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Aragon, monument national


par Corinne Grenouillet , le 16 janvier 2013


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Entre les années 1960 et nos jours, la réception du « dernier Aragon » montre comment on a progressivement cessé de juger l’écrivain, pour le célébrer. La consécration orchestrée par l’auteur lui-même a en effet abouti à une véritable patrimonialisation : Aragon est devenu un classique, dont on redécouvre la densité polyphonique.

On trouvera l’appareil de notes complet dans la version PDF de cet essai

Contrairement au cinéaste Jean-Jacques Zilbermann, je n’ai pas eu « la chance d’avoir des parents communistes » et c’est par le biais d’un tube de Nicolas Peyrac intitulé « Mon père », que j’entendis la première fois, en 1975, le nom d’Aragon. Car Aragon était devenu alors pleinement un nom. J’appris du même coup qu’au « temps » évoqué dans la chanson, « Aragon n’était pas un minet », ce qui supposait qu’il l’était devenu. Partout triomphe aujourd’hui l’image de l’homosexuel flamboyant. Après le décès, en juin 1970, d’Elsa Triolet − la compagne de sa vie −, une cour de « jeunes gens » lui avait en effet rendu « l’air respirable ». Aragon se faisait accompagner de celui qu’il avait élu comme son fils/ami/amant : Jean Ristat. Ristat allait devenir l’exécuteur testamentaire de son œuvre et le gardien parfois sourcilleux de sa mémoire, jouant un rôle essentiel dans la conservation et la transmission de cette dernière.

Contemporain du siècle qui a inventé la photogravure et la presse rotative, la radio et le cinéma, Aragon vieil homme était devenu un personnage médiatique, une vedette. Sa présence sur les ondes et à la télévision s’était accentuée dans les années 1970. Il était apparu couvert d’un masque dans une des émissions filmées par Raoul Sangla, Dits et non-dits, réalisé pour Antenne 2 (1979). Il y cherche souvent des yeux la caméra… comme il cherchait, au témoignage de tous ceux qui l’ont rencontré, son reflet dans les miroirs. Le photographe Pierre Rabeux avait immortalisé les métamorphoses de son visage depuis la mort d’Elsa Triolet en 1970 : cheveux longs ou cheveux courts, vêtu d’un vaste manteau de cuir (sans doute Yves Saint-Laurent), rasé de près ou porteur d’une moustache sévère… Cet Aragon virevoltant et provocant oblitère le souvenir du romancier du Monde réel, du poète de la Résistance, des vers de « circonstances » et du « Fou d’Elsa ».

En octobre 2012, la parution dans la bibliothèque de la Pléiade des derniers romans − ceux, si savants et si modernes, si difficiles aussi, qu’Aragon a publiés dans sa « troisième » carrière − contribue à ressusciter le vieux dandy. Mais au-delà de l’image d’un homme envisagé sous l’angle de la « confusion des genres », les manifestations du trentenaire de sa disparition, infiniment supérieures à celle du vingtième et du dixième anniversaires, confirment l’éclatante patrimonialisation nationale dont jouit désormais, à juste titre, l’écrivain.

Aragon dispose, depuis 2011, d’une placette à son nom sur l’île Saint-Louis. Une plaque commémorative de nom de rue − qui a été longtemps la seule marque de visibilité avant l’entrée dans le régime médiatique −, lui a donc enfin été accordée. Ce fait répare une aberration : quand Montherlant a depuis 1982 une place sur le quai Anatole France, il n’est que justice qu’Aragon ait enfin la sienne devant la maison où il a fait vivre Aurélien dans le roman éponyme – celui qui était son préféré (1944).

