Si de nombreuses entreprises indiennes s’insèrent avec succès dans l’économie mondiale, leurs liens avec la société locale tendent à se distendre et les conflits sociaux se multiplient. D’où l’émergence d’un débat sur leur responsabilité sociale et environnementale qui vient rappeler qu’en Inde aussi, la croissance ne garantit pas en soi le développement de la société dans son ensemble.
Alors que pendant longtemps l’Inde a évoqué en Occident surtout des images de grande pauvreté, elle est parvenue en l’espace d’une dizaine d’années à apparaître comme une puissance économique majeure et un acteur incontournable de la mondialisation. Ainsi, on a vu récemment se multiplier les articles de presse venant célébrer les performances des entreprises indiennes, que ce soit avec Infosys et Wipro dans le secteur des services et des technologies de l’information, ou encore Tata avec l’acquisition du géant sidérurgique anglo-hollandais Corus en 2006 et, début 2008, le lancement de la Nano – « la voiture la moins chère du monde ». Au-delà de ces success stories, l’élite économique et politique du pays poursuit un véritable projet de société, dont on retrouve les grandes lignes dans la campagne India : Vision 2020, inaugurée en 2000 par l’ancien Président Abdul Kalam : unir les forces nationales pour maintenir un rythme de croissance économique accéléré et faire de l’Inde un pays pleinement développé d’ici 2020. Un projet ambitieux, étant donné que 69% de la population indienne n’a toujours pas accès aux biens et services essentiels, que 2/3 de la population vit dans les campagnes, et que 44% des ménages indiens ne sont pas encore raccordés à l’électricité. Dans un contexte où l’agriculture peine à gagner en productivité, suffisant tout juste à faire vivre les 700 millions de paysans indiens, sa réussite dépend pour l’essentiel de l’évolution des entreprises indiennes.
Ces dernières années ont vu émerger un débat public intense et passionné sur le sens à donner au développement fulgurant du capitalisme indien. Faut-il y voir la promesse de jours meilleurs, où les entreprises auront enfin libéré la société indienne des maux de la grande pauvreté – malnutrition, analphabétisme, accès insuffisant à la santé ? Ou bien cette vision n’est-elle qu’un leurre, masquant la captation des ressources du pays et l’exploitation d’une main-d’œuvre vulnérable par une élite économique et politique qui privilégie l’enrichissement personnel à la justice sociale ? Le développement de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE), dernière invention du capitalisme mondial pour préserver sa légitimité face à des opinions publiques critiques, peut-il maintenir le lien entre l’intérêt collectif des citoyens et les intérêts privés des entreprises ? En mettant en perspective le discours et les pratiques des acteurs, nous proposons ici une grille de lecture permettant d’éclairer la construction difficile du compromis social autour des formes contemporaines du capitalisme, en se concentrant sur la place de l’entreprise dans une société indienne en pleine recomposition.
Le capitalisme indien et le projet national
L’apparition des premières grandes entreprises indiennes date de la fin du XIXe siècle ; la plus connue d’entre elles, Tata, se développa progressivement à partir de 1877 dans le secteur du textile, puis autour des années 1910 dans les secteurs de la sidérurgie, de l’hydroélectricité et de la chimie. Entre 1900 et 1947, le groupe des frères Birla et les milieux d’affaires à Calcutta contribuèrent eux aussi à poser les bases de l’industrie indienne, notamment dans le secteur du coton, du jute, du sucre, et d’autres biens de consommation [1].
