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La taxe carbone entre croissance verte et sobriété
Entretien avec Christian Gollier


par Guillaume Delafosse & Thomas Vendryes , le 2 décembre 2022


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La décarbonation de l’économie menace de faire porter d’immenses coûts aux générations présentes, au bénéfice des générations futures. Instituer un prix universel du carbone pourrait servir selon Christian Gollier de boussole pour rendre cette transition juste et efficace.

Christian Gollier est économiste spécialiste du risque et de la question climatique. Il a co-fondé la Toulouse School of Economics avec Jean Tirole en 2007, a contribué aux quatrième et cinquième rapports du GIEC, et intervient régulièrement auprès de gouvernements et d’entreprises pour expliquer les mérites de la tarification carbone.

En 2021, il a tenu la chaire annuelle « Avenir Commun Durable » au Collège de France.

Son livre Le Climat après la fin du mois. Le coût de la transition écologique, paru aux Puf en 2019, est réédité en 2022.

Prise de vue : Ariel Suhamy - Montage : Ariel Suhamy & Abel Poucet

Transcription de l’entretien

La Vie des idées : Quels sont les mérites spécifiques de la taxe carbone ?

Christian Gollier : Il faut bien comprendre que pour réduire les émissions de CO2, il va falloir activer une myriade de projets d’investissements, de changements de mode de vie, de modes de production. Il est difficile d’imaginer que l’État puisse en être le chef d’orchestre sans envoyer des incitations plutôt que des obligations. Comment allez-vous pouvoir différencier un vol Paris-Toulouse qui est important et créateur de valeur sociale malgré les émissions qui y sont associées, et un vol d’une personne qui y va pour des raisons complètement secondaires ? C’est très difficile. L’avantage d’une tarification carbone, c’est-à-dire la simple application du principe pollueur-payeur, qui est un principe constitutionnel en France contenu dans la Charte de l’environnement, consiste à imaginer une incitation qui permet d’aligner les intérêts individuels avec l’intérêt général. L’idée est assez simple et existe en économie depuis 1920, elle est d’Arthur Pigou, et consiste à dire qu’il suffit de faire en sorte que les gens qui émettent du CO2, et qui autrement n’intègrerait pas dans leurs décisions les dommages engendrés par ce CO2, les intègrent en payant au niveau du dommage qui est engendré. C’est donc idéalement une tarification du carbone payée par tout le monde, parce que toutes les molécules de CO2 engendrent les mêmes effets sur le climat, soit en brûlant de l’essence dans votre moteur, ou en vous chauffant au fuel domestique ou en vous déplaçant en avion. Mettre un prix du carbone qui fasse que les gens, parce qu’ils doivent payer ce prix-là s’ils ne font pas les efforts de décarbonation, alignent leur intérêt avec l’intérêt général.

La Vie des idées : Mais n’y a-t-il pas des cas où des interdictions seraient plus efficaces ?

Christian Gollier : Oui, il existe beaucoup de problématiques où compléter une tarification carbone par des obligations ou interdictions peut être utile. Un exemple tout simple : interdire les chaufferettes sur les terrasses de cafés, c’est une évidence. Le bénéfice sociétal est largement inférieur étant donné que la chaleur se dissipe très rapidement et ses bénéfices sociétaux sont bien inférieurs aux dommages générés. Ici c’est évident, autrement il faut faire des analyses coûts-bénéfices. Un exemple plus compliqué : l’interdiction des voitures thermiques en 2035, en discussion au niveau européen. Qu’est-ce qui se passe en 2034 si on n’a pas de tarification carbone et que le prix de l’essence descend à un euro ? Ce qui n’est pas impossible, car il est fort probable que le prix du baril sur les marchés internationaux baisse quand les pays riches en pétrole vont réaliser qu’ils ne vont pas pouvoir vendre leur stock dans les décennies à venir. Ils vont essayer de l’écouler avant qu’il ne soit trop tard, et qu’on aille à zéro émission net, et qu’on ne consomme plus leur bien. Le baril va sans doute baisser, et donc qu’est-ce qui se passe en 2034 si on n’a pas de tarif du carbone ? La voiture électrique reste aussi cher qu’elle l’est aujourd’hui. Ce qui n’est pas impossible, étant donné les problématiques de matières premières liées aux batteries. À ce moment-là on aura un vrai problème d’acceptabilité sociale : on va obliger les gens à utiliser des moyens de transports individuels – la voiture électrique – plus chers que la voiture thermique équivalente. Tout le monde semble d’accord aujourd’hui pour passer à la voiture électrique en 2035, mais j’aimerais quand même qu’on se demande ce qui se passera en 2034 sans tarification du carbone ! Voyez qu’il y a une complémentarité, entre cette vision politique qui dit « idéalement en 2035 on n’a plus de voitures thermiques », et le mécanisme pour que chacun réalise toutes les catastrophes qui vont se produire si on ne fait pas ces efforts. La tarification du carbone fait ça.