Le phénomène de la commémoration qui caractérise notre époque (Pierre Nora l’a mis en évidence dans ses Lieux de mémoire) et la dimension purement commerciale liée à une soudaine focalisation médiatique ne sont pas étrangers à la puissance de l’éclairage jeté sur l’écrivain : Gallimard fait ainsi paraître le même jour le dernier volume de ses œuvres en Pléiade et un essai de Daniel Bougnoux. La biographie sur laquelle travaille Pierre Juquin depuis plus de dix ans a également trouvé une opportunité de publication au moment du trentenaire. L’Humanité, mais aussi Le Monde, font paraître des hors-séries richement illustrés. Les intellectuels et les hommes politiques qui ont connu Aragon (Jean d’Ormesson, Jack Ralite ou Roland Leroy) sont invités à s’exprimer lors du mois de manifestation que le parti communiste français organise autour de son œuvre. Les morts donnent de nouveau de la voix : Pierre Assouline exhume ainsi une lettre que François Nourissier, dont Aragon avait soutenu en vain la candidature au Goncourt en 1968, avait écrite pour célébrer les quatre-vingts ans de l’écrivain. Les chercheurs ne sont pas en reste : des publications en ligne s’interrogent sur les images et l’actualité d’Aragon, ou sur l’étude des manuscrits. Les nécessités de la commémoration obligent chacun à préciser les contours de « son » Aragon ; son œuvre autant que sa vie deviennent matière à projection et interprétation, ce qui semble être un effet de la classicisation de l’écrivain.

L’installation du « grand écrivain » dans les années soixante

Bien qu’il ait prévu, craint – et peut-être au fond de lui souhaité – cette canonisation littéraire, Aragon, de son vivant, se mit à incarner, après la Deuxième Guerre mondiale, le type du « grand écrivain », à qui on rendait encore visite selon un rituel ancestral… Nombreux sont les témoignages de ceux qui se virent assignés, parfois pendant de longues heures, à l’écoute de poèmes ou de fragments de romans qu’il déclamait en marchant de long en large.

La fascination exercée sur ses lecteurs par la variété, la profusion et la qualité de son œuvre, se trouvait renforcée par le magistère intellectuel et moral qu’il exerçait dans le monde culturel de gauche. À la tête des Lettres françaises entre 1953 et 1972, Aragon s’imposa dans le champ littéraire et le champ politique de l’époque. La publication de son roman historique La Semaine sainte en 1958 déclencha une avalanche d’articles de presse, et marqua un tournant ; les plus grandes plumes de l’époque saluèrent le retour d’Aragon à la littérature nationale et condamnèrent du même coup les prétendues errances antérieures de la production partisane. De son côté, l’écrivain ne cessa d’affirmer la continuité de son œuvre, dans de multiples interviews. L’histoire de la fuite de Louis XVIII et sa maison en Belgique au retour de Napoléon durant les Cent jours (La Semaine sainte), a beaucoup de points communs avec la débâcle militaire narrée dans les derniers volumes des Communistes (roman historique lui aussi, publié entre 1949 et 1951) ; pourtant le doute et l’inquiétude taraudent maintenant les personnages, qui ne savent plus quel parti prendre, ni quel homme politique représente le mieux la France : Louis XVIII, que les armées étrangères avaient réinstallé sur le trône, ou Napoléon auquel se rallient peu à peu les plus grands généraux du royaume ? Les militants communistes du roman précédent, qui savaient d’emblée quel choix accomplir car leur « sens de classe » orientait leur perception des événements politiques, ces hommes appartenant à une « autre espèce humaine », avaient disparu du roman de 1958.

L’esthétique romanesque d’Aragon bascule avec ce roman-seuil : la fiction se mêle à l’Histoire et à la mise en récit de sa propre vie ; Aragon se met à parler à la première personne comme il l’avait fait en 1956 dans le poème du Roman inachevé dont sont tirées les huit chansons de Léo Ferré qui l’ont fait connaître au grand public en 1961. Il na va pas tarder à inventer le mentir-vrai, un nouvel art romanesque, trois ans plus tard : dans ses derniers romans, l’instance de l’auteur se diffracte entre plusieurs personnages, le « vertige de la fiction » (N. Limat-Letellier) semble avoir pris acte du fait que la réalité est inaccessible, qu’on ne peut jamais entièrement la connaître, tandis que l’auteur ne cesse de brouiller les cartes, de les battre et les redistribuer, selon une métaphore qu’il affectionne. Pourtant, l’écriture, dans ses contradictions et ses confusions, dans ses mécanismes sophistiqués de déni et d’aveu, cherche toujours à saisir le monde et à le comprendre. Elle est mise au service de l’élucidation et de la connaissance. Jusqu’au bout, Aragon a voulu être un réaliste, non au sens d’une conception de l’écriture remontant au XIXe siècle, mais dans le sens où le roman, comme expérience et hypothèse, est le lieu d’une enquête et d’une interrogation sur le réel.