La naissance de cette industrie fut marquée par une forte correspondance entre les intérêts des entreprises et l’intérêt collectif d’un pays sur la voie de l’indépendance. Le cas de Tata est à ce titre exemplaire : proche des élites indépendantistes du Congrès, la famille Tata a voulu inscrire son empire industriel dans le projet d’une nation indépendante et prospère. Cette fibre sociale se concrétisa dans le soutien financier au mouvement indépendantiste, ainsi que par des activités philanthropiques importantes, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé et du développement des zones rurales. Jusqu’à la fin des années 1990, environ 12% des profits générés par Tata Steel étaient réinvestis dans des activités sociales. Aujourd’hui, les ONG créés par Tata possèdent 65,8% du capital de Tata Sons et siègent au comité de direction du Groupe. Par ailleurs, Tata adopta dès le départ un modèle de gestion paternaliste, fournissant aux familles de ses ouvriers tous les services de base que l’État n’était pas en mesure d’assurer à ses citoyens (hôpitaux, écoles, bourses d’étude, etc.), appliqua la journée de 8 heures dans ses usines dès 1912, et instaura d’autres avantages sociaux qui furent repris plus tard dans le droit du travail indien.
L’histoire de Tata est loin d’être isolée ; bon nombre d’entreprises qui figurent aujourd’hui parmi les plus importantes en Inde ont été créées avec pour objectifs de servir les intérêts du pays autant que ceux de leurs propriétaires. Ainsi, on compte aujourd’hui environ 200 000 organisations caritatives créées par des entreprises privées en Inde, dans la plupart des cas avant l’accession à l’indépendance en 1947 [2].
Le lien fort entre les intérêts capitalistes des grands conglomérats familiaux indiens et la construction nationale s’est prolongé après l’indépendance. Partant d’un consensus entre les grands industriels et le Parti du Congrès qui a gouverné le pays presque sans interruption jusqu’en 1989, le capitalisme indien s’est développé sur les bases d’une forte intervention de l’État, que ce soit en matière de protection des entreprises vis-à-vis de la concurrence étrangère, de subventions et d’allocation des investissements financiers, de contrôle des volumes de production avec un système de licences distribuées par le gouvernement, ou encore de développement d’entreprises publiques dans des secteurs clés tels que la défense, l’énergie, l’extraction minière et l’industrie lourde. Du point de vue de l’action sociale des entreprises indiennes, ce modèle capitaliste leur a permis de développer plus avant leur contribution au développement économique et social de l’Inde. D’une part, n’étant pas soumises à la pression des investisseurs en termes de rentabilité, ni à celle des consommateurs en termes de qualité et de prix de vente des produits, les grandes entreprises ont pu allouer une part de leurs bénéfices à des initiatives philanthropiques et de développement communautaire, notamment dans les domaines clés de l’éducation et de la santé. D’autre part, les marchés domestiques leur étant réservés, ces entreprises avaient un intérêt direct à prendre à cœur le développement du pays – plus l’Inde se rapprocherait du modèle de pays industrialisé avec une classe moyenne dominante, plus les entreprises pourraient réaliser des économies d’échelle importantes et accroître leurs activités.
Le « supercapitalisme » et son coût social
Au cours des années 1980, le modèle de développement fondé sur l’intervention de l’État a été fortement remis en cause. Presque quarante ans après l’Indépendance, l’Inde restait marquée par la pauvreté massive de sa population, une quasi-stagnation du revenu annuel par tête (1350 INR en 1960, 1630 INR en 1980), une prédominance du secteur agricole, et une industrie peu performante en termes de productivité et de qualité des produits. Par ailleurs, le développement de la corruption, les collusions d’intérêt entre industriels et bureaucrates, ainsi que le poids des donations d’entreprises dans le financement des partis politiques nationaux et régionaux avaient terni l’image des rapports entre les entreprises et les pouvoirs publics [3]. Dans le courant des années 1980-90, la grande majorité des marchés domestiques furent ouverts à la concurrence étrangère, les investissements directs étrangers facilités, les marchés financiers et l’investissement privé pour partie dérégulés, et les entreprises publiques ouvertes aux capitaux privés [4]. Ces grandes réformes aboutirent à l’intégration progressive de l’Inde dans l’économie globalisée et au passage d’un capitalisme très régulé au modèle du « supercapitalisme », tel qu’il est décrit par Reich [5].
