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Recension Histoire

Traces de la Shoah à l’Est


par Jean-Marc Dreyfus , le 21 février 2008


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Les massacres de Juifs à grande échelle, sur l’ancien territoire de l’URSS, ne sont pas aussi connus que le meurtre de masse industrialisé perpétré dans les camps d’extermination. Depuis 1945 et surtout depuis quelques années, plusieurs initiatives visent à exhumer les traces de la vie juive avant-guerre et le récit des tueries. Retour sur l’action de ces sauveurs de mémoire.

Recensé :

Père Patrick Desbois, Porteur de mémoires. Un prêtre révèle la Shoah par balles, Michel Lafon, 2007.

Omer Bartov, Erased. Vanishing Traces of Jewish Galicia in Present-Day Ukraine, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2007.

David Pablo Boder, Je n’ai pas interrogé les morts, préface d’Alan Rosen, postface de Florent Brayard, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Tallandier, 2006

La quête du Père Desbois en Ukraine

La notoriété du père Desbois est aujourd’hui grandissante en France. Ce n’est d’ailleurs pas tant à cause sa fonction de directeur du Service national des évêques de France pour les relations avec le judaïsme, ou de celle de conseiller du Vatican sur la religion juive, que par l’entreprise tout à fait hors normes qu’il a commencée en Ukraine : la recherche systématique des fosses communes où ont été assassinés des Juifs par les Einsatzgruppen, ces commandos mobiles de tueries allemands.

Avec une petite équipe, le père Desbois se rend dans toute les villes et tous les villages d’Ukraine et interroge les personnes les plus âgées. Elles lui indiquent où se trouvent les fosses et, lorsqu’elles savent des choses, lorsqu’elles ont été les témoins directs des tueries, le père Desbois les interroge longuement. Elles parlent pour la première fois, pour la dernière aussi probablement. Des centaines d’heures de témoignages ont ainsi déjà été enregistrées en vidéo. Cette campagne systématique, qui dure plusieurs mois par an, est une entreprise de taille. Même s’il ne semble pas pour l’instant qu’elle va bouleverser les connaissances acquises sur la Shoah à l’Est (c’est-à-dire à l’est du Gouvernement général de Pologne, entamée dès le 22 juin 1941 et le début de l’opération Barbarossa), il s’agit d’un remarquable travail de mémoire mais aussi de collectes d’informations sur le détail des tueries, à la fois si répétitives et toujours différentes.

Patrick Desbois a nommé « Shoah par balles » ces massacres systématiques, qui se sont déroulés dans les villages mêmes, ou bien juste à côté, dans un fossé, un champ ou la forêt voisine, et qui n’ont pas mis en œuvre les mécanismes sophistiqués de la déportation et de l’extermination dans les chambres à gaz des camps. Il se bat pour que cette Shoah « oubliée, qui a vu mourir 1,5 millions de Juifs, entre aussi dans les mémoires ». Son combat porte ses fruits : le terme même qu’il a forgé, celui de « Shoah par balles », est en passe de rentrer dans le vocabulaire courant, au moins en France. Il reçoit déjà des lettres de Juifs du monde entier qui lui demandent s’il a des informations à lui apporter sur leurs familles, dont ils savent qu’elles ont été tuées dans la Shoah, mais dont ils sont sans nouvelles depuis 1941.