Tous les livres qu’il fit paraître dans la dernière période de sa vie sont des monuments, et furent salués comme tels. Le Fou d’Elsa en 1963, La Mise à mort en 1965, Blanche ou l’oubli en 1967, Henri Matisse Roman en 1971, jusqu’à Théâtre/Roman (1974), son « dernier roman » selon la bande annonce, furent de véritables événements littéraires, donnant lieu à des dizaines d’articles de presse − la plupart dithyrambiques −, des entretiens, des publications d’extraits. Le Monde consacra régulièrement à Aragon de très longs papiers et lui accorda la possibilité de faire paraître de copieux articles, comme en 1977, celui sur l’exposition de Charles-Louis La Salle, dans lequel l’écrivain revient sur son enfance. Les articles parus dans L’Express, Combat, Les Nouvelles littéraires, Le Figaro – sous des plumes droitières, celle du belge Pol Vandromme, l’ami des hussards, ou de Robert Kanters, critique au Figaro – montrent que la réception de l’œuvre n’est plus cantonnée à la presse communiste. Celle-ci accompagna bien sûr largement chacune des nouvelles publications d’Aragon : aujourd’hui encore, l’écrivain reste profondément l’un des siens, et les militants lui portent une forme d’affection dont aucun écrivain du XXe siècle ne peut se prévaloir. C’est une atmosphère de ferveur qui régnait récemment à l’espace Oscar Niemeyer : les applaudissements enthousiastes à la fin d’un spectacle théâtralement peu convaincant (mêlant les vers du Voyage d’Italie et ceux de la poétesse romantique Marceline Desbordes–Valmore, qu’Aragon admirait) témoignaient d’une communion dans l’écoute religieuse des vers du poète fêté en sa maison (selon le mot de Pierre Laurent, secrétaire général du PCF).

La mise en sourdine des voix discordantes

Peu à peu, les voix discordantes qui ont accompagné la réception des œuvres d’Aragon sont mises en sourdine. Les griefs qui lui furent longtemps faits, ressurgissant ici ou là, dans tel organe de groupuscule gauchiste par exemple, perdent de leur violence au fil du temps . Ces griefs récurrents concernaient quelques points, toujours les mêmes : la célébration par Aragon des réalisations soviétiques et du plan quinquennal de l’URSS dans Hourra l’Oural, en 1934, la violence anti-républicaine de son « Front rouge » (Persécuté persécuteur, 1931) dont le vers « Feu sur les ours savants de la social-démocratie » est souvent cité, son soutien aux théories de Lyssenko (un article dans Europe daté de 1948), sa peinture calomnieuse de Paul Nizan sous les traits d’un journaliste couard, Orfilat, dans la première version des Communistes (1949), son ode au retour en France de Maurice Thorez en 1953 (« Il revient », Les Yeux et la mémoire)… L’autre reproche majeur encore audible dans l’opinion publique – sinon dans la presse, concerne les positions politiques qu’Aragon aurait prendre et qu’il n’a pas prises, les explications qu’il aurait donner sur le stalinisme et qu’il n’a jamais données, l’évolution intellectuelle qu’il aurait susciter à l’intérieur du parti communiste et qu’il a impulsée trop tardivement (au comité central du PCF d’Argenteuil en 1966, ou au moment de la crise tchécoslovaque en 1968). Aragon ne craignait rien tant que parler contre son camp, que donner prise à une critique gauchiste du parti communiste, et de ce fait n’est pas allé très loin dans la critique du stalinisme ; il n’était pas l’homme de la repentance, comme l’a dit maintes fois Bernard Leuilliot (l’éditeur des Communistes en Pléiade) et bien qu’on puisse lire en 1977, à propos de textes datant des années 1936-1937 : « je regarde aujourd’hui ma main droite et je m’étonne qu’un beau jour je ne l’aie pas coupée pour ce qu’elle avait écrit », il faut convenir que les réalités du stalinisme et la souffrance – réelle chez lui comme chez bien d’autres – générée par la faillite de l’utopie communiste ont trouvé matière à expression dans l’écriture littéraire et non dans l’autocritique politique. La métaphore de l’aveuglement parcourt ainsi La Mise à mort, roman dans lequel Aragon revient, mais de façon biaisée et allusive, sur le stalinisme de 1936-1938 et met en scène un personnage nommé Michel, en qui les lecteurs informés ont reconnu le grand journaliste soviétique Koltsov, assassiné en 1940 par Staline, dont il avait été le thuriféraire ; Koltsov y devient un double de l’auteur, comme lui aveuglé, comme lui victime de ses illusions politiques.

