauvres échouer, avoir des difficultés sociales. Mais si vous êtes capable de réussir à St. Paul’s, qui offre une expérience sociale beaucoup plus éprouvante – il n’y a que 500 élèves, l’école est située à Concord, dans le New Hampshire, une zone rurale, et tout le monde (enseignants et élèves) habite sur le campus – aller à Harvard ou à Columbia… est une expérience relativement facile. Il faut aussi prendre en compte cet élément : St. Paul’s doit maintenir ses liens avec les meilleurs élèves en intégrant des élèves issus des minorités dans ses effectifs.

Books & Ideas  : N’est-il pas simpliste de considérer la diversité et l’égalité comme synonymes ?

Shamus Khan : La diversité est une condition nécessaire de l’égalité, ce n’est pas une condition suffisante. Aux États-Unis, nous avons connu plusieurs périodes de revendications sociales. Il existe une longue histoire des mouvements sociaux aux États-Unis, souvent méconnue. Le Premier Mai fut d’abord une fête américaine. On ne peut pas faire comme si les classes sociales n’avaient jamais existé, et pourtant les classes sociales comme catégorie du discours sont dans une large mesure absentes depuis les années 1950. Au cours de l’immédiat après-guerre, il y a eu une grande mobilité sociale aux États-Unis. L’idée d’une politique de classe comme élément-clé de la politique américaine perd de son sens quand les inégalités sont faibles et quand la mobilité sociale s’accroît. La catégorie de classe cesse d’avoir du sens. Et après cette période, nous n’avons pas connu de réveil de classe. À la place, nous avons eu le mouvement des femmes et le mouvement des droits civiques, qui ont été des moments profonds et nécessaires de l’histoire américaine, mais aussi déterminants pour penser la question de l’égalité.

Une exception américaine ?

Books & Ideas : L’accroissement des inégalités représente un choc après la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale de croyance en une société sans classes. Cette période a-t-elle été une exception dans l’histoire américaine ? Y a-t-il eu retour à la normale ? Ou vivons-nous une concentration inédite du pouvoir au sommet ?

Shamus Khan : C’est précisément l’idée que je défends dans le livre auquel je suis en train de travailler. Il est intitulé « Exceptional. Elite New York and the History of American Inequality ». J’y joue avec l’idée d’exception américaine, une expression formulée par Tocqueville puis reprise par toute une série de chercheurs américains. En 1906, Werner Sombart a écrit Why is there no Socialism in the United States ? Plus récemment, Seymour Martin Lipset, peut-être l’exemple le plus célèbre, a consacré un livre à l’absence de parti socialiste aux Etats-Unis [4]. Le livre de Kim Voss a été un correctif précieux, qui nous a rappelé qu’en réalité, les États-Unis étaient un des pays où l’agitation ouvrière était la plus élevée dans le monde à la fin du XIXe siècle [5]. Dans mon livre, j’adopte une perspective plus large en m’intéressant à différentes époques. Pour moi, ce qui fait l’exception américaine, ce n’est pas l’absence d’une politique de classe, mais la façon dont, à différents moments de l’histoire, les Américains ont été capables de combiner des niveaux relativement élevés d’ouverture sociale et des niveaux relativement élevés d’inégalité. C’est la spécificité de l’Amérique pour moi, particulièrement si l’on considère l’élite new-yorkaise. Tocqueville ne s’est pas trompé quand il est venu aux États-Unis, l’ouverture sociale qui existait en Amérique était extraordinaire, mais Tocqueville avait tort quand il pensait que nous étions définis par une égalité fondatrice, alors qu’en réalité la société américaine était une société extrêmement injuste. À certaines périodes de l’histoire des États-Unis, vous pouvez constater le phénomène que je décris aujourd’hui : des institutions sociales relativement ouvertes et en même temps un accroissement du degré général d’inégalité.