Comment est-il possible que le père Desbois trouve autant d’informations soixante-sept ans après le début des massacres ? Tout d’abord, il ne part pas démuni : son équipe, composée de jeunes gens hautement qualifiés, et dont il parle dans son livre avec beaucoup de respect et d’attention, ont lu les archives disponibles et en particulier celles, maintenant microfilmées, des commissions d’enquête soviétiques qui ont travaillé sur les pas de l’Armée rouge et collecté les premiers témoignages. Et le père Desbois s’est rendu compte qu’un grand nombre de témoins vivaient encore sur place, parfois même dans les maisons où ils habitaient pendant la guerre. C’est l’une des révélations de ces recherches : lorsque l’Armée rouge s’est retirée devant la Wehrmacht, elle a emmené avec elles les hommes et les femmes adultes, en âge de travailler et de se battre (dont beaucoup de Juifs, dans une proportion inconnue, ce qui rend particulièrement difficile la comptabilité exacte des morts à l’Est). Sont restés sur place pour la plupart les vieux, les enfants et les adolescents. Or, les adolescents, parfois très jeunes, ont été réquisitionnés par les Einsatzgruppen ou les policiers de l’Ordnungspolizei pour divers travaux : parfois pour garder les Juifs ou les assassiner (les supplétifs ukrainiens l’ont fait largement pour leur part), souvent pour creuser les fosses ou même préparer le banquet des tueurs qui célébraient la fin de l’opération. Par cela même, et par la curiosité des jeunes gens qui voyaient leurs camarades de classe emportés vers la forêt, les témoins ont été nombreux. Ils ont tous aujourd’hui au moins 75 ans et ils sont souvent prêts à parler.

Le livre du père Desbois est d’une écriture simple : il s’agit du récit d’un engagement, qui mêle des éléments autobiographiques. Tout commence avec la jeunesse d’un prêtre français né après la guerre dans une famille paysanne de Bresse, en Saône-et-Loire, et qui grandit dans un quartier de Châlons-sur-Saône. Cela n’est pas le moins intéressant du livre. Ses vacances campagnardes lui ont fait comprendre que, dans les villages, tout se sait, et qu’on se souvient de tout. La famille, moitié catholique, moitié athée, a été résistante. A la naissance de Patrick Desbois, en 1955, les souvenirs de la guerre étaient encore vifs, ceux de la ligne de démarcation qui passait non loin de la ferme des grands-parents, celui des réfugiés arrivés en masse en Bourgogne, celui des disparus dans les camps de concentration. Dans les villages de France, on se souvient de tout : qui est passé par là pendant la guerre, à quel arbre a été pendu un milicien. Pourquoi en serait-ce autrement dans les villages d’Ukraine ?

Cette intuition a guidé le père Desbois dans sa certitude qu’il y avait beaucoup de choses à glaner en voyageant à l’Est. Et il y a la figure de son grand-père, un ancien de Rawa-Ruska. Rawa-Ruska, dont la mémoire ne s’est pas conservée auprès du grand public français, était un camp de représailles pour prisonniers de guerre français et belge, situé en Ukraine. Dans ce camp aux conditions très dures, au taux de mortalité élevé, furent envoyées les fortes têtes des camps de prisonniers de guerre, les évadés repris. Ce fut le cas du grand-père du père Desbois, dénoncé en gare de Strasbourg. Il racontait à son petit-fils que ce que lui et ses compagnons avaient subi là-bas n’était rien en comparaison de ce qu’avait connu « les autres », c’est-à-dire les Juifs.

Patrick Desbois est devenu aumônier de l’Amicale de Rawa-Ruska. Lors d’un voyage en Ukraine avec les anciens, il tenta de retrouver le lieu d’internement de son grand-père et il comprit que les Français avaient été casernés dans des maisons où ils côtoyaient des travailleurs juifs, avant que ceux-ci ne soient emmenés et massacrés. Il eut un choc aussi en voyant le cimetière des soldats allemands, en pleins travaux. Une fondation allemande a en effet négocié récemment à grand frais l’ouverture des fosses et la rénovation des cimetières des soldats tombés là. Les corps sont exhumés, stockés, puis enterrés à nouveau individuellement. Un mur des noms est prévu, par compagnie : Wehrmacht, Waffen-SS ou SS. Patrick Desbois écrit :

Alors que les fosses communes des Juifs fusillés par milliers sont introuvables, chaque Allemand tués pendant la guerre a été réenterré, avec son nom. Les cimetières sont à l’échelle du Reich. Des cimetières magnifiques pour les Allemands, y compris les SS, de petites tombes pour les Français, des pierres blanches enfouies sous des ronces pour les dizaines de milliers de soldats soviétiques anonymes et absolument rien pour les Juifs. Tout est donc à sa place – selon la hiérarchie du Reich – sous terre. Impossible de laisser une victoire posthume au nazisme. Impossible de laisser les Juifs enterrés comme des animaux. Impossible d’accepter cet état de fait et de laisser bâtir notre continent sur l’oubli des victimes du Reich.