Quel désordre, mon Dieu, quel désordre ! Il n’y a pas que moi qui ai perdu mon image. Tout un siècle ne peut plus comparer son âme à ce qu’il voit. Et nous nous comptons par millions, qui sommes les enfants égarés de l’immense divorce.

(La Mise à mort, 1965, Folio, p. 67)

Le bilan politique et personnel que constitue La Mise à mort reste incomplet : que signifie au juste cette perte de l’image, et ce divorce dont Aragon comme des millions d’autres est l’enfant ? L’indicible d’un aveu se retrouve dans une scène d’énucléation empruntée à Shakespeare et commentée dans Théâtre/Roman . C’est de nouveau le drame de ce qui n’a pas été vu qui est mis en scène : « À quoi bon des yeux, pour ne pas voir ! ». Aragon dit ou laisse entendre ses déchirements intimes, mais n’explique jamais clairement ce que les méandres d’une prose magnifique laissent deviner au lecteur perspicace.

Les articles parus dans la presse ces dernières semaines montrent qu’on a cessé de juger Aragon pour le célébrer. La critique, et parfois l’attaque politique, ont cédé la place à l’unanimité de la reconnaissance littéraire. Ce concert de louanges fait presque regretter de ne plus entendre la voix discordante d’un Maurice Nadeau ; elle nous aurait permis d’entendre en écho immédiat la riposte des aragoniens inconditionnels. Elle nous aurait également montré que la polémique pouvait dépasser les règlements de comptes personnels entre les héritiers du poète.

Un grand art nouveau, la recherche

À cette patrimonialisation littéraire, Aragon avait lui-même largement contribué dans les années 1960-1970, en rééditant ses œuvres, mais aussi celles d’Elsa Triolet, en édition de luxe. Les Œuvres romanesques croisées sont ainsi un impressionnant massif de 42 volumes, publiés chez Robert Laffont entre 1964 et 1974. Aragon et Elsa Triolet y « croisent » leurs romans en les (re)publiant en alternance ; la tranche de chaque livre entrelace leurs monogrammes, les lettres E et L dessinées par Matisse. Chaque roman, illustré, est précédé d’une préface où l’un des deux romanciers s’adresse à l’autre et rappelle les conditions d’écriture de son livre. Quant à L’Œuvre poétique, ses quinze volumes, parus au Livre-Club Diderot entre 1974 et 1981, et destinés à la vente par correspondance, réunissent l’intégralité des poèmes d’Aragon (il n’aimait pas le mot recueils), augmentée de nombreux commentaires réalisés par l’écrivain entre 1974 et 1979 . Bien avant l’édition de la Pléiade, de son vivant, Aragon confectionne donc deux écrins éditoriaux pour la conservation et la transmission de son œuvre. Les préfaces et les commentaires qu’il y fait proliférer obligent tout lecteur d’aujourd’hui à passer sa lecture au crible des analyses préalables de l’auteur ; on peut y voir une volonté d’emprise et de contrôle de la réception de ses textes.