La Vie des idées : Quel serait le bon niveau d’une taxe carbone ?

Christian Gollier : Je vous ai expliqué que l’approche d’Arthur Pigou aligne idéalement le prix du carbone avec le dommage engendré par ce carbone. C’est assez compliqué à faire parce qu’on ne connaît pas encore bien l’intensité des dommages. On sait qu’ils existeront, qu’ils peuvent être plus ou moins importants, et puis on ne sait pas non plus dans quel environnement économique ces dommages seront engendrés. Peut-être que dans les générations futures, le niveau de prospérité de nos économies sera tellement supérieur à aujourd’hui que ces dommages seront faciles à traiter par les générations futures. On a donc une problématique d’actualisation, c’est-à-dire qu’on doit donner une valeur aujourd’hui à un bénéfice distant dans le temps. C’est une chose compliquée, il n’y a pas vraiment de consensus entre économistes là-dessus. Juste pour signaler, dans les dernières semaines, l’EPA – une institution très importante pour toutes les analyses socio-économiques des efforts pour la qualité de l’environnement aux États-Unis – a émis un avis disant qu’il faudrait que le prix du carbone soit de 200$/tCO2. Alors qu’ils proposaient jusque-là 50$/tCO2 ! Pour comparer, aujourd’hui en France on a deux tarifications du carbone, une qui prévaut sur la mobilité et le chauffage, qui a été gelée par Emmanuel Macron à la suite du mouvement des Gilets Jaunes, qui est à 44,6€/tCO2, donc cinq fois moins que ce que l’EPA propose pour aligner l’intérêt privé avec l’intérêt général, puis le marché de permis d’émissions européen qui couvre le marché de l’électricité et l’industrie, qui établit un prix autour de 75€/tCO2. Dans les deux cas on est loin du compte ! Il y a peut-être aussi une troisième problématique, qui est finalement qu’il y a une décision politique mondiale qui a été faite aux accords de Paris, qui est de ne pas dépasser 2°C. À partir de là, on ne peut pas dépasser un certain niveau d’émissions globales dans les décennies à venir, qu’on pense être autour de 1000 GtCO2 d’après le dernier rapport du GIEC. Sachez qu’on émet à peu près 50 Gt d’équivalent CO2 par an, et pour respecter ce budget carbone, il faudrait sans doute un prix du carbone qui là aussi circule autour de 200€/tCO2, puis rapidement 250€/tCO2, 500€/tCO2, 700€/tCO2 dans les 30 prochaines années.

La Vie des idées : Quelle place pour les inégalités dans la politique climatique ?

Christian Gollier : Le lien est assez fort. On sait qu’en France et en Europe, la part des budgets des ménages consacrée aux dépenses d’énergie est décroissante avec le revenu, donc quand vous augmentez le coût de ces énergies vous augmentez les inégalités. Ça c’est le point de départ, et c’est problématique pour toutes les politiques climatiques, pas que pour la taxe carbone ! Quand vous organisez un mécanisme d’incitation à l’installation de panneaux photovoltaïques à un prix de rachat garanti sur les toits des maisons, comme ce prix garanti est largement supérieur aux coûts de production du mix énergétique français et européen – parfois jusque 10 fois supérieur – vous augmentez le prix de l’électricité, et cette augmentation est portée par tous les consommateurs – les ménages modestes aussi – et là aussi vous augmentez les inégalités. Il y a donc une petite injustice à critiquer la taxe carbone parce qu’elle aggrave les inégalités sociales, alors que c’est l’inverse qui se passe. Contrairement au tarif du rachat de l’électricité des panneaux photovoltaïques, où le bénéfice sociétal va dans la poche des ménages qui disposent d’un toit sur lequel ils peuvent installer des panneaux photovoltaïques – plutôt des ménages aisés – dans le cas de la taxe carbone, vous engendrez un revenu fiscal qui peut être utilisé, et même qui devrait être utilisé pour surcompenser les ménages les plus modestes. À ce moment-là, vous avez un instrument taxe carbone avec redistribution qui combine lutte contre le changement climatique et lutte contre les inégalités. Mais là aujourd’hui, il y a un problème de crédibilité politique : la parole de l’État a perdu de sa crédibilité dans tous les domaines, c’est un problème de démocratie en général. Quand le politique dit : « je vais reconstituer une tarification du carbone et je vais redistribuer le montant de cette taxe aux ménages les plus modestes » les gens n’y croient pas. Ce n’est pas un problème de taxe carbone, mais un problème de démocratie.

La Vie des idées : Ne serait-ce pas plutôt aux générations futures de payer ?