L’équipe de Yahad-In Unum (le nom de l’association créée pour les recherches en Ukraine) utilise des détecteurs de métaux : les balles témoignent. Parfois – rarement en fait –, le père Desbois fait ouvrir une fosse commune, en respectant le rituel juif prescrit dans ces circonstances. Les résultats, déjà nombreux, de ces recherches, ont été exposés l’an dernier au Mémorial de la Shoah. Des témoignages sont reproduits dans le livre Porteur de mémoires. La surprise n’est pas tant dans le degré d’horreur que dans les multiples aspects du sadisme. Les histoires ne sont jamais tout à fait les mêmes. Dans un village, les jeunes filles ont été réquisitionnées pour tasser les corps des Juifs avec leurs pieds, entre deux fusillades, « comme on le fait pour le raisin en Beaujolais, le jour des vendanges ». Un peu plus loin : « Les Juifs se tenaient au bord de la fosse, les Allemands les fusillaient dans le dos et ils tombaient directement dans la fosse, puis on mettait de la chaux. Je me souviens d’un jeune Juif qui avait des jumeaux, il les tenait dans ses bras, un Allemand s’est approché de lui, il a tiré sur un enfant, puis sur l’autre et le troisième tir fut pour le père ». Ailleurs, des « paysans ont été recrutés pour taper sur des casseroles afin de couvrir les cris des Juifs. Un des villageois avait été réquisitionné pour jouer du tambour ukrainien chaque matin. Un jour, le monsieur au tambour n’en a plus pu. Voyant un Feldgendarme tabasser des enfants juifs, il s’est jeté sur lui. L’Allemand l’a fusillé et a jeté son corps dans la fosse avec les Juifs des quinze villages ». Plus loin encore, les Juifs ont été étouffés dans des caves. Les prisonniers soviétiques obligés de déterrer les corps et de les brûler au su et au vu des villageois – pour effacer les traces du massacre – ont été brûlés vifs dans le poulailler. Au fur et à mesure que le lecteur avance dans le livre – s’il y parvient –, il se dit que le père Desbois et son équipe doivent vraiment avoir foi en l’importance de leur travail, pour ainsi continuer. L’Ukraine a été sillonnée largement déjà. Il reste des années de travail en Biélorussie, en Russie, dans les pays baltes, et jusqu’en Tchétchénie où l’un des Einsatzgruppen est arrivé jusqu’aux portes de Grozny.

Le père Desbois se veut un scribe de cette horreur. Le respect dû aux morts, aux cadavres, aux tombes le préoccupe en premier lieu, dans un geste qu’il voit comme nécessaire pour pouvoir continuer à bâtir des ponts entre catholiques et juifs. Ses recherches auront une grande valeur pour les historiens qui bénéficieront d’une masse de relevés détaillés des fosses communes, de leur taille et à terme, permettra probablement d’affiner l’évaluation toujours fragile du nombre de victimes. Les témoignages enregistrés des témoins seront une riche matière pour la compréhension du mécanisme qui a transformé des « hommes ordinaires » en bourreaux. Ils seront aussi une formidable matière pour étudier la mémoire de ces massacres dans l’Ukraine du début du XXIe siècle, même si la position de neutralité qui caractérise la démarche de Patrick Desbois exonère un peu facilement les responsabilités des Ukrainiens dans les massacres, comme assassins ou comme « voisins [1] ». Nombreux furent les Ukrainiens à servir de supplétifs dans la SS, nombreux aussi furent les dénonciateurs de Juifs, les chasseurs de Juifs, nombreux furent les témoins satisfaits du sort que l’on faisait aux Juifs. Ces mêmes Ukrainiens procédèrent à une épuration ethnique à la fin de la guerre, expulsant les Polonais qui vivaient là et donnant à la Galicie, bientôt rattachée à la République socialiste soviétique d’Ukraine, le caractère mono-ethnique qu’il connaît aujourd’hui.