La constitution des Œuvres romanesques croisées impose aussi une prise en considération conjointe des deux écrivains, quoiqu’ils n’aient pas la même stature. Aragon n’a eu de cesse de célébrer Elsa, comme la femme aimée, mais aussi comme écrivain, au travers de ce que Maryse Vassevière a justement nommé « l’intertextualité conjugale ». Elsa est ainsi citée et commentée ; Aragon en prescrit la lecture (Elsa Triolet choisie par Aragon, 1960). Pour le magazine féminin Marie-Claire, Aragon et Elsa Triolet posent devant leur maison de campagne, un moulin situé à Saint-Arnoult en Yvelines, aujourd’hui devenu un musée, dont le parc expose des œuvres d’artistes contemporains et qui accueille 20 000 visiteurs par an. Ces photographies semblent avoir été conçues par le couple lui-même en vue de fixer une fois pour toute l’image que la postérité devait garder de leurs traits statufiés.

Le don qu’Aragon fit au CNRS, donc à la nation française « quelle que soit la forme de son gouvernement » le 5 mai 1977, l’année de ses quatre-vingts ans, participe du désir de faire de son œuvre un monument. Aragon ne souhaitait pas que ses manuscrits soient dispersés, ni qu’ils « finissent » à la Bibliothèque nationale – où, ironie du sort, ils sont pourtant conservés désormais. À une époque où les études littéraires tendaient à se constituer en « science du texte », où les études génétiques se développaient à partir des manuscrits d’écrivains, ce don était une invite explicite, un appel aux chercheurs. Certains donnent leur corps à la science. C’est le corps immense de son œuvre, mais aussi tous ses papiers personnels et ceux d’Elsa Triolet, qu’Aragon livrait alors à ce « grand art » qu’est la recherche.

La recherche aragonienne universitaire naquit ainsi du vivant d’Aragon et s’épanouit timidement dans les années 1970 ; elle reçut bien souvent l’appui du « Maître », pour reprendre la formule avec laquelle s’adressaient à lui les chercheurs, érudits ou étudiants qui le contactaient révérencieusement. L’activité universitaire et l’édition de livres de critique littéraire se sont développées après la mort de l’écrivain, notamment dans les années 1990. Des « spécialistes » d’Aragon (si tant est que cette formule ait un sens pour une œuvre si vaste) sont aujourd’hui en poste dans toute l’Université française . Le rôle déterminant de Michel Apel-Muller dans cette institutionnalisation d’Aragon doit être rappelé : intermédiaire auprès d’Aragon pour qu’il lègue ses manuscrits et ceux d’Elsa Triolet au CNRS, il a non seulement fondé le premier groupe de recherche universitaire, mais il a permis que la maison de campagne d’Aragon se transforme en musée et accueille des artistes plasticiens ou des chanteurs.

Autour de cette œuvre, des chercheurs se sont réunis, mais aussi une société d’« amis », avec toute l’énergie, et parfois les dérives, que génère immanquablement la volonté de montrer un écrivain et un homme politique d’envergure – mais non un « dirigeant » contrairement à ce qu’on entend parfois – sous un jour exclusivement positif. Édouard Ruiz, chercheur et érudit qui a participé à l’élaboration de L’Œuvre poétique, a retrouvé il y a quelques années un texte d’Aragon intitulé Les Communistes ont raison (1932-1933) … et il faut reconnaître que certains des aficionados de l’écrivain persistent à penser que tel a toujours été le cas d’Aragon.

Cette patrimonialisation concertée ne signifie donc pas qu’on doive lire et étudier Aragon confits en dévotion, pas plus qu’on doive prendre ses injonctions au pied de la lettre, ou à l’inverse chercher à tout prix les failles et les contradictions de l’homme et l’œuvre. « Commencez par me lire » disait-il. Et, surtout, précisait-il, datez mes écrits : « Je ne crois pas qu’on puisse comprendre quoi que ce soit de moi, si l’on omet de dater mes pensées ou mes écrits » (« La fin du monde réel », postface aux Communistes, 1967). L’écrivain en appelait ainsi à l’historisation et la contextualisation de son œuvre. La monumentale biographie que lui consacre Pierre Juquin, Aragon, un destin français, est de ce point de vue-là une incontestable réussite, et une mine d’informations – même s’il lui manque l’index qui lui aurait permis de devenir un ouvrage de référence.

Aragon ne peut être lu sans comprendre l’Histoire dans laquelle il s’est mû, et surtout dont il a voulu changer le cours, car son œuvre, autant que sa vie tout entière, sont tissés des événements, de la politique, de l’histoire et des idées du XXe siècle.

