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Recension Histoire

L’Italie avant l’Italie

A propos de : Jean Boutier, Sandro Landi et Jean-claude Waquet (dir.), Le temps des Italies. XIIe-XIXe siècle, Passés/Composés


par Valeria Caldarella Allaire , le 29 avril


L’Italie a-t-elle une histoire avant l’unification ? Au cœur de la Méditerranée, pendant des siècles, la péninsule se présente comme une koiné culturelle à première vue uniforme mais montre une complexe pluralité politique, économique et sociale.

Est-il possible d’écrire l’histoire d’Italie avant l’Italie ? Au cœur de la Méditerranée, pendant de longs siècles, la péninsule se présente comme une koiné culturelle à première vue uniforme et montre, à la fois, une pluralité politique, économique, sociale dont il est extrêmement complexe de rendre compte.

L’Italie de Ptolémée, par Nicolaus Germanus, 1467

Le 17 mars 1861, dans le palais du Carignano, à Turin, Vittorio Emanuele II proclame la naissance du royaume italien. De ce fait, de nombreux auteurs, parmi lesquels le célèbre Benedetto Croce, ont longtemps affirmé qu’il n’était pas possible de parler d’histoire de l’Italie avant cette date. Qu’en est-il, alors, de la longue période des communes ou de la Renaissance italienne ? Est-il tout simplement correct de parler d’Italie avant l’Unification ? Et comment ?

Le sujet se trouve au centre de riches débats historiographiques et ce sont là les questions que les éditeurs scientifiques de cet ouvrage collectif se posent. Faut-il resserrer la focale à l’étude d’une seule cité (ou, plus tard, d’un seul État-région) ou privilégier une approche de récit sur le temps long ? En choisissant cette dernière option, une certaine historiographie (datée) a longtemps proposé le récit fédérateur des XIIe-XIXe siècles comme une anticipation de l’Unité et celle-ci comme une fin nécessaire.

Éviter le récit national

Or des termes comme Italia ou Italiani sont abondamment utilisés par les princes, diplomates, lettrés, poètes et chroniqueurs tout au long de la période entre la fin du Regnum Italicum et l’Unité ; pour tout dire, Italia est probablement le toponyme le plus ancien en Europe : déjà Polybe l’emploie pour désigner le sud de la péninsule et Virgile en parle dans l’Enéide. Pensons seulement à l’invective de Dante Alighieri, « ahi serva Italia, di dolore ostello », dans sa Commedia (Purgatoire, VI, v. 76) ou à la chanson CXXVIII du Canzoniere de François Pétrarque Italia mia ou encore à la Storia d’Italia de François Guichardin, pour ne citer que des exemples extrêmement connus.

Faut-il pour autant penser l’histoire de ces siècles comme celle d’un État-nation en préparation ? Celle d’un « peuple » qui possède une culture et une langue uniques et qui attend d’être (r)assemblé ? Certainement pas. Nous le savons, dans la période prise en compte ici, la péninsule se compose d’entités plurielles, plus ou moins grandes, plus ou moins autonomes, plus ou moins nombreuses, qui, au fil du temps, subissent des changements, voire de véritables métamorphoses.

L’enjeu de ce volume, consacré à cette longue période, est donc de taille : en dépassant la distorsion cognitive du récit national, il souhaite raconter les histoires proches et différentes de ces territoires, sans les enfermer dans une trame qui, dans une lecture téléologique, laisserait penser le tout comme une histoire seule et unique. L’ouvrage souhaite offrir, de cet espace « aux identités multiples » (p. 64), « une histoire qui est déjà commune, mais pas encore unique » (p. 12-14) – d’où ce toponyme déclin é au pluriel dans le titre, « Italies ». Dévoilant intersections et spécificités, il entend également contribuer à nourrir les connaissances dans un domaine de recherche déjà largement fouillé.