Omer Bartov et la ville de Buchach

Un autre promeneur a arpenté au même moment ces contrées ukrainiennes à la recherche de la vie juive. Omer Bartov est un historien américain, professeur à l’université de Brown, qui a écrit largement sur la Shoah et sur les conditions militaires dans lesquelles elle s’est déroulée à l’Est [2]. Bartov a un gros projet : il veut écrire l’histoire de la ville de Buchach, aujourd’hui en Ukraine occidentale, située avant la guerre en Galicie polonaise orientale et qui n’est autre que la ville natale de sa mère.

Buchach était une ville typique de cette région frontière, avec une population qui se répartissait entre Juifs, Polonais et Ukrainiens. A la veille de la Première Guerre mondiale, plus de la moitié des habitants de la ville étaient juifs. Omer Bartov a pris la peine, lors de l’un de ses voyages de recherches pour la rédaction de son livre, de visiter 20 villes, petites ou grandes, de cette région, allant même jusque dans l’ancienne Bukovine, au sud, région autrefois roumaine et aujourd’hui ukrainienne. Il y a recherché les traces de la vie juive d’avant-guerre et étudié les mémoriaux des massacres de la Seconde Guerre mondiale.

Ses constatations sont pour le moins déprimantes : pratiquement nulle part, les traces de la vie juive ne sont préservées, que ce soit sous la forme de plaques sur les synagogues ou de cimetières. Et les massacres de la quasi-totalité des Juifs de cette région ne sont presque jamais rappelés. Dans cette région frontière dont l’histoire a été si tourmentée au XXe siècle, la mémoire, plus encore qu’ailleurs, est politiquement chargée. Or, face au nationalisme ukrainien dans un pays indépendant depuis peu, la mémoire de la présence juive et de son extinction n’a aucunement la place de se déployer. Lorsque monument ou plaque il y a, c’est sur l’initiative d’outsiders, de survivants ayant émigré à l’Ouest. Le sort de ces plaques indique la volonté des Ukrainiens de ne pas se souvenir : elles sont enlevées, souvent pour leur valeur marchande, le métal pouvant être fondu et revendu. Bien plus souvent, il n’y a rien, aucune indication qu’un tel bâtiment abandonné, pourtant de grande taille, fut une synagogue. Le silence et la négligence dont sont victimes les bâtiments juifs contrastent avec la redécouverte des sites polonais et catholiques. Dans plusieurs villes, les églises catholiques sont rénovées ou en voie de l’être, à l’initiative de l’Eglise polonaise et peut-être même du Vatican.

Dans la complexité des mémoires en jeu, Bartov lit les traces de la mémorialisation communiste, qui a elle aussi largement nié la complexité des affrontements dans ces régions pendant la Seconde Guerre mondiale, unifiant dans un même mouvement toutes les victimes soviétiques de la guerre patriotique contre le nazisme. La distinction entre soldats, victimes civiles tuées par un camp ou par un autre, et les Juifs massacrés parce qu’ils étaient juifs, n’était pas faite. La mémorialisation nationaliste ukrainienne a dû se plaquer, tant bien que mal, sur ces monuments à la gloire de l’Armée rouge. Cela a laissé bien peu de place au souvenir des Juifs, qui constituaient au moins un tiers de la population des villes, étaient les petits entrepreneurs, les commerçants de cette région, tandis que les Polonais étaient fonctionnaires et que les Ukrainiens travaillaient la terre.

