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Dossier : L’histoire des régimes inégalitaires

L’éducation dans « Capital et Idéologie »


par Clémence Cardon-Quint , le 6 novembre 2020


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Les partis de travailleurs sont désormais devenus des partis de diplômés et l’essentiel des dépenses éducatives bénéficie aux filières les plus sélectives. Après avoir été un facteur d’égalisation, l’école est désormais un accélérateur des inégalités.

Les sociétés sociales-démocrates [1] sont toutes confrontées, à des degrés divers, à l’accroissement des inégalités. Pour inverser cette tendance, elles doivent aujourd’hui, nous dit Thomas Piketty, « repenser la propriété juste, l’éducation juste, la frontière juste » (p. 58). L’analyse des inégalités d’éducation et de leurs relations avec les inégalités de revenu et de patrimoine occupe ainsi une place centrale dans l’ouvrage, en particulier dans les chapitres consacrés à l’évolution de ces sociétés depuis un siècle.

Dans le tissage opéré entre réalités économiques et constructions idéologiques, caractéristique de cette vaste fresque, le système éducatif intervient à deux niveaux : pour ses effets objectivables sur la croissance et les revenus individuels, et comme pivot d’une idéologie méritocratique qui tend à légitimer les écarts de richesse. L’éducation, créatrice de richesse, sert aussi de soubassement idéologique aux inégalités : l’apport de l’ouvrage sur les phénomènes éducatifs réside moins dans la description de ces deux aspects de l’éducation, que dans la façon dont l’auteur propose de les mettre en relation. En traduisant en termes économiques les inégalités éducatives – la ventilation des dépenses d’éducation –, en décrivant le « renversement du clivage éducatif » à l’œuvre dans le champ politique – autrement dit la transformation des « partis des travailleurs » en « partis des diplômés » -, Thomas Piketty vient bousculer les récits dominants sur l’histoire récente des systèmes éducatifs occidentaux.

L’éducation : moteur de la croissance et alibi de l’idéologie méritocratique

Dans la filiation des travaux d’économie de l’éducation, Thomas Piketty accorde toute sa place à l’éducation comme investissement qui contribue à l’enrichissement des sociétés et des individus. Investissement collectif, la massification de l’enseignement secondaire a coïncidé, au cours des « Trente Glorieuses », avec une phase de croissance sans équivalent sur le plan historique. Mais le marché des qualifications et la rareté relative des diplômes conditionnent aussi l’ampleur des inégalités salariales : le coup d’arrêt porté à l’expansion de l’enseignement supérieur aux États-Unis, pourtant pionnier sur ce front, expliquerait, selon la thèse développée par Goldin et Katz, l’envolée des écarts de salaire [2].

Comment expliquer alors la situation des pays européens, dans lesquels la massification de l’enseignement supérieur est intervenue bien plus récemment, ne s’accélérant, en France, qu’à la fin des années 1980 ? Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas eu les effets escomptés, ni sur la croissance durablement molle, ni sur les inégalités économiques qui se sont creusées depuis quarante ans comme le démontre l’auteur. Dès les années 2000, cette nouvelle phase de massification a d’ailleurs fait l’objet de controverses quant aux effets économiques et sociaux de cette « inflation scolaire » [3] . Les espoirs placés par la stratégie de Lisbonne, en 2000, dans les vertus d’une « économie de la connaissance » étaient-ils infondés ?
Thomas Piketty rouvre le débat en déplaçant la question. Selon lui, le bon indicateur n’est pas celui de la quantité de diplômes délivrés mais celui du niveau et de la répartition de l’investissement éducatif. L’erreur historique des sociétés européennes, et de la France en particulier, n’est pas d’avoir massifié l’enseignement supérieur, mais d’avoir opéré cette transformation sans consentir à un accroissement de la dépense publique d’éducation comparable à celui qui avait accompagné les précédentes phases de massification. Cette stabilisation paradoxale du poids des dépenses publiques d’éducation en pourcentage du PIB avait déjà été mise en lumière dans une série de travaux réalisés dans les années 1990 et 2000 [4]. Certains pays, comme le Royaume-Uni, ont opté pour une élévation significative des frais d’inscription dans l’enseignement supérieur ; d’autres, comme la France, se sont accommodés d’un faible niveau de dépense par étudiant, voire de sa diminution mécanique en période de croissance des effectifs (entre 2010 et 2015). Enfin, la massification n’a pas fait disparaître la stratification des filières d’enseignement, que reflètent les écarts de dépense annuelle par étudiant, annonciateurs de futures inégalités statutaires et salariales (p. 879).