Je traite de l’idée d’exception d’une seconde manière. Selon moi, la vision du rêve américain est une vision construite à partir d’un moment réellement exceptionnel de l’histoire américaine, qui est l’après-guerre, une période allant de 1947 à 1968, ou à 1971 si on veut être généreux. C’est en quelque sorte le paroxysme de la puissance américaine, le moment vers lequel notre histoire longue de 300 ans devait nous conduire, un moment caractérisé par un faible degré d’inégalité et une forte mobilité. En comparaison avec d’autres périodes de notre histoire, l’après-guerre ne constitue qu’une petite exception dans une histoire marquée par un degré inquiétant d’inégalité et de nombreuses luttes contre les inégalités. D’une certaine manière, je lis la situation actuelle comme un retour à la normale – l’Amérique est un pays profondément injuste.

Books & Ideas : Comment caractériseriez-vous l’élite américaine par opposition à l’élite européenne, en termes de formation et de perpétuation des privilèges (en particulier le rôle de la fiscalité), mais aussi en termes d’idéologie ?

Shamus Khan : Le taux d’imposition n’a pas toujours été bas en Amérique. Dans les années 1960, nous avons eu un niveau d’imposition réellement élevé. Le taux marginal d’imposition sur les tranches de revenus les plus élevées était de 91%, ce qui est sidérant. Néanmoins, pour le discours dominant aux États-Unis, une lourde fiscalité est insoutenable. Au temps du Gilded Age, ces niveaux d’imposition n’existaient pas, ce qui rendait possible une très grande inégalité. Aujourd’hui, il y a un lien direct entre le déclin de l’imposition et l’accroissement des inégalités.

Je crois aussi que l’attachement à une manière de voir l’économie fondée sur les modèles évolutionnistes est un facteur extrêmement important et éclaire les 150 dernières années de la vie sociale aux États-Unis. En tant que penseur politique, Spencer n’eut jamais autant de succès que parmi les représentants de l’élite du Gilded Age. Rockefeller et Carnegie croyaient profondément aux idées de Spencer, davantage que les Britanniques. Ce qui était souvent considéré comme une économie du laisser-faire était en fait la mise en œuvre d’une vision de l’économie comme « survie des plus aptes ». L’exigence de création de richesses comme élément central du bien social a fini par devenir indissociable d’un récit progressiste reprenant certains éléments plus anciens de la vie en Amérique, par exemple l’image des États-Unis comme un phare sur la montagne, un phare pour l’Europe. Ce mélange d’imagerie religieuse et d’idéologie évolutionniste a profondément marqué la sensibilité américaine et le tissu social de l’Amérique, nos mœurs culturelles.

Il est intéressant de noter que Carnegie, qui était un disciple convaincu de Spencer, croyait aussi à la nécessité morale de distribuer tout son argent. Les membres de l’élite croyaient qu’ils étaient les plus aptes et que l’argent devait donc se trouver entre leurs mains, et ils croyaient qu’ils étaient aussi les plus aptes à employer cet argent pour le mieux, c’est-à-dire mieux que l’État. Cette idée est plus vivante que jamais aux États-Unis aujourd’hui, et tout le monde trouve cela très bien, en particulier des personnalités comme Bill Gates et Warren Buffet, qui ont appelé les milliardaires à distribuer au moins la moitié de leurs fortunes. Les impôts pourraient être une autre manière pour les milliardaires de renoncer à la moitié de leur fortune. Cela ne serait pas volontaire, et cela ne contribuerait pas à attaquer la conviction selon laquelle l’intervention de l’État est toujours mauvaise, et cela ne correspond pas à une sensibilité établie dans la culture américaine.

L’inclusion : un récit puissant

Books & Ideas  : L’opposition entre New York et le reste du pays réside dans une large mesure dans le rôle de sa bourgeoisie, comme l’a montré l’historien Sven Beckert à propos de New York au XIXe siècle [6]. En termes de richesse et de puissance, New York est un cas à part : c’est toujours le centre du commerce mondial et de la finance, mais c’est aussi une ville unique du point de vue de la culture et de l’art. Les représentants de l’élite économique (les Rockfeller, les Morgan, Bloomberg, etc.) ont joué un rôle unique dans le gouvernement de la ville. Paradoxalement, ceci a eu lieu dans une ville qui est aussi la plus diverse par son passé et sa composition ethnique. Les élites new-yorkaises constituent-elles encore une exception par rapport au reste du pays ?