Pour les entreprises, ces réformes constituent à la fois des contraintes supplémentaires et de nouvelles opportunités. Du côté des contraintes, les entreprises ont dû restructurer leur activité pour s’adapter aux nouvelles règles du jeu et tenir tête à la concurrence étrangère. Ainsi, les tâches intensives en main d’œuvre ont été largement sous-traitées, les niveaux hiérarchiques réduits, et la part des travailleurs intérimaires n’a cessé de croître au cours des années 1990-2000 [6]. Par ailleurs, le management de la qualité et les indicateurs de performance (la productivité) ont joué un rôle accru dans la gestion de l’entreprise. Enfin, la gouvernance des entreprises est passée d’un modèle d’entreprises familiales au modèle d’actionnariat anglo-saxon, qui accroît le poids des actionnaires et des investisseurs privés aux dépens des cadres dirigeants [7]. Du côté des opportunités, ces réformes ont permis aux entreprises de développer leurs affaires tant en Inde qu’à l’étranger, ainsi que de bénéficier d’un contexte économique et politique porteur. Ainsi, le chiffre d’affaires cumulé des cinq plus grandes entreprises familiales indiennes [8] est passé de 48 milliards de INR en 1980 à 893 milliards INR en 2000-2001. Par ailleurs, le taux de croissance du secteur industriel en Inde, qui variait entre 3 et 6% dans les années 1998-2003, est progressivement passé de 5% en 2002-2003 à plus de 11% en 2006-2007, les leaders de certains secteurs ayant ces trois dernières années bénéficié d’une croissance de 20% à 40% de leur chiffre d’affaires.
Ces transformations ont ouvert un vaste débat sur la transformation des rapports entre entreprise et société. Dans son analyse du système américain, Reich montre comment le développement du supercapitalisme bénéficie aux investisseurs et aux consommateurs, au détriment des salariés et des citoyens. D’où une certaine schizophrénie, la plupart des Américains étant à la fois actionnaires, consommateurs, salariés et bien sûr citoyens. Or si le supercapitalisme a le même effet en Inde, la distribution des gains et des pertes est beaucoup plus polarisée. En effet, ceux qui en bénéficient directement représentent une véritable élite (autour de 7% de la population), à savoir les cadres et employés permanents des entreprises du secteur organisé, ainsi que les fonctionnaires et élus politiques pouvant capter une part du gâteau. Quant à la masse de la population, elle consomme principalement des biens de subsistance, elle subit de fait la précarisation et l’exploitation qui résultent des politiques de compression des coûts dans les entreprises, et enfin, le caractère clientéliste de la vie politique locale et le manque d’éducation empêchent la plupart des citoyens de faire entendre leur voix sur ces sujets. Autrement dit, la proximité entre les intérêts privés des entreprises et l’intérêt plus large de la société n’est plus assurée.
Face à ces évolutions, les dirigeants politiques, tous partis confondus, s’en remettent à la théorie du trickle down effect : si dans un premier temps, une forte croissance économique accroît les inégalités, les bénéfices de la croissance seraient à termes distribués jusqu’en bas de la pyramide des revenus. Ainsi, interrogé dans un interview sur le creusement des inégalités en Inde, le Ministre de l’Economie et des Finances P. Chidambaram répondit : « On peut être amené à provoquer des dommages à court terme, mais il s’agit de passer le cap, et la situation s’améliore » [9].
Cette vision se traduit ces dernières années par une intensification des politiques visant à promouvoir les investissements et la compétitivité des entreprises, qui sont tous deux des moteurs clés pour maintenir une croissance économique accélérée dans un contexte d’économie ouverte. Au niveau central, le fer de lance de cette politique fut la décision d’encourager le développement des zones économiques spéciales (ZES) en 2005, qui offrent aux entreprises des infrastructures dernier cri, jusqu’à quinze ans de défiscalisation, une facilitation des démarches administratives et un droit du travail de facto moins contraignant. Au niveau des Etats fédérés, on observe une surenchère des mesures adoptées pour attirer les investissements, et les grandes entreprises mettent ouvertement les États en compétition pour obtenir des avantages toujours plus intéressants (subventions et cadeaux fiscaux, facilitation de l’acquisition des terrains, soutien administratif, contrôle des syndicats, etc.).