En contrepoint de ces analyses, qui font la part belle aux effets concrets, individuels et collectifs, de l’éducation, il pointe la place du système de formation dans la légitimation idéologique des inégalités actuelles : en effet, de manière croissante depuis le début du XXe siècle, la détention de certains diplômes a conditionné l’accès aux positions sociales dominantes. L’existence et l’ampleur des inégalités économiques se trouvent ainsi « justifiées » par les inégalités de performance scolaire : la méritocratie serait le ciment idéologique des inégalités contemporaines. Thomas Piketty reprend ici les éléments d’une critique de l’idéologie méritocratique familière aux sociologues. Il invoque pour cela la fascinante dystopie publiée par Michael Young en 1958, The Rise of the Meritocracy 1870-2033 [5]. Un système parfaitement méritocratique comme celui envisagé par Michael Young, c’est-à-dire qui parviendrait à neutraliser les effets de l’origine sociale sur les performances scolaires, en repérant, dès leur plus jeune âge, les enfants les plus « aptes », aboutirait, en raison de l’inégale distribution des aptitudes intellectuelles, à une société encore plus rigoureusement inégalitaire : à aptitudes inégales correspondraient des investissements éducatifs plus ou moins élevés, se traduisant à leur tour par des positions sociales d’autant plus inégales, que cette inégalité serait désormais fondée sur le seul mérite.

Est-ce là la situation que dénonce Thomas Piketty ? À certains égards, oui : en quantifiant l’ampleur des inégalités d’investissement éducatif (p. 327, 880, 1161), en montrant le rôle joué par l’idéologie du mérite dans l’acceptation résignée du creusement des inégalités de revenu et de patrimoine, il montre à quel point les sociétés « sociales-démocrates » d’aujourd’hui se rapprochent du cauchemar de Michaël Young. Mais il note aussi que les systèmes éducatifs, et singulièrement en France, s’en éloignent sur un aspect essentiel : loin de parvenir à neutraliser les effets de l’origine sociale sur les performances scolaires, le fonctionnement des systèmes éducatifs tend à les accroître au fur et à mesure de la scolarité. Là encore, la répartition des dépenses d’éducation apparaît ici à la fois comme une cause et un révélateur. Il cite en exemple, pour la France, la politique des zones d’éducation prioritaire : si l’on examine, non seulement le nombre de professeurs et de ressources alloués aux établissements d’éducation prioritaire, mais aussi la masse salariale correspondante – reflet de leur niveau de qualification et de leur expérience – alors il est clair que l’école française continue de privilégier, dans la répartition des moyens, les élèves de milieu favorisé (p. 881, Botton-Miletto 2018). En somme, les sociétés seraient travaillées par les excès de l’idéologie méritocratique, quand leur école pâtirait de ne pas même être à la hauteur de cet idéal.

Le « renversement du clivage éducatif » : une charnière et un révélateur

L’aspect le plus intéressant de la démonstration réside dans la relation que Thomas Piketty esquisse entre ces deux versants d’une même réalité : les sociétés qui se sont pourtant enrichies et « égalisées » grâce à la diffusion de l’éducation, s’accommodent, depuis plusieurs décennies, d’importantes inégalités éducatives, qui perpétuent et creusent les inégalités économiques. Cette situation découlerait, selon lui, du « renversement du clivage éducatif » - la « transformation du parti des travailleurs en parti des diplômés » - précisément analysé pour la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, mais observé, au total, dans une dizaine de pays occidentaux [6].