Christian Gollier : C’est un vrai sujet. Est-ce que nous investissons suffisamment pour les générations futures ? On a un problème de dette publique, on a un problème de changement climatique, on a un problème de pollution. Et en même temps nos générations ont constitué un capital : on est ici au-dessus des toits de la ville de Paris, regardez quand même, on va léguer aux générations futures des choses extraordinaires ! On va léguer des infrastructures électriques, des infrastructures de transport, des TGV, c’est quand même extraordinaire ! Et puis un capital de connaissances scientifiques qui est le résultat de sacrifices : on a investi dans des chercheurs, qui ont investi de leur temps, de leur énergie pour créer ces nouvelles connaissances. Est-ce qu’on en fait assez envers les générations futures, c’est donc une vraie problématique. En particulier si on imagine que on va continuer de vivre dans un monde en croissance. Alors je sais que c’est un problème super « touchy », est-ce que ce qu’on a vu sur les deux derniers siècles, cette croissance économique de 2% par an, qui fait qu’aujourd’hui on consomme 50 fois plus de biens et services que les générations qui vivaient y a deux siècles, est-ce que cette croissance, cette prospérité va se poursuivre, ou au contraire s’effondrer ? Selon les scénarios que vous considérez, notre responsabilité envers les générations futures peut être vue dans des optiques complètement différentes. Si nous pensons à l’effondrement nous devons faire énormément, parce que dans ce cas ce sont les générations futures qui sont pauvres et que nous avons de l’aversion aux inégalités. Nous sacrifierions alors plus de notre bien-être aujourd’hui pour subvenir au leur, en leur épargnant de porter le changement climatique. Au contraire, si nous anticipons de la croissance économique, la conséquence c’est qu’il ne faut pas en faire trop car les générations futures sont bien plus prospères que nous. Pourquoi sacrifier notre bien-être pour ces générations-là, alors que comme vous venez de le dire, il faudrait peut-être faire l’inverse ! Dans ce cas il ne faut pas un prix du carbone trop élevé, ce qui correspond à un taux d’actualisation élevé. Tout dépend de nos anticipations sur la croissance. Peut-être faudrait-il que nous nous mettions démocratiquement d’accord sur notre perception de l’avenir du monde, sur la probabilité d’effondrement de notre civilisation, la probabilité que la croissance se poursuive et en conséquence décider d’une politique de responsabilisation de la génération actuelle envers les générations futures. On ne peut pas faire l’un sans faire l’autre.

La Vie des idées : Entre croissance verte et décroissance sobre, comment vous situez-vous ?

Christian Gollier : Si nous étions certains que 10 ou 20 nous soyons capables de décarboner notre mix électrique et notre mode de vie à des coûts faibles, on pourrait se laisser aller et dire « attendons que ces technologies émergent », et nous résoudrions le problème sans être attentatoire au pouvoir d’achat des ménages. C’est une politique qui est soutenue par des techno-optimistes qui imaginent que l’hydrogène va nous sauver, qu’on va pouvoir capturer et sauvegarder le CO2 à des coûts très faibles. C’est une catégorie de gens. Il y a une autre catégorie de gens qui pensent à l’inverse que les technologies ne nous sauveront pas cette fois-ci. Elles nous ont beaucoup sauvé ces deux derniers siècles, mais peut-être que cette fois-ci ça ne va pas se passer. Et certains sont convaincus que ça ne va pas se passer ! Effectivement, quand on réfléchit à la disponibilité de matières premières (terres rares, nickel, cobalt), à l’importance de la technologie de stockage de l’électricité pour affronter les périodes météorologiques où il n’y a pas de soleil et pas de vent dans un monde avec un mix électrique entièrement renouvelable, quand on imagine tous ces verrous qui pourraient empêcher l’émergence d’un zéro émission net à des coûts raisonnables, la seule solution à ce moment-là, c’est bien d’obliger les gens à avoir un mode de vie beaucoup plus sobre qu’aujourd’hui. Alors moi je suis pour une sobriété, mais une sobriété qui est pilotée par une incitation au prix du carbone à des niveaux que j’ai cités tout à l’heure. Mais vous voyez qu’entre ces deux extrêmes, techno-optimistes et techno-pessimistes il y a sans doute un juste milieu, qui intègre à la fois les scénarios les plus extrêmes d’un camp comme de l’autre : celui de la non-émergence de technologies vertes et celui de l’émergence de technologies vertes. Il faut reconnaître qu’on ne sait pas.

Entretien transcrit par G. Delafosse

par Guillaume Delafosse & Thomas Vendryes, le 2 décembre 2022

Pour citer cet article :

Guillaume Delafosse & Thomas Vendryes, « La taxe carbone entre croissance verte et sobriété. Entretien avec Christian Gollier », La Vie des idées , 2 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-taxe-carbone-entre-croissance-verte-et-sobriete

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