Recensé : « L’observation historique du travail administratif », Genèses. Sciences sociales et histoire, n°72, septembre 2008, 175 p., 20 €.
Si, à l’aube des années 1990, l’État restait « une sorte de non-objet historique » [1], depuis près de vingt ans les chercheurs en sciences sociales ont renouvelé les approches et les objets d’une histoire aujourd’hui en pleine expansion.
Ce renouvellement relève d’abord d’une prise de conscience des historiens : « C’est par l’examen des pratiques administratives et des représentations que se font de leur mission les agents de l’État que l’on peut saisir le sens de leur action » [2]. Il est ensuite le fruit d’une redécouverte de l’État par une science politique française qui fut longtemps « oublieuse de l’administration publique » [3]. En effet, et malgré les travaux pionniers des années 1970 [4], Françoise Dreyfus pouvait écrire en 2006 que « l’administration publique demeure encore, à bien des égards, une terre vierge pour les chercheurs » [5]. Une nouvelle étape a été franchie ces dernières années. Celle-ci prend la forme d’une plus grande propension de la sociologie et de la science politique françaises à penser l’État à travers les pratiques administratives, propension qui est elle-même concomitante d’une plus grande historicisation des objets de ces disciplines. Les contributions réunies par la revue Genèses en septembre 2008 en témoignent.
Dans un dossier dirigé par François Buton et intitulé « l’observation historique du travail administratif » [6] sont publiés – outre le texte d’un historien, Marc Aymes, sur l’administration provinciale de l’empire ottoman au XIXe siècle – trois articles de sociologues et politistes [7]. Focales et points d’observation diffèrent mais il s’agit, pour Françoise de Barros, Choukri Hmed et Sylvain Laurens, d’étudier des politiques menées vis-à-vis des étrangers en France au XXe siècle.
Une vision répandue de l’histoire des politiques de population, et a fortiori celles qui concernent les étrangers, consiste à ne voir dans l’État qu’une institution de contrôle, et dans l’administration un instrument de répression – qui reposerait notamment sur une connaissance panoptique de la population née des procédures de fichage, de recensements, etc. Ce présupposé conduit trop souvent à négliger d’autres aspects fondamentaux du fonctionnement administratif et entraîne une réduction considérable de notre compréhension des processus de décision et de mise en œuvre des politiques publiques [8]. Surtout, il amène à voir dans toute politique de population l’expression d’une volonté de contrôle étatique malveillant, et à ne chercher les manifestations d’un tel contrôle que dans l’État et son administration – en négligeant l’importance fondamentale d’autres acteurs (institutions internationales [9], compagnies privées [10], etc.).
Les articles réunis dans ce dossier permettent en partie de dépasser cette vision réductrice par une double approche. Il s’agit à la fois de ne pas se fier uniquement aux discours des contemporains et de concentrer l’étude sur les pratiques administratives. Cela implique que le chercheur se donne les moyens de prendre en compte l’ensemble des acteurs susceptibles d’intervenir dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Dès le début de sa contribution, Marc Aymes évoque ainsi une question fondamentale pour qui s’intéresse à l’État : ce type d’enquête « doit commencer par la mise en œuvre d’une critique à l’endroit des outils conceptuels dont nous disposons – ou croyons disposer – déjà. Au premier rang figurent l’État […]. Commençons par là, donc : administration, qu’est-ce à dire ? » (p. 5-6).
De l’État aux pratiques administratives
L’objectif est donc ici d’observer le « travail des agents de l’État », compris comme les « différents acteurs en position statutaire de représenter sinon l’État, du moins une administration (centrale, locale, déconcentrée), et d’agir en son nom, voire de la faire agir » (François Buton, p. 2).
Deux contributions du dossier proposent de saisir l’État par le local. Françoise de Barros s’intéresse au personnel de plusieurs communes au cours de l’entre-deux-guerres et durant les années 1945-1984. Elle étudie leur rôle dans la mise en œuvre des politiques « d’enregistrement des étrangers », prérogative communale jusqu’en 1945. Son objectif est ainsi de « proposer un angle d’observation décalé et renouvelé pour appréhender les pratiques étatiques », afin « d’approfondir la connaissance du contenu du travail administratif à partir des modalités locales de mise en œuvre de la réglementation relative au séjour des étrangers » (p. 42). De son côté, Marc Aymes s’intéresse au « métier d’administrateur provincial » dans l’empire ottoman du milieu du XIXe siècle, afin d’appréhender les modalités de « la constitution et de la circulation des savoirs administratifs au sein des domaines ottomans » (p. 6).
Choukri Hmed étudie le travail des employés d’une société d’économie mixte, la Sonacotra, dans les années 1950-1980. À travers le cas, très spécifique, du logement des Français musulmans d’Algérie, l’auteur tente de « mieux saisir les modalités par lesquelles des institutions placées sous la tutelle de l’État […] ont organisé le contrôle et la surveillance mais aussi la disciplinarisation de ces populations » (p. 63) [11]. Contestant l’interprétation classique d’un « projet délibéré et pensé comme tel d’encadrement postcolonial des populations issues de l’ancien empire français », Choukri Hmed s’interroge sur les raisons d’un recrutement systématique des responsables de foyer parmi d’anciens sous-officiers des guerres coloniales, et sur les modalités de l’adoption d’un « mode de gestion particulier », qu’il qualifie de « paternaliste autoritaire » (p. 68-69).