Soyons clairs : Thomas Piketty consacre beaucoup plus de pages à décrire ce « renversement du clivage éducatif » (p. 865-881), qu’à expliquer en quoi celui-ci permettrait d’éclairer, non seulement la tolérance aux inégalités économiques découlant des inégalités de réussite scolaire, mais aussi la très grande insuffisance des moyens consacrés aux « perdants » de cette compétition. Pour autant, l’idée d’un lien entre le renversement du clivage éducatif et l’ampleur des inégalités éducatives est nettement formulée (p. 877 et 888). Cette hypothèse de travail, aussi brièvement esquissée soit-elle, mérite que nous en explicitions les implications.

Concrètement, Thomas Piketty propose ici de décrypter les failles des politiques éducatives menées en France depuis près de quarante ans à la lumière des intérêts objectifs des groupes sociaux, visés par les différents partis dans la compétition électorale. Les partis de gauche, traditionnellement porteurs d’une ambition égalitaire, auraient progressivement privilégié les intérêts des gagnants de la compétition scolaire, provoquant le basculement électoral à droite ou l’abstention des « travailleurs ». La place prise, au sein des partis de gauche, par les gagnants de la compétition scolaire, serait au cœur de ce basculement (p. 877 voir aussi Bovens et Wille 2017). La critique sociologique des effets de l’idéologie méritocratique se voit ici approfondie et renouvelée par une lecture historique, qui montre par quel canal le succès de cette idéologie a pu jouer en défaveur des classes populaires, privées de leurs défenseurs naturels « promus » par la voie scolaire. Thomas Piketty renoue ici avec l’intuition des mouvements ouvriers de la fin du XIXe siècle, hostiles à l’idée d’une promotion par l’école qui viderait les classes populaires de leurs élites. Ce thème était aussi au cœur de la dystopie de Michaël Young. Mais aujourd’hui, il prend à contrepied les récits qui structurent notre compréhension des évolutions récentes du système éducatif.

En effet, la recherche française sur les systèmes éducatifs ménage d’ordinaire assez peu de place à l’économie politique de l’éducation telle que l’envisage Thomas Piketty. Le combat pour « l’école unique », dans l’entre-deux-guerres, a bien fait l’objet d’une lecture politique [7] ; la proximité qui a longtemps régné entre le Parti Socialiste et les enseignants est de mieux en mieux documentée [8] ; enfin, certains ont pointé le rôle du « néo-libéralisme » dans les évolutions récentes du système éducatif [9]. Pour autant, l’idée qui domine aujourd’hui est que la thématique de « l’égalité des chances » fait consensus dans tous les partis, et que tous les gouvernements ont cherché, avec des stratégies différentes, les moyens d’améliorer les trajectoires scolaires des élèves de familles populaires [10]. L’incapacité de l’école française à tenir ses promesses sur ce terrain n’est donc, dans ce cadre, jamais expliquée par l’inadéquate prise en compte des intérêts et des besoins des populations qui ne bénéficient que de la plus faible dépense d’éducation. On invoque, d’ordinaire, de tout autres mécanismes :

  pédagogique : l’école souffre de n’avoir pas su engager la réforme de ses méthodes [11] ;
  managérial : les problèmes de l’école ne seraient que la traduction, dans le système scolaire, des défaillances de l’action publique, et les problèmes viendraient d’un défaut dans le pilotage du système (France Stratégie, 2017) ;
  sociologique : les difficultés résulteraient de la ségrégation sociale à l’œuvre dans l’école, au alors que la mixité serait bénéfique aux plus fragiles scolairement [12].

Hors de France, plusieurs chercheurs se sont intéressés aux liens entre inégalités socio-économiques et inégalités éducatives, et au rôle joué, à cet égard, par le jeu politique et les choix gouvernementaux [13]. Mais ces travaux tendent, dans l’ensemble, à relativiser, pour la période récente, le poids des effets partisans sur le financement des politiques éducatives touchant à la scolarité obligatoire [14]. Il manque, à ce stade, d’éléments empiriques pour dire si et comment le « renversement du clivage éducatif » peut éclairer, et être éclairé par la fabrique des politiques éducatives et la ventilation des dépenses d’éducation depuis quarante ans. Cette hypothèse pourrait ouvrir la voie à de nouvelles recherches permettant de réinscrire l’histoire récente de l’école dans une histoire politique, économique et sociale, qui tienne compte des transformations à l’œuvre dans les sociétés occidentales depuis la fin des années 1970.

