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Extravagants oiseaux perchés

À propos de : M. Camille, Les gargouilles de Notre-Dame. Médiévalisme et monstres de la modernité, Alma éditeur.


par Laure Bordonaba , le 11 janvier 2012


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Le médiéviste Michael Camille a scruté les monstres de pierre qui, sortis au XIXe siècle de l’imagination de Viollet-le-Duc et Lassus, perchent sur Notre-Dame : symboles d’un Moyen Âge chimérique, ces apocryphes révèlent en creux la modernité qui leur a donné naissance.

Recensé : Michael Camille, Les gargouilles de Notre-Dame. Médiévalisme et monstres de la modernité, traduction française de Myriam Dennehy, Alma éditeur, 2011, 431 p. Nombreuses illustrations. (The Gargoyles of Notre-Dame. Medievalism and the Monsters of Modernity, The Chicago University Press, 2009).

Le titre du dernier ouvrage de Michael Camille, Les gargouilles de Notre-Dame, sacrifie à l’usage : par métonymie, le terme de « gargouilles » a fini par désigner l’ensemble du peuple monstrueux qui hante Notre-Dame, et dont les figures les plus célèbres, les « chimères » postées à la balustrade de la façade ouest de la cathédrale, sont pourtant de simples statues, qui ne viennent habiller aucune tuyauterie. Quoiqu’il consacre des pages éclairantes à la question de l’évacuation des eaux des pluies, dont il montre qu’elle ne saurait se réduire à un pur problème fonctionnel, Camille s’intéresse ici à cet ensemble de figures monstrueuses qui parachèvent et finalement résument l’entreprise de « restauration » de Notre-Dame conduite par Viollet-le-Duc et Lassus entre 1844 et 1864. À travers ces chimères, copies devenues plus vraies que nature, ce n’est pas le Moyen Âge que Camille étudie, mais bien son invention au XIXe siècle, et la manière dont toute une époque affronte ses doutes et sa propre nouveauté en fantasmant un passé dont elle se hante elle-même, et qu’elle se donne à la fois pour ancêtre et pour contrepoint.

Les chimères sont donc de modernes créatures, ce que signale d’emblée leur nette individualisation, par opposition à la conception organique des sculptures médiévales, toujours pensées comme les parties d’une composition plus vaste. Les formes de ces « monstres de la modernité » empruntent, certes, à un répertoire ancien, mais leur sens ne peut être cherché ailleurs que dans l’époque et la ville qui les ont rendues possibles. Elles sont les emblèmes d’une « nouvelle “vieille” cathédrale » que seul pouvait vouloir s’offrir « ce Paris flambant neuf » (p. 33) dont elles observent la naissance, et sont à ce titre, autant que les passages qui ont fasciné Benjamin, révélatrices des paradoxes de la modernité, de son rêve de science porté par l’imagination et de sa quête d’authenticité qui passe par la contrefaçon.

L’invention de Notre-Dame

L’enquête de Camille s’organise autour du pivot que constitue 1864, année d’achèvement du chantier. En amont de cette date, il restitue les vicissitudes des travaux, les débats qui les ont précédés et entourés, la genèse des sculptures, des croquis à la pierre, et donne vie, au passage, aux seconds rôles de cette histoire, habituellement éclipsés par la personnalité de Viollet-le-Duc, qu’il s’agisse de Lassus, de l’ornementiste Pyanet, ou encore de Mérimée, inspecteur des monuments historiques. En aval, il étudie l’immédiate prolifération des représentations des chimères qui, à commencer par les célèbres eaux-fortes de Charles Méryon, les « propulse[nt] […] dans le monde des images » (p. 219), assurant leur « médiévalisation », c’est-à-dire à la fois leur authentification et leur mythification.

Dessins et photographies contribuent ainsi également à la « restauration » de la cathédrale qu’ils magnifient et donnent à voir, perpétuant et infléchissant indéfiniment son sens. Et, inversement, la restauration elle-même, envisagée comme la reproduction d’un modèle introuvable, participe du même processus de duplication : « le démon mélancolique, écrit ainsi Camille, est toujours déjà une copie, jusque dans le plus ancien témoignage que nous ayons de sa genèse » (p. 72). De la restauration aux reproductions, ce sont bien des images qui s’engendrent les unes les autres, qui se substituent à des originaux évanouis, appartenant à un passé que l’on ne peut qu’imaginer. Telle est l’intuition qui, sous sa double trame chronologique et thématique, traverse l’ensemble du livre.

Le corps des fictions

Viollet-le-Duc écrit lui-même dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » (cité p. 209). La restauration comprise comme recherche d’une complétude sans référent historique assignable est par conséquent indissociable de la fiction, à laquelle une raison régulatrice doit s’attacher à « donner un corps » (Viollet-le-Duc, cité p. 59) vraisemblable.