L’émergence d’une nouvelle critique sociale
C’est sans doute avec la tragédie de Bhopal en 1984, où l’entreprise Union Carbide (aujourd’hui Dow Chemicals) a entraîné la mort de plus de 20 000 personnes et affecté la santé d’environ 500 000 individus [10], que la société indienne a pleinement réalisé l’ampleur des dégâts que l’activité industrielle peut lui infliger. Auprès de la société civile [11], cette catastrophe marque le début d’un long processus de radicalisation de la critique du capitalisme. Aujourd’hui encore, la catastrophe de Bhopal alimente la controverse et illustre les antagonismes. En novembre 2006, le PDG du Groupe Tata, qui préside également le US – India CEO Forum, a proposé la mise en place d’un fonds commun permettant aux entreprises indiennes intéressées de financer la dépollution du site de la catastrophe. Officiellement, cette proposition est un acte désintéressé pour le bien commun. Or une telle décision nierait le droit des victimes de la catastrophe et constituerait un précédant jurisprudentiel offrant aux multinationales étrangères une impunité attrayante.
Les controverses autour de la catastrophe de Bhopal illustrent un malaise plus profond autour des dommages que les entreprises infligent à la société, dommages dont l’ampleur croît au même rythme que le boom économique et l’industrialisation des campagnes. Ainsi, sur le plan social, les inégalités se creusent rapidement entre les 10% de la population au sommet de la pyramide, qui bénéficient directement des retombées positives de la libéralisation, et les 90% de la population qui en restent très largement exclus. Dans un contexte de diffusion, dans les villes et à la campagne, de nouvelles attentes en termes de modes de vie et de consommation [12], ces inégalités renforcent les frustrations sociales et sont un facteur de risque important en termes d’accroissement des violences et de la criminalité. Par ailleurs, on a vu ces dernières années se multiplier les conflits autour de nouveaux projets industriels et d’infrastructures, notamment sur les questions d’expropriation des terres, de déplacement des populations et de plans de compensation et de réhabilitation inconsistants. Le cas de l’usine automobile de Tata Motors à Singur a été largement repris par la presse internationale. Pourtant, ce n’est pas un cas isolé, et l’actualité de 2007-2008 a été marquée par une série de conflits violents autour de projets de zone économique spéciale tels que Nandigram (plus de trente morts, des milliers de réfugiés, intervention de l’armée), de projets industriels miniers (POSCO, Vedanta, etc.), ou encore de projets de barrages hydroélectriques dans les vallées himalayennes (Sikkim, Arunachal Pradesh, etc.). Si les situations varient d’un cas sur l’autre, on retrouve un scénario récurrent : des organisations militantes se saisissent du conflit local, apportent un support organisationnel et juridique aux populations affectées par les projets, documentent le cas, et enfin publient l’information dans la presse engagée et sur Internet pour alimenter leur critique des entreprises et du modèle de développement dont ces projets sont le produit. Sur le plan environnemental également, une croissance économique entre 7 et 9% se traduit par une raréfaction alarmante des ressources naturelles (épuisement des nappes phréatiques, dégradation des forêts et perte de la biodiversité, etc.) [13], une croissance des pollutions industrielles [14], sans parler de la participation croissante de l’économie indienne aux émissions de gaz à effet de serre.