De l’analyse du passé aux pistes de réformes

L’analyse des trajectoires passées sert, tout au long de l’ouvrage, et en particulier dans le dernier chapitre, à proposer des façons alternatives de fixer et de répartir les dépenses d’éducation entre groupes sociaux et filières de formation. Il importe donc, à cet égard, d’examiner si l’état des connaissances sur l’histoire du système éducatif confirme la lecture proposée par Thomas Piketty, et donne crédit à son approche. Sur ce point, trois aspects négligés par l’auteur peuvent conduire à des conclusions, et donc à des propositions, sinon divergentes, du moins complémentaires.

La « réallocation » des dépenses d’éducation : une perspective illusoire ?

Il s’agit en premier lieu de la question récurrente du niveau et de la distribution des dépenses d’éducation. Thomas Piketty défend à diverses reprises l’idée d’une augmentation globale des investissements éducatifs publics au sein du PIB, financée par une hausse des prélèvements obligatoires. La croissance molle, le verrou de l’ordre budgétaire, l’incapacité à lever de nouvelles ressources fiscales, ont, depuis les années 1980, réduit la marge de manœuvre des États et la capacité des gouvernements à atteindre leurs objectifs (p. 631). Le pari de Thomas Piketty est précisément de plaider pour une nouvelle justice fiscale qui rendrait politiquement acceptable une nouvelle hausse de la fiscalité.

Indépendamment d’une variation dans le niveau global des dépenses, il s’interroge aussi sur une possible redistribution des dépenses d’éducation, en faveur, notamment, des plus démunis, et questionne les raisons pour lesquelles la gauche, lorsqu’elle était au pouvoir, n’a pas su réduire des écarts aussi manifestes. On connaît bien mieux l’histoire de la gestion des finances publiques à l’échelle du ministère de l’Économie et des Finances que la façon dont s’articulent, concrètement, politique budgétaire et arbitrages sectoriels [15]. Des travaux en cours sur la fabrique du budget de l’Éducation nationale nous conduisent cependant à souligner l’ampleur des obstacles auxquels se sont heurtées toutes les tentatives de réallocation des dépenses, qu’elles soient menées au nom de la « rénovation pédagogique » (Alain Peyrefitte), du « plein emploi des moyens » (Christian Beullac), ou de la justice sociale. Ces tentatives ont buté - à gauche, comme à droite – sur la rigidité d’un système complexe, massif et dont toutes les parties sont étroitement dépendantes. Elles se sont, en particulier, heurtées aux modes d’organisation et de gestion du corps enseignant, au cœur du problème des ZEP. L’évolution des dépenses par étudiant et par élève traduit bien, dans certaines phases, des efforts de rééquilibrage – par exemple entre le montant des dépenses par élève dans le premier degré et au lycée, ou encore entre universités et classes préparatoires – mais ces rééquilibrages se sont opérés dans les marges étroites laissées par la baisse des effectifs, ou par l’allocation de moyens nouveaux, elle-même conditionnée par la croissance du PIB.

La rigidité dans l’emploi des moyens, liée au poids des dépenses de personnel, a en retour alimenté la méfiance, palpable dans les archives, à l’égard d’une Éducation nationale, jugée incapable de tirer correctement parti des crédits alloués. Le bilan controversé du ministère de Lionel Jospin (1988-1992) – caractérisé par un effort financier significatif – est venu renforcer un réflexe de défiance déjà bien ancré au ministère des Finances. Lui font écho les idées popularisées aux États-Unis par des économistes comme Eric Hanushek, à savoir que l’enjeu, pour l’éducation, ne serait pas de dépenser plus mais de dépenser mieux [16]. Cette représentation a sous-tendu la promotion de pratiques managériales (le New Public Management) à l’Éducation nationale ; elle a aussi longtemps justifié la stagnation des moyens éducatifs (en points de PIB) soulignée plus haut.