Signe de la complexité du passé, les nombreux noms que l’historien s’efforce de donner aux villes qu’il traverse, tous ceux qu’elles ont porté, en polonais, en yiddish, en russe, en ukrainien, parfois même en roumain. La Galicie orientale, région frontière entre le monde catholique et le monde russe, semble être à l’écart, mais elle a connu une vie culturelle riche, ou plutôt plusieurs vies culturelles parallèles, qui se rencontraient peu. Elle est le berceau de nombreux artistes, penseurs, écrivains, de Joseph Roth à Shmuel Yosef Agnon. Bruno Schulz, le grand écrivain juif polonais, est né – et a été assassiné par un Allemand en 1942 – à Drohobych /Drohobycz/ Drogobych/Drohobets/Drohovitch. La Galicie fut aussi le berceau de penseurs du nationalisme ukrainien, dont le flambeau est repris aujourd’hui allègrement par le parti social-nationaliste d’Ukraine. Son emblème évoque une croix gammée pas terminée. Il entretient des permanences dans la plupart des villes visitées par Omer Bartov.

Ce parti n’est pas le seul à revendiquer l’héritage des nationalistes ukrainiens des années 1940 et en particulier celui de l’OUN, à l’histoire agitée. Le leader commémoré est Stepan Bandera. Le mouvement nationaliste ukrainien OUN fit scission au printemps 1941 et Bandera ne garda le contrôle que de l’OUN-B, la branche la plus radicale. Si Bandera passa la guerre dans des prisons et des camps de concentration allemands, ses troupes combattirent à la fois les Allemands et les Soviétiques, et intégrèrent dans leurs rangs de nombreux hommes qui avaient revêtu l’uniforme allemand et SS et participé activement aux massacres des Juifs. A Drohobych, la statue de Bandera se trouve dans le parc qui a été construit sur les ruines du ghetto. A Kolomya, le marché se tient à l’emplacement de la synagogue détruite.

Les confrontations mémorielles feraient presque sourire, tant elles semblent ironiques, ne serait-ce qu’en raison du sort des Juifs dont la mémoire revient toujours. A Kosiv, le petit musée est officiellement dédié aux « coutumes Hutsul » et à la « lutte de libération des pays Hutsul » (les Hutsul sont une minorité ethnique de cette région des Carpates). Il s’agit en fait d’une exposition nationaliste, qui retrace l’histoire des troupes de l’OUN. Sur les photos, les hommes sont habillés pour la plupart d’uniformes allemands. Ils sont même montrés lors d’une « Aktion » d’assassinat de Juifs. En sortant, l’historien apprend de la vieille femme qui lui avait vendu son ticket d’entrée que la maison dans laquelle est installé le musée avait été celle du rabbin. La plupart des 2 400 Juifs de la ville ont été assassinés lors d’«  Aktion » telles que celle montrée sur la photo.

Les traces de la vie juive sont parfois anodines, comme ces marques sur le côté droit des portes d’entrée, où l’on plaçait là les Mezouzoth, le petit rouleau de parchemin obligatoire dans toute maison juive. Parfois, on distingue encore une inscription presque effacée sur un magasin. Mais il faut au promeneur beaucoup d’obstination. Il n’existe pas de livres, de guide des traces juives (comme il en existe par exemple quelques-uns pour la Pologne). A Lviv, la brochure du musée juif est une rareté et l’historien la conserve comme une relique : elle est apparemment devenue introuvable. Bartov a utilisé la littérature disponible sur la Shoah pour localiser les lieux juifs et retracer ce qui s’est passé pendant la guerre. Il a aussi largement utilisé les Memokhbuch, ces « livres de mémoire » qui, selon une tradition juive datant des croisades, ont été compilés par les rares survivants ou par les habitants qui avaient immigré avant la guerre : ils donnent des listes de noms et reproduisent des témoignages sur les massacres. Beaucoup de ces livres sont aujourd’hui disponibles sur Internet.