Aragon en morceaux

Selon son appétence propre, chacun aime une facette d’Aragon et déteste les autres. La statue est si imposante qu’elle n’est souvent vue que par morceaux. Aragon a tant écrit, son œuvre est d’une telle amplitude (temporelle, générique) qu’il est relativement facile de trouver deux textes de lui qui soient contradictoires, non seulement en raison du « démon de la contradiction » qui l’aurait agité dans sa jeunesse, mais parce que la démesure de sa production, les multiples aspects de son génie littéraire suscitent immanquablement des textes qui peuvent être antagonistes. En 2011, la parution des Lettres à André Breton (1918-1931) a remis le surréaliste sous les feux de l’actualité. La doxa critique actuelle, du moins celle issue de la presse littéraire depuis une trentaine d’années, privilégie les derniers romans au détriment des romans du Monde réel, ce grand cycle dans lequel on trouve pourtant les livres les plus lus d’Aragon, ceux qui deviennent des livres de chevet : Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux Quartiers (1936), Aurélien (1944), Les Voyageurs de l’impériale (1947). Jacqueline Piatier se félicitait ainsi, en 1973 : « C’en est fini des fables simples du Monde réel, voire de La Semaine sainte ». Avec Le Fou d’Elsa (poème, 1963), mais surtout La Mise à mort (1965) où il revisite le thème du double qui métaphorise les déchirements de l’écrivain, Blanche ou l’oubli (1967) dont le personnage principal est un linguiste, et Théâtre/Roman (1974) Aragon est devenu, pleinement, un « moderne », voire un « post-moderne ».

À cet Aragon déstructuré, polyphonique, tout de chatoiements obliques et de reflets changeants, nombreux sont ceux qui préfèrent le poète de la Résistance dont la lyre fait résonner le clus trover, l’art médiéval de la contrebande, qui permet de chanter la patrie en même temps qu’Elsa. Ou le surréaliste acidulé à la pointe assassine du Traité du style (1928).

Si les derniers romans ou les textes surréalistes exigent l’appui d’une culture savante et recourent abondamment à l’intertextualité, si la sophistication de cette prose souvent éblouissante (mais allusive et complexe) vise indéniablement le lecteur cultivé, le poète a su toucher des milliers d’auditeurs plus simples, plus « populaires », par le biais des mises en musique de Léo Ferré ou de Jean Ferrat. Les années 1960 constituent, à cet égard, un autre moment fort dans la patrimonialisation de son œuvre. Plus de cent-cinquante poèmes d’Aragon ont été mis en chansons, et par elles, des lecteurs de tous horizons culturels ont pu avoir accès à la poésie d’Aragon. Celle-ci subit alors une double accentuation : politique et amoureuse. Les interprétations des chansonniers sont si personnelles qu’elles font parfois oublier qu’Aragon en est l’auteur ; « Il n’y a pas d’amour heureux » semble ainsi parfaitement intégrée dans l’œuvre de Brassens, qui a d’ailleurs légèrement altéré et dépolitisé le texte initial (tiré de La Diane française, 1944). Nombreux sont les chanteurs, proches ou non du parti communiste, qui ont véritablement popularisé sa poésie : Yves Montand, Colette Magny, Monique Morelli, Isabelle Aubret, Marc Ogeret, Francesca Soleville, Catherine Sauvage, Bernard Lavilliers, Sanseverino récemment… pour ne citer qu’eux. Et l’émotion provoquée par l’écoute de ces chansons est toujours forte, en raison du lyrisme de la poésie aragonienne, de son éloquence, mais aussi d’une forme de sentimentalité qui lui est propre.

De 1934 à 1958, le romancier de la grande fresque sociale, le peintre de la Belle époque ou des Années folles, le dénonciateur des manigances de la grande bourgeoisie, qui vont être à l’origine de la Grande guerre, quoique démodé par certains aspects, a produit une œuvre qui pense l’histoire, saisit le grouillement de la vie, s’empare du détail, dans un style pensé-parlé inimitable. Ouvrons au hasard Les Voyageurs de l’impériale (1947). Une femme bouleversée de jalousie se présente à nous : Paulette vient de comprendre que son mari la trompe, situation ô combien classique du roman bourgeois. Avec quelle finesse Aragon nous fait pénétrer dans l’intimité dépourvue de toute authenticité de ce personnage un peu stupide, un peu vain !