Elle commence depuis quelques années à céder la place au constat partagé d’une insuffisance des financements publics, en particulier au niveau de l’enseignement primaire et de l’université (France Stratégie 2016). Ceci ouvre une voie plus aisée à emprunter que celle d’une redistribution des dépenses à niveau constant. Dans cette perspective, la transparence sur les critères et procédures d’allocation des moyens – telle que la défend Thomas Piketty (p. 1165) – mais plus encore l’examen systématique des biais inégalitaires des règles en vigueur, auront, sans aucun doute, un rôle à jouer.

Le mérite à l’école : apogée et déclin

La seconde réserve tient à l’analyse qui est faite de l’idéologie du mérite et de sa place dans le système scolaire et la société. Il est clair que cette idéologie a suscité, au départ, la méfiance des mouvements ouvriers et socialistes, où l’on prônait parfois « le refus de parvenir ». Pour autant, ce serait une erreur de perspective d’y voir avant tout une demande « des classes élevées », pour reprendre la formule d’Émile Boutmy, citée par l’auteur (p. 827). Historiquement, la réforme de l’« école unique » a été portée par le parti radical et derrière lui, par la France des classes moyennes, désireuse de mettre fin au cloisonnement social de l’institution scolaire héritée du XIXe siècle. Les porte-parole des « travailleurs » ne s’y sont ralliés que progressivement [17].

Dans ce contexte, ce que Young a baptisé, a posteriori, de « méritocratie » pourrait être qualifié, plus adéquatement, d’« aptitudocratie ». Dans les projets de réforme scolaire à l’étude dans la première moitié du XXe siècle – et selon des calendriers comparables dans la plupart des pays européens – la question des aptitudes joue un rôle central : l’école juste, dans les représentations de l’époque, est d’abord celle qui assigne un destin scolaire en fonction des aptitudes et non de l’origine sociale. Tout l’enjeu était alors de détecter correctement ces aptitudes et de lever les barrières, entre autres financières, qui faisaient jusque-là obstacle, pour les meilleurs élèves des classes populaires, à une poursuite d’études en lycée puis à l’Université.

Pour des raisons sociologiques, mais aussi pédagogiques, psychologiques et culturelles, l’ambition de détecter précocement les aptitudes, l’appréciation rigoureuse des performances scolaires, l’encyclopédisme des programmes ont perdu, à partir des années 1960, le rôle qu’ils avaient joué, pendant quelques décennies, dans les pratiques de classe comme dans les mécanismes d’orientation. Le passage du collège d’enseignement secondaire de 1963 (avec ses filières supposées adaptées aux différents profils d’élèves) au « collège unique » de 1975 illustre cet effacement. La « promotion de tous » se substitue à « la sélection des meilleurs » [18]. Cette mutation du système éducatif a eu des effets, individuels et collectifs, incontestablement positifs.

Mais elle a conduit aussi à sous-estimer, dans la fabrique des politiques éducatives, en particulier en France, l’hétérogénéité des élèves face aux apprentissages scolaires et l’ampleur du défi que représentait une promotion qui ne se résume pas à la délivrance d’un diplôme, mais reflète une élévation réelle du niveau de formation. L’exemple le mieux documenté est celui de la mise en place du « collège unique » : la suppression des filières a été réalisée, au départ, sans qu’aucune des stratégies initialement envisagées pour faire face à l’hétérogénéité des élèves au collège n’ait été retenue et systématiquement appliquée [19]. L’envolée des mentions décernées au baccalauréat reflète un phénomène de même ordre : à défaut de réussir à hisser tous les élèves au niveau de l’examen, c’est le niveau de l’examen et les critères de notation qui ont été renégociés à la baisse depuis vingt ans.