L’entreprise prête ainsi d’emblée le flanc aux critiques, que celle-ci voient dans les ajouts préconisés par Viollet-le-Duc la négation des vides laissés par les destructions, devenus eux-mêmes des faits historiques, ou la grotesque mascarade du rajeunissement d’un « vieillard », qui ravale la cathédrale au rang du bibelot qu’est l’hôtel d’une cocotte, annihilant alors l’autorité qui est condition de sa monumentalité. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le contresens historique et son potentiel destructeur qui sont montrés du doigt.

Pour justifier l’audace de ses ajouts, Viollet-le-Duc se présente comme un « Cuvier de l’architecture » (p. 59), capable de reconstituer le tout à partir du fragment archéologique le plus ténu. Dès lors, la rationalité de la méthode scientifique ne peut se passer de « la confiance de l’architecte dans la puissance de son imagination » (p. 60-61) – et l’on ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de ces lignes, que Camille parle alors autant de Viollet-le-Duc que de lui-même, de sa propre démarche d’historien, qui a bien conscience de l’apparence parfois « abracadabrante » (p. 266) pour le lecteur des interprétations qu’il propose.

Mais Viollet-le-Duc doit également surmonter, outre la réticence historique que suscite son propos, le mépris ou la méfiance qu’inspirent depuis les Lumières l’obscurité et l’irrationalité qu’incarnent les gargouilles. La tâche est moins difficile, en dépit de restes d’attachement à l’harmonie classique, grâce au chemin ouvert par Victor Hugo, dont Notre-Dame de Paris (1831) a rendu possible la popularisation du goût romantique pour le monstrueux, le grotesque et le démoniaque – et de fait incité les pouvoirs publics à lancer le programme de restauration. La nouvelle façade de Notre-Dame apparaît alors comme un hommage de pierre à la « cathédrale de poésie » (Michelet, cité p. 115) élevée par Hugo, qui acquiert le rôle de document de référence. Dans un vertigineux jeu de miroirs, les illustrations des éditions ultérieures du roman – dont certaines sont de Viollet-le-Duc lui-même – intègrent les nouvelles chimères au décor, et donnent la reconstitution fantaisiste de 1864 pour l’état authentique de 1482, entretenant une confusion qui, à la faveur de la rapide dégradation matérielle des sculptures, court jusqu’à aujourd’hui.

Contre l’iconographie

À rebours du médiévalisme réactionnaire qui voit dans le Moyen Âge le foyer d’un renouveau catholique et d’une résistance aux forces dissolvantes de la Révolution, à rebours également d’un rationalisme progressiste tout entier tourné vers les Lumières de l’avenir, l’anti-cléricalisme républicain de Viollet-le-Duc décèle dans l’art gothique l’expression d’aspirations laïques et démocratiques. Alors que l’art roman reste à ses yeux un art clérical, le gothique marque pour lui la sécularisation de l’architecture, l’émancipation de l’artiste et, au delà, de la société. Cela ne doit certes pas masquer la profonde ambivalence politique de Viollet-le-Duc : loin du panache de l’exil hugolien, il doit une bonne partie de sa carrière au Second Empire, et le rêve médiéval de fraternité entre patrons et ouvriers, qu’il partage un temps avec le renouveau gothique anglais de Arts and Crafts, est contredit par l’organisation même du chantier de Notre-Dame, « véritable usine de production du médiéval » (p. 99) où les saisonniers du Limousin se tuent à la tâche.

Cette interprétation laïque du gothique explique en revanche le mépris de Huysmans pour la nouvelle Notre-Dame, profanée par la restauration comme ensuite par les touristes, cadavre sans âme, dont les « extravagants oiseaux perchés sur la flore saxonne des balcons de pierre » (Certains, cité p. 281) sont maintenant désespérément muets. Car, comme le montre Camille, l’originalité de Viollet-le-Duc est justement dans son opposition à l’iconographie, c’est-à-dire à la lecture symbolique, essentiellement religieuse, du fabuleux bestiaire médiéval, qu’il réduit à un pur répertoire de formes. Son programme pour Notre-Dame ne contient volontairement pas de projet symbolique cohérent, et les sculptures deviennent les « modèles sophistiqués de l’art lui-même » (p. 71). Il y a ici encore un point de rencontre implicite entre Viollet-le-Duc et Camille, qui s’élève, au détour d’une phrase, dans son épilogue contre le présupposé de la « transparence illusoire » (p. 327) des édifices qui persiste chez les iconographes contemporains, toujours en quête, sous la pierre, d’un texte originel et univoque. Au contraire, le style de Camille, jusque dans son écriture, se caractérise par la position de thèses fortes, parfois osées, mais également mouvantes, sans cesse corrigées, épousant avec plasticité la variété de sens que son objet peut recevoir.

Monstres de la modernité

Ainsi purgées de leur sens historique, qui leur conférait le pouvoir de conjurer les forces démoniaques, les chimères de Notre-Dame incarnent un « concept de monstruosité radicalement inédit », celui de monstres modernes, « humains, trop humains » (p. 82), que Camille interprète notamment à la lumière de l’inquiétante étrangeté freudienne. Le monstre devient symbole d’une « sombre altérité » (p. 329) qui, par une étonnante ironie, place au coeur de la cité, en son centre physique et symbolique, ce qu’elle confine en réalité dans ses marges.