À partir de ces constats, on observe auprès de membres de la société civile une radicalisation des discours dans la critique du modèle de développement contemporain [15], et a fortiori du comportement des entreprises sur les questions sociales et environnementales. Bien sûr, il n’existe pas de société civile homogène, au contraire, et les organisations sont partagées sur la définition du problème, l’analyse de ses causes, et les solutions à apporter. Par ailleurs, si de nombreuses organisations militantes orientent leurs critiques sur les entreprises, d’autres soulignent la responsabilité première de l’État dans la prise en compte défaillante de l’intérêt collectif. Cependant, certains arguments sont largement partagés. Premièrement, les entreprises sont accusées de ne pas respecter la loi, profitant des défaillances des organes régulateurs pour réduire leurs coûts – violation du droit du travail, violation des droits des populations locales et extorsion de leurs terres, surexploitation des ressources naturelles communes (nappes phréatiques, terrains publics, minerais, etc.) sans contrepartie en termes de développement local. Cette critique vaut d’autant plus pour les multinationales étrangères, qui profiteraient elles aussi des faiblesses de la régulation, plutôt que d’appliquer les standards sociaux et environnementaux qu’elles respectent dans leur pays d’origine. Deuxièmement, les entreprises sont accusées d’exercer un lobbying à tous les niveaux de l’appareil d’État, afin que les lois et les réglementations évoluent en leur faveur. Enfin, elles sont accusées de mettre les Etats fédérés en concurrence pour localiser leurs implantations, obtenant par ce biais des cadeaux fiscaux, des terrains à prix cassés, et une garantie par l’État de tenir les opposants et les syndicats en échec.
La RSE, une réponse qui fait débat
Confrontées à une crise de légitimité et à la radicalisation des conflits sociaux, les entreprises indiennes ont multiplié leurs initiatives en matière de responsabilité sociale d’entreprise (RSE) et de développement durable. D’une part, les activités traditionnelles de RSE, notamment les programmes de développement communautaire, sont mises au goût du jour. Les entreprises multiplient également les partenariats avec des ONG spécialisées, l’objectif affiché étant d’initier des projets capables de s’autonomiser, plutôt que de maintenir les bénéficiaires dans une position de dépendance. D’autre part, un nombre croissant d’entreprises indiennes adopte une approche RSE plus en phase avec les standards internationaux : certifications sociales et environnementales (par exemple le nombre d’entreprises certifiées ISO 14001 [16] est passé de 257 en 2000 à 1668 en 2005), intégration progressive dans les dispositifs internationaux de développement durable (l’initiative onusienne Global Compact comptait en 2008 150 entreprises indiennes sur plus de 4700 au total), ou encore prise en compte de nouveaux enjeux tels que le changement climatique.
Cependant, l’allocation d’une partie importante des profits à des actions sociales, le maintien de conditions de travail décentes et la protection de l’environnement, sont devenues difficiles à justifier auprès des investisseurs dans un contexte de course à la rentabilité et de forte mobilité des capitaux [17]. Les grandes entreprises indiennes sont d’autant plus dépendantes des investisseurs qu’elles traversent une phase de développement accéléré de leurs activités en Inde et à l’étranger. À cela s’ajoute l’ouverture des marchés domestiques aux produits étrangers, d’où la nécessité de comprimer les coûts afin de rester compétitif. Ainsi, même le leader incontesté de la RSE en Inde, Tata Steel, a réduit ses dépenses sociales de 15% à 6% de ses profits nets. Par conséquent, si la RSE a remonté en ordre de priorité sur l’agenda des entreprises, l’évolution des pratiques tend vers des initiatives moins chères et plus « communicables » (par exemple : labels, certifications), une concentration des initiatives dans les domaines où la RSE améliore les performances financières de l’entreprise (par exemple : efficacité énergétique), et enfin un fossé grandissant entre la présentation des actions RSE sur le papier et une réalité plus nuancée.