Le débat nécessaire sur la juste répartition des dépenses d’éducation ne devrait donc pas, nous semble-t-il, être dissocié d’une réflexion sur l’inégalité face aux apprentissages, qui n’est pas seulement le reflet des origines sociales. Dans le système scolaire actuel, la gestion de cette hétérogénéité repose bien trop largement sur les familles et leur capacité à accompagner le travail scolaire de leurs enfants ou à rémunérer ceux qui pourront le faire, pour les conduire au niveau souhaité. Ceci creuse dramatiquement les inégalités entre les groupes socio-économiques, à la fois dans l’école et dans l’accès aux positions sociales auxquelles elle prépare.

Les financements de l’enseignement supérieur : placer les objectifs de formation au cœur du débat

Enfin, dans l’enseignement supérieur, l’objectif d’égalisation économique, ou l’horizon incertain d’une croissance plus forte, ont peu de chances de déboucher sur un nouveau consensus relatif au niveau et à la ventilation des dépenses, s’ils ne sont pas étroitement articulés à la définition d’un projet de formation pour les filières concernées.

Les investissements consentis par la Troisième République, à la fin du XIXe siècle, pour les facultés de lettres et de sciences, jusque-là végétatives, étaient motivés par un projet précis : faire de ces facultés des lieux de production et de transmission des connaissances. Il s’agissait alors d’attirer vers les voies de l’Université et du savoir, grâce aux bourses de licence, ceux qui étaient capables d’en tirer profit ; de former des professeurs spécialisés pour accompagner l’enrichissement et la modernisation des plans d’études dans l’enseignement secondaire. Dégager des moyens financiers pour former cette petite élite du savoir, ce n’était pas orienter délibérément vers les groupes sociaux favorisés les dépenses publiques d’éducation, mais s’assurer que le système de formation répondait correctement à ce qui était alors identifié comme un impératif national [20]. L’effort consenti dans cette période, ou ultérieurement, pour d’autres publics – l’extension du réseau d’écoles primaires supérieures, le financement des filières professionnelles, plus coûteuses que les filières générales – témoigne assez qu’on ne peut faire abstraction, dans l’analyse de la ventilation des dépenses d’éducation, d’une explicitation de ce qui a été compris et identifié, à un moment donné, comme un besoin collectif, auquel l’État devait pourvoir.

Dans l’enseignement supérieur aujourd’hui, les différences de niveau de dépense entre les filières de formation correspondent aussi à des rythmes d’apprentissage, et à des projets de formation distincts : 29 heures de cours et travail personnel, en moyenne, en lettres et sciences humaines pour un étudiant n’exerçant pas d’activité rémunérée ; 55 heures hebdomadaires en CPGE . La diversité des goûts et des profils exclut bien évidemment une harmonisation complète des modèles de formation. Mais les comparaisons européennes sur le temps de travail étudiant laissent penser que le système français se contente d’objectifs trop peu ambitieux pour une partie de son public venu des classes moyennes et populaires. Le problème est certes financier : horaires d’ouverture des bibliothèques, taux d’encadrement, niveau des bourses qui permet, ou non, de limiter l’empiètement du travail alimentaire sur le travail étudiant, tous ces éléments concourent à la situation actuelle. Cependant, la réponse financière ne devrait pas conduire à éluder le débat fondamental sur les objectifs de formation visés par les différentes filières de l’enseignement supérieur, la façon d’y hisser les étudiants, et les raisons pour lesquelles il est dans l’intérêt de tous d’y parvenir.