Autre ironie que relève Bartov, les variations d’une langue à l’autre des quelques plaques qui existent. Ainsi, à Horodenka, un mémorial a été construit dans le cimetière juif, érigé par un Juif vivant encore sur place, avec l’aide de survivants (sans aide aucune de la municipalité). Le texte du mémorial est en hébreu et en ukrainien. En hébreu, on peut lire : « En mémoire de tous les martyrs d’Horodenka et des environs – victimes de la Shoah assassinées par les nazis et leurs collaborateurs lors des rafles, dans des camps de travail, des camps d’extermination et d’autres façons, pendant la Seconde Guerre mondiale, 1941-1945 ». En ukrainien, on lit : « En mémoire des Juifs d’Horodenka, qui ont péri dans la deuxième rafle, le 12 avril 1942. Souvenir éternel à ces martyrs innocents, victimes du nazisme ». D’une inscription à l’autre, les collaborateurs ukrainiens ont disparu, précaution supplémentaire pris par les constructeurs du mémorial, soucieux de limiter les risques de destruction ou de profanation.

Omer Bartov témoigne :

Ici, le passé galicien est encore nu, l’indifférence éclate, les préjugés et les dénégations, de même que les convictions les plus féroces encore dénuées de ce vernis de sophistication qu’on trouve en Europe de l’Ouest et qui est si rassurant. Les fantômes du passé sont encore libres à travers les vallées et les collines, dans les rues non pavées ; ils se réunissent dans les synagogues transformées en décharges à ordures et dans les cimetières où broutent des chèvres… C’est une région suspendue dans le temps, seulement un peu plus longtemps qu’ailleurs, avant d’être balayée elle aussi par la marée de la modernisation et de la mondialisation, de la commémoration et de la repentance. Un jour ou l’autre, les habitants de la Galicie d’Ukraine occidentale deviendront conscients de ce qu’ils ont perdu et oublié, mais d’ici là, ils auront détruits les dernières traces du passé, dans leur hâte de rattraper le présent…

Omer Bartov a placé au fil du texte de son petit livre des photos en noir et blanc, qu’il a pour la plupart prises lui-même. Ces images en petit format font partie intégrante du récit, elles font plus que l’illustrer. Bartov reprend ainsi une forme narrative inaugurée par l’écrivain W.G. Sebald, écrivain de la mémoire, de la disparition des traces, du souvenir difficile de la Shoah. Daniel Mendelsohn, dans son livre à succès Les Disparus, a également placé des photos, documents de famille ou clichés pris sur place dans son périple pour retrouver l’histoire de six parents assassinés [3]. Mendelsohn s’est concentré sur la famille de son grand-oncle qui avait vécu à Bolechow (aujourd’hui Bolekhiv, autrefois aussi Bolekhov et Bolikhov), une ville qu’Omer Bartov a visitée. Il n’y est pas resté longtemps : il n’y a dans cette petite ville aucune indication sur la vie des 3 000 Juifs qui y vivaient avant la guerre et qui y ont été assassinés ou déportés dans le camp d’extermination de Belzec. Les Soviétiques avaient transformé la grande synagogue en entrepôt. Le bâtiment est aujourd’hui le « club des tanneurs », sans autre mention. Le cimetière juif est complètement négligé.

A relire Daniel Mendelsohn, la description de sa quête de la mort de ses parents, on est frappé par une chose : tout à la fin du livre, Mendelsohn apprend la vérité, ou une partie de la vérité, en interrogeant par hasard des habitants de la ville qui ont su le sort des Juifs et qui lui montrent même, sans hésitation, la cave où le grand-oncle et l’une de ses filles s’étaient terrés avant d’être dénoncés et assassinés par les Allemands, en même temps que l’institutrice qui leur avait offert cet abri. Il confirme ainsi magnifiquement l’intuition du père Desbois : la mémoire de l’assassinat des Juifs d’Ukraine est encore là, pour peu de temps. Ce sont les vieux habitants ukrainiens qui la détiennent et il faut l’enregistrer avant qu’il ne soit trop tard.