Un phénomène controversé
Le renforcement des questions de RSE sur l’agenda des entreprises en Inde est-il à même de renouer les liens entre leurs intérêts économiques et les intérêts plus larges de la société ? Comme en témoigne la multiplication des conférences sur le thème de la RSE en Inde ces trois dernières années, qui réunissent grands industriels, leaders politiques, ONG, médias et experts, ou encore la multiplication des prix « développement durable », qui récompensent les bonnes pratiques des entreprises, ces dernières sont confrontées à une attente grandissante et sont contraintes de prendre position sur ce sujet. Cette attente a été notamment explicitée lors d’un discours du Premier Ministre en mai 2007 devant l’assemblée générale de la CII, une des trois grandes associations patronales. Déroulant une Charte Sociale en dix points [18], et après avoir assuré les entreprises de son soutien le plus entier, M. Singh a souligné les risques d’une croissance non inclusive pour l’équilibre de la société indienne : « Si ceux qui sont les mieux pourvus n’agissent pas de façon plus socialement responsable, notre croissance pourrait être menacée, notre société politique pourrait succomber à l’anarchie, et la fracture sociale pourrait s’étendre plus avant » (notre traduction). Plus récemment, en octobre 2008, le Ministère des Entreprises a initié un vaste chantier RSE visant la mise en place d’un code de conduite volontaire à l’échelle nationale. Un directeur du ministère explique : « À plusieurs reprises, certaines communautés locales ont soulevé des problèmes, voire elles se sont violemment opposées à des projets industriels, comme à Singur, par exemple. Nous avons également réalisé que le gouvernement est mal équipé pour résoudre les problèmes sociaux du pays. Nous avons besoin des entreprises pour travailler avec nous, afin de s’assurer que les bénéfices de la croissance atteignent le bas de la pyramide » [19].
Du côté des organisations de la société civile engagées dans la critique du supercapitalisme, on trouve en revanche une certaine méfiance, voire un rejet du thème de la RSE, souvent dénoncé comme une tentative peu convaincante et insuffisante pour endormir l’opinion publique. De façon à première vue surprenante, les milieux activistes se joignent également à la célèbre critique de Milton Friedman, fervent défenseur du néo-libéralisme, qui soulignait les dangers d’une société où les entreprises se détournent de leur seul et unique objectif légitime – faire du profit dans le respect des règles du jeu [20]. En effet, la RSE est décriée comme étant le véhicule utilisé par les entreprises pour empiéter sur les prérogatives de l’État, à savoir réguler les acteurs sociaux afin de préserver l’intérêt collectif. Autrement dit, sous couvert de préoccupations nobles, les grandes entreprises seraient en train de se substituer à l’État, seul détenteur de la légitimité démocratique, et de « privatiser » la protection de l’intérêt collectif afin de poursuivre plus librement leur quête de profits.
Le besoin d’un nouveau compromis social
Peut-on réduire cette controverse à un affrontement entre deux idéologies du développement ? Au contraire, il faut y voir l’expression d’un antagonisme plus profond, produit d’une scission entre l’intérêt privé des entreprises et le bien-être des populations les plus fragiles. Car si le supercapitalisme a permis cinq années consécutives de croissance économique à 8-9%, les tensions grandissantes autour des projets industriels et d’infrastructure, la précarisation de la main d’œuvre peu qualifiée, et plus largement la crise de légitimité des entreprises, en sont le résultat direct. Ce constat appelle à la construction d’un nouveau compromis social autour du supercapitalisme, qui s’impose aujourd’hui comme le seul modèle viable dans une économie globalisée. Or un tel compromis social nécessite une redistribution plus équitable des fruits de la croissance économique, ainsi qu’une réduction et/ou une mutualisation des coûts sociaux et environnementaux issus de l’activité des entreprises. Dans un contexte où ces dernières doivent comprimer leurs coûts et raisonner à court terme afin de rester compétitives, la RSE ne peut apporter qu’une contribution insuffisante à ces deux enjeux. L’émergence d’un compromis social autour du supercapitalisme, qui confèrerait aux entreprises une nouvelle légitimité, implique donc un retour de l’État comme régulateur des entreprises et distributeur efficace des fruits de la croissance, dans la poursuite de l’intérêt collectif. À ce titre, le renforcement des organes régulateurs et la lutte contre la corruption nous semblent être des chantiers prioritaires.