par Clémence Cardon-Quint, le 6 novembre 2020

Aller plus loin

Séries chronologiques de données statistiques sur le système éducatif.
• Ansell Ben W., From the Ballot to the Blackboard : The Redistributive Political Economy of Education, Cambridge, Cambridge University Press (coll. « Cambridge Studies in Comparative Politics »), 2010.
• Bovens Mark et Wille Anchrit, Diploma democracy : the rise of political meritocracy, Oxford, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Oxford University Press, 2017.
• Busemeyer Marius R., Skills and Inequality : Partisan Politics and the Political Economy of Education Reforms in Western Welfare States, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
• Busemeyer, Marius R., Garritzmann, Julian R. et Neimanns, Erik, A Loud but Noisy Signal  ? Public Opinion and the Politics of Education Reform in Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2020 (à paraître).
• Chapoulie Jean-Michel, L’école d’État conquiert la France  : deux siècles de politique scolaire, Rennes, PUR, 2010, 614 p.
• Charle Christophe et Verger Jacques, Histoire des universités : XIIe-XXIe siècle, Paris, France, PUF, 2012, vii+334 p.
• Duru-Bellat Marie, L’inflation scolaire : les désillusions de la méritocratie, Paris, France, Seuil, 2006, 105 p.
• Ferhat Ismaïl (ed.), Les gauches de gouvernement et l’école : programmes, politiques et controverses du Front populaire à 2012, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, 176 p.
• Ferhat Ismaïl, Socialistes et enseignants : le Parti socialiste et la Fédération de l’Education nationale de 1971 à 1992, Pessac, Presse Universitaire de Bordeaux, 2018, 382 p.
• Garnier Bruno (dir.), Politique et rhétoriques de l’"École juste” avant la Cinquième République, n°159, Revue française de pédagogie, avril-juin 2007.
• Garritzmann Julian L. et Seng Kilian, « Party politics and education spending : challenging some common wisdom », Journal of European Public Policy, 20 avril 2016, vol. 23, no 4, p. 510‑530.
• Goldin Claudia Dale et Katz Lawrence F., The race between education and technology, Cambridge (Mass.), Etats-Unis d’Amérique, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, 2008, vi+488 p.
• Henriot-Van Zanten Agnès, Choisir son école  : stratégies familiales et médiations locales, Paris, PUF (coll. « Le Lien social »), 2009, 283 p.
• Prost Antoine, Du changement dans l’école : les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, France, Seuil (coll. « L’univers historique »), 2013, 385 p.
• Prost Antoine, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, France, Armand Colin, 1968, 524 p.
• Robert André Désiré, L’école en France de 1945 à nos jours, Grenoble, France, Presses universitaires de Grenoble (coll. « Enseignement et réformes »), 2010, 312 p.
• Talbott John E., The politics of educational reform in France, 1918-1940, Princeton, N.J., Etats-Unis d’Amérique, Princeton University Press, 1969, x+283 p.
• Young Michael, The Rise of the meritocracy 1870-2033 : an essay on education and equality, Hardmondsworth, États-Unis d’Amérique, Australie, 1958, 189 p.

Pour citer cet article :

Clémence Cardon-Quint, « L’éducation dans « Capital et Idéologie » », La Vie des idées , 6 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-education-dans-Capital-et-Ideologie

Nota bene :

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Notes

[1L’auteur précise que la notion de « société sociale-démocrate » doit être comprise dans un sens large « pour décrire un ensemble de pratiques politiques et d’institutions visant à apporter un encastrement social au système de propriété privée et de capitalisme » (p. 568). Elle s’applique donc dans l’analyse à un grand nombre de sociétés non communistes européennes et extra-européennes.

[2Claudia Dale Goldin et Lawrence F. Katz, The race between education and technology, Cambridge (Mass.), États-Unis d’Amérique, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, 2008

[3Stéphane Beaud, « 80 % au bac »... et après  ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, France, Éd. la Découverte, 2002 ; Marie Duru-Bellat, L’inflation scolaire : les désillusions de la méritocratie, Paris, France, Seuil, 2006 ; Éric Maurin, La nouvelle question scolaire : les bénéfices de la démocratisation, Paris, Seuil, 2007.

[4Alain Carry, Claude Diebolt, Louis Fontvieille, Clara Núñez et Gabriel Tortella, Éducation et croissance économique  : évolution de longue période et prospective. Une analyse comparée des systèmes éducatifs allemand, espagnol et français, Union Européenne , 1995 ; Alain Carry, « Le compte satellite rétrospectif de l’éducation en France  : 1820-1996 », Économies et sociétés, 1999, vol. 33, no 2 3, p. 7 281 ; Vincent Carpentier, Système éducatif et performances économiques au Royaume-Uni, XIXe et XXe siècles, Paris, France, L’Harmattan, 2001, 295 p. ; Claude Diebolt, « L’évolution de longue période du système éducatif allemand  : XIXe-XXe siècles », Économies et sociétés, mars 1997, n°23, (coll. « Série AF Histoire quantitative de l’économie française »), 370 p.