Shamus Khan : Du point de vue de la méthodologie, lorsque vous choisissez d’étudier les élites, vous ne choisissez pas d’étudier un espace représentatif. La représentativité n’est pas une qualité souhaitable dans la connaissance des élites. En fait, ce qu’on veut, c’est qu’elles ne soient pas représentatives. On s’intéresse à une fraction minuscule de la population. Mais New York concentre une grande partie des processus auxquels je m’intéresse, le tout sur un espace très resserré. L’unité de recensement la plus riche du pays se trouve à New York – c’est un secteur dans lequel la famille moyenne a un revenu supérieur à 180 000 dollars. L’unité la plus pauvre est aussi à New York : le revenu moyen d’une famille y est inférieur à 10 000 dollars par an. Ce sont des cas extrêmes de pauvreté et de richesse. Ces gens habitent dans la même ville, ont souvent la même idée des services que doit fournir la ville ; ils vivent dans des mondes incroyablement séparés mais aussi incroyablement proches l’un de l’autre.

La formation de la bourgeoisie américaine s’est faite dans un contexte où, d’une part, des hommes neufs (les Carnegie, Rockfeller…) gagnaient une quantité d’argent exceptionnelle, et où, d’autre part, des masses d’immigrés commençaient à arriver à Manhattan et à Brooklyn par Ellis Island. C’étaient des gens souvent perçus comme très étrangers et très dangereux – des Italiens, des Polonais, des Juifs… Ils ont provoqué une fuite de l’élite de New York qui a abandonné Lower Manhattan. C’est à ce moment-là que se sont formés des quartiers comme l’Upper East Side, et où s’est produite une consolidation évidente de ce groupe comme classe sociale, ce que montre très bien Beckert. Ce groupe commence alors à créer des institutions culturelles, comme l’opéra, les théâtres, les établissements d’enseignement, les pensionnats, les écoles de la Ivy League, pour se consolider. Je suis entièrement d’accord avec Beckert : New York devient l’endroit où se forme la classe supérieure du pays, où s’opère la consolidation de classe de la bourgeoisie pendant le Gilded Age. Mais il y a une chose dont on a moins parlé : d’où venait l’argent des riches ? Dans leur article publié en 2003 dans le Quarterly Journal of Economics, Piketty et Saez examinent la nature des revenus des 10 % de personnes les plus riches, décomposés en petits pourcentages. Ce qui est fascinant, c’est qu’en 1918, les 10 à 5 % des plus élevés des revenus sont issus du travail, très peu du capital. Mais la majorité du 0,1% supérieur, au contraire, a des revenus (et une fortune) issus du capital. C’est une histoire à la Karl Marx, une histoire dans laquelle, à la fin du Gilded Age, c’était la possession de biens durables – en général une usine – qui expliquait le statut de l’élite. Selon moi, cela crée une sensibilité culturelle – on est ancré dans des positions sociales avec d’autres personnes qui travaillent dans ces espaces, on fait partie d’un groupe, d’une classe.