Contribution des secteurs d’activité au PIB, 1950-2005
Source : PANAGARIYA A. (2008), India – The Emerging Giant, Oxford University Press (New Delhi), page 11
Répartition de la population active par secteur d’activité, 1982-2005
Source : ROY S. (2008), Structural Change in Employment in India since 1980s, ISID Working Paper n° 2008/05, page 3
Répartition de la population active organisée et informelle par secteur d’activité :
Source : NATIONALCOMMISSIONFORENTERPRISESINTHEUNORGANIZEDSECTOR (2007), Report on Conditions of Work and Promotion of Livelihoods in the Unorganized Sector, Dolphin Printo Graphics (New Delhi), page 240
Damien Krichewsky, « Le capitalisme indien à la recherche d’un nouveau compromis social. La responsabilité sociale des entreprises vue de l’Inde »,
La Vie des idées
, 24 février 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-capitalisme-indien-a-la-recherche-d-un-nouveau-compromis-social
Nota bene :
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[1] Reed A. M. (2001), Perspectives on the Indian Corporate Economy, Palgrave, New York.
[2] Das Gupta A. (2007), “Social responsibility in India, towards global compact approach”, in International Journal of Social Economics, vol. 34, n°9.
[3] A. Mohan (2001), “Corporate Citizenship : Perspectives from India”, in : Journal of Corporate Citizenship, n°2.
[4] J. Ruet, “Economic Reforms, Privatizations and Public-Private Development in India since 1991”, in J-F. Huchet et al. (2007), Globalization in China, India and Russia, Academic Foundation (New Delhi).
[5] R. Reich (2007), Supercapitalism, the transformation of business, democracy and everyday life, Alfred A. Knopf (New York).
[6] A. Ahsan, C. Pages (2007), « Are All Labor Regulations Equal ? Assessing the Effects of Job Security, Labor Dispute and Contract Labor Laws in India », in SP Discussion Paper, n°0713, World Bank.
[7] A. M. Reed, D. Reed, “Corporate Governance in India”, in : REED D. et al. (2004), Corporate Governance, Economic Reforms and Development, Oxford University Press (New Delhi).
[8] En 2001 : Tata, Reliance, Hindustan Lever (Unilever), Birla, Larson & Tubro. Données compilées depuis Indiastat.com.
[9] Tehelka, Interview de P. Chidambaram, 31/05/2008 (traduction libre).
[10] I. Eckerman (2005), The Bhopal Saga – Causes and Consequences of the World’s Largest Industrial Disaster, Universities Press (Hyderabad).
[11] Il est fait référence ici aux très nombreuses organisations de la société civile indiennes et aux réseaux militants qui travaillent sur les questions sociales et environnementales liées à l’activité des entreprises et les projets d’infrastructures. Voir par exemple R. Tandon, R. Mohanty (2002), Civil Society and Governance, Pria (New Delhi).
[12] J. Assayag (2005), La mondialisation vue d’ailleurs : l’Inde désorientée, Seuil.
[13] Voir notamment Teri (2006), Looking back to change tracks, Teri Press, New Delhi.
[14] Voir par exemple : D. Pawar, S. Bansal, S. Dubey (1999), Cloning Bhopal : Exposing Dangers in India’s Environment, Toxics Link, 01/12/1999.
[15] Cette observation se base sur une quinzaine d’entretiens auprès de militants et d’ONG, ainsi qu’un corpus d’articles de la presse engagée.
[16] Pour plus d’information, voir le site de l’ISO.
[17] J. Singh (2008), “Tight Rope Walk at Tata Steel : Balancing Profits and CSR”, in : South Asian Journal of Management, vol.15, n°1.
[18] Respect des travailleurs, participation au développement local, discrimination positive à l’embauche, retour de la rémunération des dirigeants à un niveau décent, promotion de la formation et de l’éducation, respect des principes de libre concurrence, promotion des technologies propres, promotion de l’esprit d’entreprise et de l’innovation, lutte contre la corruption, et enfin adoption d’un marketing socialement responsable.