[5Michael Young, The Rise of the meritocracy 1870-2033 : an essay on education and equality, Hardmondsworth, Etats-Unis d’Amérique, Australie, 1958

[6Allemagne, Australie, Canada, États-Unis, France, Italie, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suisse, Suède. L’auteur relève que le Japon, seul, ne rentre pas dans ce schéma.

[7Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, France, Armand Colin, 1968 ; John E. Talbott, The politics of educational reform in France, 1918-1940, Princeton, N.J., Etats-Unis d’Amérique, Princeton University Press, 1969.

[8Ismaïl Ferhat, Socialistes et enseignants : le Parti socialiste et la Fédération de l’Éducation nationale de 1971 à 1992, Pessac, Presse Universitaire de Bordeaux, 2018 ; Ismaïl Ferhat (ed.), Les gauches de gouvernement et l’école : programmes, politiques et controverses du Front populaire à 2012, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

[9Robert André Désiré, L’école en France de 1945 à nos jours, Grenoble, France, Presses universitaires de Grenoble (coll. « Enseignement et réformes »), 2010

[10Sur la présence de ce thème dans les programmes des partis politiques, Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France  : deux siècles de politique scolaire, PUR, 2010

[11Antoine Prost, Du changement dans l’école : les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, France, Seuil, 2013

[12Voir par exemple Agnès Henriot-Van Zanten, Choisir son école  : stratégies familiales et médiations locales, Paris, Puf, 2009. Pour un panorama des explications sociologiques en vigueur, François Dubet, « Inégalités scolaires  : structures, processus et modèles de justice », Revue européenne des sciences sociales, 2019, vol. 57 2, no 2, p. 111 136.

[13Ben W. Ansell, From the Ballot to the Blackboard : The Redistributive Political Economy of Education, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ; Marius R. Busemeyer, Skills and Inequality : Partisan Politics and the Political Economy of Education Reforms in Western Welfare States, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; Busemeyer, Marius R., Garritzmann, Julian R. et Neimanns, Erik, A Loud but Noisy Signal  ? Public Opinion and the Politics of Education Reform in Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.

[14Ces effets auraient surtout été visibles des années 1950 aux années 1980, au moment où des décisions critiques ont été prises sur la réorganisation et l’allongement de l’enseignement obligatoire. Dans la période la plus récente, l’ampleur, voire l’existence d’effets partisans est plus discutée, Julian L. Garritzmann et Kilian Seng, « Party politics and education spending : challenging some common wisdom », Journal of European Public Policy, 20 avril 2016, vol. 23, no 4, p. 510‑530.

[15Voir les volumes tirés du séminaire sur l’histoire de la gestion des finances publiques. Le Groupe de recherche sur les affaires budgétaires (XIXe-XXe siècles), lancé en 2018, a précisément pour but d’explorer les aspects budgétaires des politiques sectorielles, de la fabrique du budget à l’engagement de la dépense.

[16Eric A Hanushek, « Making America’s Schools Work : This Time Money Is Not the Answer », The Brookings Review, 1994, vol. 12, no 4, p. 10-13.

[17Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France  : deux siècles de politique scolaire, Rennes, PUR, 2010

[18Louis Cros, « La sélection des meilleurs et la promotion de tous », L’éducation nationale, n°20, 28 mai 1959, pp. 1-3.

[19Catherine Dorison et Pierre Kahn, « René Haby et le problème du collège unique : quelles alternatives aux filières ? » dans Patricia Legris et Laurent Gutierrez (eds.), Le collège unique. Éclairages socio-historiques sur la loi du 11 juillet 1975, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 141.

[20Christophe Charle et Jacques Verger, Histoire des universités : XIIe-XXIe siècle, Puf, 2012

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