Aujourd’hui, les plus riches parmi les riches ont encore plus de chances de détenir du capital, mais ils ont beaucoup plus de chances que leurs aînés du Gilded Age d’avoir des revenus d’origines diverses, en particulier de l’emploi. Cela crée parmi les membres de l’élite le sentiment qu’ils ne sont pas si différents des autres – ils touchent un salaire, même si le leur est beaucoup plus élevé que celui des autres. Cela ressemble beaucoup plus à une histoire à la Max Weber. Les riches ne se définissent plus par le fait qu’ils possèdent des biens mais par le contrôle qu’ils exercent sur leur argent à la banque. Les membres de l’élite du Gilded Age savaient qu’ils occupaient une position structurellement différente de celle de la plupart des autres individus dans l’économie. Cela créait des conditions dans lesquelles les membres de l’élite avaient le sentiment de constituer un groupe ou une classe. Aujourd’hui, il y a presque une absence de classe de l’élite – les membres de l’élite appartiennent à un groupe qui est le même que celui auquel appartiennent les autres Américains. La seule différence, c’est que leurs talents, leurs capacités, leur savoir-faire ont beaucoup plus de valeur que ceux de la plupart d’entre nous. Je ne veux pas dire ici qu’il y a un déclin des actions collectives au sein de l’élite, que les gens n’ont pas des intérêts communs qu’ils mettent en avant. Ce que je dis, c’est que cette sensibilité culturelle a des conséquences majeures sur leur manière de se considérer eux-mêmes et de voir les autres – qui influent sur leur manière de voir et de réagir aux inégalités sociales. Ils ne se considèrent pas eux-mêmes comme membres d’une classe. Au XIXe siècle, quand l’élite new-yorkaise quitta Lower Manhattan pour Upper Manhattan, elle emporta son armurerie avec elle, un lieu où elle pouvait entraîner un régiment pour se défendre en cas de guerre entre les classes. Les élites contemporaines ont, elles, des zones résidentielles fermées, des gardiens surveillant leurs immeubles… Mais ces modes de protection ne font pas partie d’un dispositif de lutte de classes, il s’agit d’autre chose, c’est un dispositif inscrit dans leur position de classe. Ma thèse, c’est que ces gens forment une classe, même s’ils ne se considèrent pas comme faisant partie d’une classe.

L’exclusionisme qui apparut au moment du Gilded Age fut mobilisé pour justifier des niveaux élevés d’inégalité. L’éthique évolutionniste constitua un des explications-clés de ces inégalités. Aujourd’hui, au contraire, c’est l’inclusionisme qui sert à justifier des niveaux d’inégalité réellement élevés. Beaucoup des milliardaires contemporains sont en accord avec le sentiment du reste de la population et utilisent ce sentiment pour exercer un pouvoir, pour créer de la richesse par des moyens qui leur permettent de s’enrichir. Et ils le font en ayant recours à la rhétorique de l’inclusion, de la diversité, du mérite et du savoir-faire. À certains égards, j’en veux davantage aux nouvelles élites qu’aux élites anciennes parce qu’elles nous ont tous trompés. Elles se sont emparées de catégories culturelles libératrices et les ont mises au service d’objectifs individualistes visant à produire de l’exclusion. C’est pourquoi cette élite me semble très dangereuse, par comparaison avec celle qui ne cachait pas son jeu quand elle excluait les autres.

Aller plus loin

  • Une présentation du livre de Shamus Kahn sur le site de Princeton University Press : Privilege : The Making of an Adolescent Elite at St Paul’s School, Princeton University Press, 2010 :

Pour télécharger l’introduction : http://princeton.edu/chapters/i9294.pdf

La traduction française : http://agone.org/lordredeschoses/lanouvelleecoledeselites

  • Voir aussi le site de Shamus Khan, et le blog auquel il contribue avec d’autres sociologues américains.

titre documents joints

Notes

[1Thomas Piketty, Emmanuel Saez “Income Inequality in the United States, 1913-1998”, Quarterly Journal of Economics, 118 (1), 2003, 1-39

[2Gilded Age : période de profonde transformation économique et de creusement des inégalités, qui eut lieu aux Etats-Unis durant la phase de reconstruction qui suivit la guerre de Sécession, NDLR.

[3Privilege : The Making of an Adolescent Elite at St. Paul’s School, Princeton University Press, 2010.

[4Seymour Martin Lipset, American Exceptionalism : A Double-Edged Sword, New York, W.W. Norton, 1996.

[5Kim Voss, The Making of American Exceptionalism : The Knights of Labor and Class Formation in the Nineteenth Century, Cornell University Press, 1993.

[6Sven Beckert, The Monied Metropolis : New York City and the Consolidation of the American Bourgeoisie, 1850-1896, Cambridge : Cambridge University Press, 2001





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