Enfin, Sylvains Laurens étudie les pratiques d’agents d’une administration centrale, la Direction de la population et des migrations (DPM), dans le cadre de la mise en œuvre de la « politique d’aide au retour des travailleurs étrangers » de 1976, décidée deux ans après « l’annonce officielle d’une “suspension de l’immigration” » (p. 26). Le déplacement de focale est probablement ici le moins flagrant, néanmoins, en adoptant le point de vue « micro » d’une direction d’administration centrale, l’auteur parvient à observer les pratiques ministérielles sous un angle original.
Le point commun de l’ensemble de ces contributions est donc de considérer que la compréhension du fonctionnement de l’État suppose d’abord de changer de focale et de s’intéresser ainsi à ceux qui font l’action publique. La précision est importante. Elle met d’emblée le lecteur devant une réalité : l’État ne pense pas, l’État n’agit pas, l’usage même de l’article défini pour parler de l’État ou de l’administration ne doit pas être vu comme autre chose qu’une « commode simplification » [12].
Histoire des pratiques, pratiques des archives
Seule une prise en considération des pratiques permet de dépasser cette simplification. Ce constat n’est pas nouveau, tant pour l’histoire [13] que pour les sciences politiques [14]. Néanmoins, l’approche développée dans ce dossier a ceci d’original qu’elle relève d’abord d’une réflexion sur la capacité des chercheurs à « observer ethnographiquement le passé » (Choukri Hmed, p. 72). De ce fait, une large place est laissée aux analyses réflexives quant à l’utilisation des sources mobilisées.
Françoise de Barros explique, par exemple, que sa « démarche d’enquête était simple : repérer dans les archives résultant des activités communales les circonstances de la distinction des étrangers au sein des populations communales et les critères fondant une telle distinction » (p. 49). Son enquête reposant exclusivement sur des archives, elle reste lucide sur les possibilités offertes par cette documentation : « Si toutes les archives peuvent être constituées en traces des actes qui les ont produites, toutes ne permettent pas de satisfaire n’importe quelle interprétation sociologique » (p. 52). La sociologue consacre une dizaine de pages à un examen critique de l’usage de ses sources, et justifie son choix de ne pas recourir à une observation ethnographique. Françoise de Barros convainc ainsi le lecteur de la pertinence de sa démarche, seule à même de mettre en lumière « le poids de pratiques [clientélaires] qui, sans elle, auraient été minorées du fait de leur caractère peu légitime » (p. 58).
Choukri Hmed mobilise quant à lui des « matériaux empiriques hétérogènes » (p. 72), mais développe surtout sa réflexion autour du « statut de l’entretien dans l’enquête “d’observation historique” » (p. 73). Les pages qu’il consacre à « l’analyse de la situation d’enquête » offrent ainsi un retour très éclairant sur les conditions de production d’un tel matériau pour la recherche. Elles constituent, notamment, un témoignage édifiant sur la façon dont un chercheur doit parfois gérer certains propos de ses interlocuteurs pour mener à bien une recherche empirique [15]. L’auteur explique ainsi qu’il se trouvait parfois « sommé d’acquiescer ou d’obtempérer à des invectives virulentes contre les “musulmans” », seul moyen de « faire passer au second plan son étiquette “maghrébine” au profit de celle “d’universitaire” » afin d’accéder « à un discours certes empreint de mépris et / ou de profonde condescendance, mais aussi dédouané, désinhibé et déculpabilisé » (p. 76).
Pouvoir discrétionnaire et État « hors la loi »
Sylvain Laurens étudie les modalités de traitement des demandes de retour en France émanant d’étrangers « revenus au pays » (p. 27) dans le cadre de la politique d’aide au retour du milieu des années 1970. Il expose les intérêts multiples d’une « micro-analyse des mots griffonnés en marge des décisions officielles ». Celle-ci lui permet de ne pas s’inscrire dans « une approche juridisciste, qui limiterait le travail historique aux seuls textes officiels » et qui réduirait « l’activité des agents de l’État à la conformation au règlements » (p. 38). Suivre cette règle de base de l’étude des archives administratives [16] permet à l’auteur de souligner l’importance des « considérations morales ou humanitaires » des agents chargés de cette activité.
Néanmoins, l’intérêt de cet article nous semble être ailleurs. Sylvain Laurens propose de s’intéresser à la question du pouvoir discrétionnaire, non pas des « petits fonctionnaires » ou « fonctionnaires de guichet » [17], mais des hauts fonctionnaires, entendus comme les « chefs de bureau, sous-directeurs ou même directeurs d’administration centrale » (p. 29). L’auteur offre ainsi un tableau édifiant de ce que peuvent être les pratiques administratives en situation d’illégalité.
Par quatre arrêts rendus entre juillet et novembre 1978, le Conseil d’État annulait certaines dispositions de la politique « d’aide au retour ». De ce fait, il devenait « illégal pour les agents de la DPM d’interdire un retour en France ou de réclamer les sommes allouées » (p. 29). Sylvain Laurens explique que, de ce fait, « le travail administratif réalisé par les agents de la DPM s’effectue sous la peur permanente d’être pris en défaut juridiquement, mais surtout publiquement, par des requérants ou leurs soutiens » (p. 36-37). Les pratiques de ces fonctionnaires relèvent alors principalement de la gestion de cette illégalité – que seuls les « mots griffonnés » permettent à l’auteur de dévoiler.
Ce numéro de Genèses rappelle ainsi l’apport des sciences sociales à une compréhension plus fine de la mise en œuvre des politiques publiques (passées ou actuelles), et a fortiori celles qui concernent les étrangers, quand les chercheurs adoptent une approche plus soucieuse des pratiques que des discours idéologiques (passés ou actuels).