David Pablo Boder, psychologue des survivants

Il est intéressant de compléter la lecture de ces deux ouvrages par celui, bien plus ancien, de David Pablo Boder, traduit récemment en français. L’ouvrage de Boder, tout à fait unique, est paru en anglais, aux Etats-Unis, en 1949. David Boder était un psychologue né à Libau, en Estonie, en 1886, et qui, après un passage par le Mexique, avait fait une carrière universitaire comme professeur de psychologie expérimentale. Dans les années 1940, il enseignait à l’université technique de l’Illinois. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, il entreprit de préparer un voyage en Europe dans le but de mener des entretiens approfondis avec des personnes déplacées, afin de collecter du matériel pour l’étude des traumatismes provoqués par la guerre et l’internement dans des camps de concentration. Il voulait interroger les survivants, considérant qu’ils étaient porteurs d’une expérience unique qu’il fallait capter et conserver. Cette démarche, qui semble aujourd’hui tout à fait normale, était novatrice en 1945. Elle ne s’est répandue que lentement par la suite, à partir des années 1970. Boder obtint divers financements d’organismes américains de recherche et d’organisations juives et arriva à Paris en juillet 1946. Le lendemain même de son arrivée, il commençait ses entretiens avec des survivants de la Shoah, qu’il rencontrait dans les locaux de l’ORT, une organisation juive de scolarisation et de formation professionnelle (qui existe encore aujourd’hui). Confronté à la multiplicité des langues des survivants, à la difficulté de trouver des traducteurs et des transcripteurs dans toutes ces langues, il décida d’enregistrer les témoignages avec un enregistreur à fil, inaugurant presque une technique qui eut de beaux jours devant elle. Il mena ainsi 120 entretiens, en France, en Allemagne, en Suisse et en Italie. Il n’interrogea pas que les survivants juifs, même si ceux-ci constituèrent la plus grande partie de son échantillon. A chaque fois, il pressait le survivant de raconter toute son histoire, son origine familiale, sa perception de la montée des dangers et ses modalités de survie. Comme le fait remarquer Alan Rosen dans sa belle préface, Boder s’intéressait aux chants, demandant à ses interlocuteurs de chanter des chansons traditionnelles qu’ils connaissaient, poursuivant ainsi la tradition de l’ethnologie de la culture juive inaugurée à Vilna avant la Première Guerre mondiale.

De retour aux États-Unis, il retranscrivit lui-même les entretiens, directement en anglais, et constitua un corpus de 31 000 pages. Il choisit huit entretiens de survivants juifs (dont une femme, Fania Freich, qui a vécu en France après la guerre) qu’il publia en 1949 sous le titre Je n’ai pas interrogé les morts. Cet ouvrage hors normes pour l’époque connut un certain succès et fut régulièrement cité, par exemple par le sociologue Erwin Goffman, dans ses premiers travaux. Boder est considéré aujourd’hui comme un précurseur, celui des énormes tâches d’enregistrement des témoignages entrepris à partir de la fin des années 1970, d’abord au sein de l’université de Yale, puis par la Fondation de la Shoah, créée et financée par Steven Spielberg dans les années 1990. Les banques magnétiques originales ont été retrouvées et transférées sur des supports contemporains. On peut consulter les témoignages sur le site de l’Illinois Institute of Technologie. Il faut noter que le département des archives orales du Musée mémorial de l’Holocauste de Washington a entrepris de retrouver les 120 personnes interrogées par Boder (15 ont été retrouvées) et de les enregistrer à nouveau 60 ans plus tard. Nul doute que la confrontation des témoignages des mêmes personnes, à 60 ans de distance, constituera un corpus exceptionnel pour l’étude de la mémoire de la Shoah.

par Jean-Marc Dreyfus, le 21 février 2008

Pour citer cet article :

Jean-Marc Dreyfus, « Traces de la Shoah à l’Est », La Vie des idées , 21 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Traces-de-la-Shoah-a-l-Est

Nota bene :

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Notes

[1Pour reprendre le titre du livre de Jan T. Gross sur le massacre de Jedbawne, en Pologne orientale, non loin de la Galicie, qui vit le massacre de Juifs par leurs voisins polonais dès le retrait des troupes soviétiques et avant l’arrivée des Einsatzgruppen : Jan T. Gross, Les Voisins : 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 2002.

[2Voir Omer Bartov, L’Armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette Littérature, 1999.

[3Voir sur La Vie des idées le compte rendu du livre de Daniel Mendelsohn.

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