Cette altérité sans transcendance prend successivement les traits de différentes figures dont Camille examine longuement la généalogie, tant discursive qu’iconographique, dans les hésitations d’une modernité dont il explore la face obscure : le Juif et l’étranger, les « classes dangereuses », l’artiste et le flâneur, le crétin, l’inverti, ou encore la femme, qu’elle soit hystérique, virilisée par une liberté nouvelle, ou prostituée et syphilitique. Une telle énumération suffit à laisser deviner l’influence, sur la réflexion de Camille, des problématiques et des méthodes issues des gender studies, prisme inhabituel dans la littérature parisienne – quoiqu’elle soit hantée, au moins depuis Rétif, sinon depuis Villon, par le fantasme de la marge, tout aussi constitutif de l’identité parisienne que le sont la grandeur et la centralité monumentales.

La modernité des chimères de Viollet-le-Duc donne enfin une clé pour comprendre la fascination américaine pour Notre-Dame. Elle offre à une nation neuve, éprise d’une fonctionnalité sans aspérités, un « Moyen Âge ready made » (p. 331), un fantôme apprivoisé qui peut satisfaire son appétit contradictoire de passé et de nouveauté. Mais la nostalgie américaine qui s’investit dans la vogue d’un gothique ornemental est bien différente du sentiment de perte qui parcourt l’Europe moderne : Gotham n’est pas Paris.

Paris incarné

Le chantier de Notre-Dame est strictement contemporain de la destruction du Paris médiéval. Il s’achève alors que la vogue gothique et démoniaque qui l’avait porté est déjà passée. Les taudis et ruelles noires qui, dans les Mystères de Paris, enserrent encore la cathédrale, laissent place à l’angoissant vide d’un vaste parvis. Notre-Dame, comme « échouée dans la métropole moderne » (p. 212), est aussi déplacée, note Louis Veuillot, que l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde. Elle devient le mausolée d’un Paris disparu, et ses chimères, des emblèmes de cette perte.

La balustrade où sont perchées les chimères se fait belvédère panoramique, qui réalise, dans le simulacre profane d’une vision panoptique, le magistral « Paris à vol d’oiseau » de Victor Hugo. Elle est, d’une part, le balcon de théâtre d’où les monstres, devenus spectateurs ironiques d’une nouvelle « capitale de pacotille » (p. 205), toisent des citadins parqués dans l’anonymat haussmannien comme les animaux en cage du jardin des Plantes. Mais elle est aussi, d’autre part, ce point hors de l’espace d’où l’on peut croire voir ce qui n’est plus.

Les chimères finissent par incarner Paris, un Paris qui se regarde lui-même sans parvenir à déchiffrer sa propre énigme. Énigme de l’ancien, dont le sens perdu est inlassablement réinventé par des chants mélancoliques. Énigme du nouveau, qui surgit sans savoir qui il est, mais qui n’existe qu’habité et comme soutenu par le deuil.

« Hôtes du délabrement »

Les gargouilles de Notre-Dame s’achève sur une méditation foisonnante et ouverte, parfois décousue, qui suggère entre autres comment l’aventure des chimères de Notre-Dame peut éclairer la réflexion contemporaine sur le patrimoine, l’ambiguïté de l’engouement qu’il suscite et les difficultés, non pas tant matérielles que théoriques, que présente sa conservation. On attend du restaurateur qu’il accomplisse une tâche par essence contradictoire, puisqu’on lui enjoint de rendre présent ce qui appartient au passé, de protéger des atteintes du temps ce dont la valeur est signifiée par ces mêmes atteintes. Il lui faudrait en somme conserver une usure, mais cela le condamne à échouer. Comme le disait déjà Victor Hugo, restaurer n’est jamais qu’une autre manière, simplement moins naïve, de détruire. Les dernières restaurations des chimères, en 2000, la rassurante « mièvrerie anthropomorphique » (p. 352), droit sortie de l’univers de Disney, qu’elles ont substituée à la mélancolie nocturne des sculptures de Viollet-le-Duc, ne le démentiront pas. Les monstres sont domptés, et c’est peut-être ce domptage qui constitue le monstrueux d’aujourd’hui.

Pris entre la peur du pastiche et la défiance à l’égard de l’imagination, travaillés par un désir inavoué d’intemporalité qui, de l’histoire, ne prend que le masque, l’ouvrage de Camille permet de comprendre que nous restons en réalité prisonniers d’un débat du XIXe siècle, bien que nous ayons l’illusion de l’avoir dépassé.

par Laure Bordonaba, le 11 janvier 2012

Pour citer cet article :

Laure Bordonaba, « Extravagants oiseaux perchés », La Vie des idées , 11 janvier 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Extravagants-oiseaux-perches

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