Jeux d’échelle

Plus de 700 pages, divisées en 34 chapitres thématiques – dont il serait impossible de résumer le contenu par le menu –, présentent les acteurs institutionnels (autorités temporelles et spirituelles), les mécanismes politiques complexes (communes, républiques, puis seigneuries dans le nord et au centre, et formes monarchiques stables dans le sud de la péninsule) et les constructions symboliques (philosophiques, littéraires et iconographiques).

À travers une pluralité de perspectives historiographiques, les auteurs des contributions interrogent les dynamiques diplomatiques, institutionnelles, démographiques et économiques qui s’établissent au sein des territoires de la péninsule, déplaçant la focale des lieux centraux aux espaces marginaux et revenant en arrière, ou encore poussant le regard au-delà des Alpes et des mers, afin de relativiser et de circonscrire les particularités « italiennes » (p. 206 et p. 221-224). Bien que l’on ait l’impression que l’ouvrage fait la part belle à l’Âge des communes et à la première modernité, les contributions consacrées aux époques suivantes ne manquent pas.

L’intérêt de l’ouvrage tient en particulier aux trois échelles d’observation adoptées : péninsulaire, locale, globale. La première partie du volume interroge la pertinence même de tenir l’Italie comme grille d’analyse dans la réflexion sur la pensée politique, l’art, le droit, etc. sur une si longue période ; y sont étudiées la circulation des informations et des savoirs ainsi que la production artistique et manufacturière. La deuxième partie s’attache, entre autres, aux relations des hommes dans la société, analysées dans la dimension de l’entre-soi familial ou des lieux publics de l’administration du pouvoir. Sont examinés également le phénomène urbain, la naissance et le maintien des réseaux territoriaux entre villes et les modèles d’exploitation rurale (grandes propriétés foncières au sud, métayage au nord). Enfin, dans la troisième partie entrent en jeu de façon prépondérante le concept « d’universalité » au sens religieux, les rapports à la mer et au monde ottoman.

Enjeux croisés

Dans ces pages, la macro-histoire côtoie la micro-histoire. C’est ainsi que des chapitres abordant les relations économiques ou les conflits militaires entre la péninsule, la France, l’Empire et l’Espagne coexistent avec d’autres contributions consacrées au procès de trois prêtres toscans soumis à enquête suite à des actes de violence, montrant comment évolue, au XIIIe siècle, l’appareil judiciaire et inquisitorial (A. Fossier, chap. 16), ou comment l’analyse statistique des origines de la société des camériers du grand-duché de Toscane, entre 1559 et 1630, est le miroir du contexte diplomatique péninsulaire et européen de l’époque (H. Chauvineau, chap. 17). De la même manière est évoqué un autre des sujets centraux dans la vie des États de la péninsule : les ambitions théocratiques de la papauté romaine. Particulièrement retentissante, après la création de l’Inquisition romaine et de la Congrégation de l’Index en réponse au mouvement luthérien, la lutte menée contre l’hérésie au cours de l’époque tridentine se concrétise à travers un système d’encadrement capillaire, de l’évêque au curé, et l’installation d’inquisiteurs sédentaires dans les plus grandes villes italiennes. Le contrôle des consciences qui s’impose afin d’atteindre le « disciplinement tridentin », toutefois, ne manque pas de contradictions et d’égarements : une surveillance basée sur la dénonciation, un manque d’uniformité normative et juridictionnelle, la dissimulation, etc.

Les Italies, laboratoires politiques et culturels

Une idée abondamment mise en avant est celle des territoires de la péninsule italienne comme de véritables laboratoires, lieux de réflexion politique, diplomatique, juridique extrêmement vivaces (par exemple, chapitres 10, 11, 15, 30) ; par ailleurs, qu’il s’agisse de Moyen Âge ou de la première modernité, la Toscane est souvent prise comme observatoire privilégié, et son fonctionnement comme parangon d’organisation des sociétés du centre et du nord de la péninsule.