Il y avait entre Paulette et la réalité un immense lot d’anecdotes, tous les romans, les adultères de l’histoire, le monde des idées reçues, les images de moqueries atrocement attachées à la tromperie maritale… elle ne pouvait pas savoir que Pierre lui était étranger, qu’elle ne souffrait pas : alors elle souffrait.

Et voici maintenant le cadre, réaliste, dans lequel s’inscrit l’action :

C’est une nuit très chaude, très lourde, très semblable aux larmes de Paulette. Une nuit où les chauves-souris sous les arbres volaient bas, et peut-être que l’une d’elle venait de s’accrocher dans les cheveux de la voleuse, là-bas, car il y avait eu un petit cri effrayé. Une nuit amère et remâchée, où ne se taisaient pas les insectes.

(Les Voyageurs de l’impériale, 1947, Folio, p. 199)

Ces chauves-souris dans leur « nuit amère et remâchée » constituent le genre de détail par lequel la prose d’Aragon, même coulée dans le moule d’un réalisme à l’ancienne, se distingue de toutes les autres. Dans cette période de sa production, Aragon a donné vie à des centaines de personnages, jeunes bourgeois découvrant le monde ouvrier, requins de la finance, intellectuel en rupture d’avec les siens, mère maquerelle sentimentale, chauffeur de taxi, hobereau de Province. Il a fait entendre la voix intérieure, traversée des discours du temps, d’un ancien combattant mal remis du traumatisme de la Grande Guerre aussi bien que celle, fébrile, d’un député croyant à l’heure où il doit accéder à un portefeuille ministériel. Aragon croyait alors possible de re-créer un monde social, habité de personnages qui semblent de chair et d’os. Il écrivait de ces livres qui, selon Perec, se lisent à plat ventre sur son lit. Cette esthétique allait voler en éclat en même temps que la croyance en l’utopie politique. Aragon ne renoncera pas à utiliser le roman comme moyen de connaissance, mais le mettra au service de l’autofiction, c’est-à-dire de l’élucidation – géniale, mais narcissique – du sens de sa vie.

Ressaisir Aragon en un bloc (F. Nourissier) est une véritable gageure, comme cela le serait de Victor Hugo, auquel on le compare souvent avec justesse. En reprenant les termes par lesquels, en 1952, l’auteur des Communistes célèbre le cent-cinquantenaire de la naissance de celui des Misérables, on pourrait affirmer : « Aragon ce n’est pas l’affaire de quelques-uns dans ce pays, mais de tous ». Et le fait qu’il soit devenu patrimoine commun invite à relire son œuvre et à la réinterpréter… Sa vie, qui a déjà suscité l’écriture de plusieurs biographies (Roger Garaudy, Pierre Daix, Pierre Juquin) continue également d’interroger : Philippe Forest souhaite ainsi lui offrir « une petite chance de lui donner un sens qui lui convienne » (Hors-série L’Humanité, novembre 2012). L’auteur des Communistes voyait dans le cent-cinquantenaire de Victor Hugo une bonne occasion de « remettre à neuf ce monument national ». Trente ans après la mort d’Aragon, on peut souhaiter que chacun s’approprie le patrimoine commun qu’est devenue son œuvre, dans laquelle se déploie la mémoire du XXe siècle.

par Corinne Grenouillet, le 16 janvier 2013

Aller plus loin

 Site de l’Erita (Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur Louis Aragon et Elsa Triolet)

 Maison Elsa Triolet - Aragon

 Daniel Bougnoux, « Pour l’amour d’André », La Vie des Idées, 14 mai 2012.

 « Le fou d’Aragon », par Nadja Cohen, le 30 novembre 2012.

Pour citer cet article :

Corinne Grenouillet, « Aragon, monument national », La Vie des idées , 16 janvier 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aragon-monument-national

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