Mantegna, La camera picta, la Corte, Mantoue, Castel San Giorgio

Ce qui se développe dans l’Italie du Moyen Âge est un « autogouvernement urbain » en constante transformation (p. 237). Au XIIe siècle, les cités épiscopales du nord et du centre de la péninsule se transforment en communes ; au siècle suivant, les podestats forains, recrutés pour un mandat de quelques mois, remplacent les consuls ; les Conseils accueillent un nombre de plus en plus important de membres, car les citoyens veulent être plus largement représentés et participent de façon active à la vie de la commune. Le Popolo s’érige alors sur la scène politique ; le rôle de la noblesse urbaine en est profondément remis en question. Les conflits internes entre factions et entre lignages, ainsi que les guerres d’expansion entre villes voisines s’exacerbent, entraînant un renouvellement du savoir juridique et du droit (chapitres 14-15-16).

À l’aube de la première modernité, alors que, ailleurs, en Europe, s’impose le modèle d’un pouvoir politique centralisé à une plus large échelle spatiale, ces cités se transforment dans leur grande majorité en États princiers ; dans le Sud, s’affermissent les grandes monarchies. Ces territoires méridionaux (les royaumes, puis vice-royaumes, de Naples et de Sicile) auraient peut-être mérité quelques considérations supplémentaires, bien que l’exhaustivité soit impossible.

Une péninsule sous le joug étranger ?

Dans l’Italie des princes et des seigneuries, malgré la fragmentation territoriale, l’historiographie reconnaît un « contexte commun de construction d’une idéologie dynastique » (p. 318). Après le traité de Cateau-Cambrésis et jusqu’au XVIIIe siècle, environ 40 % de la population italienne se trouve sous la souveraineté du roi d’Espagne et, jusqu’au milieu du Seicento, le constant recours à une politique d’alliances matrimoniales, les querelles de préséance, la course aux titres prestigieux de la part des dynasties princières montrent de quelle manière celles-ci tentent d’affirmer leur pouvoir et de maintenir un équilibre géopolitique péninsulaire. De même, les principales familles de la noblesse (notamment sicilienne ou napolitaine) opèrent des choix matrimoniaux permettant la formation d’une élite transnationale à l’identité complexe, tout cela sous l’œil attentif des souverains espagnols (A. Cogné, chap. 22). Par ailleurs, les préjugés et le sentiment d’Antispagnolismo, nés au XVIe siècle contre le gouvernement espagnol, sont récupérés au XIXe siècle comme mythe fondateur négatif dans la construction du nouvel État unitaire, alors que l’image de l’ennemi Turc – qui tant a effrayé les habitants de la péninsule – est remplacé, pour ainsi dire, par celle de l’Autrichien depuis que Vienne a imposé sa plenipotenz.

La Bataille de Pavie, Birmingham Museum of Art.

Quoi qu’il en soit, il faut attendre la lecture historiographique du XXe siècle pour avoir une vision différente de ce que l’historien Giuseppe Galasso définissait comme prépondérances étrangères et percevoir la péninsule italienne de l’époque qui suit la pax hispanica comme sous-système du plus grand système impérial espagnol (p. 415-417). En outre, concernant la complexité des relations avec l’ailleurs, intéressantes sont les pages évoquant guerres, influences et alliances au niveau européen entre le XVIIe et le XVIIIe siècle ainsi que celles sur les conflits, les échanges et les « coprésences » avec l’empire ottoman. En effet, nous venons de l’évoquer, depuis la terrible prise d’Otrante (1480-1481) et pendant des siècles, le spectre de l’invasion turque tourmente les Italiens et, pourtant, rapprochements, traités économiques, voire alliances avec la Sublime Porte sont monnaie courante de tout temps.

L’art dans tous ses États

Disons enfin que cet ouvrage scientifique se montre accessible également à un large public. Il propose de nombreuses – et utiles – cartes illustratives et le choix de consacrer une place, à la fin de chaque contribution, à des « images iconiques » (relevant de la peinture, de la sculpture, de l’architecture etc.) permet de présenter l’art italien dans toute sa richesse et sa diversité, à travers les lieux et le temps, sans bornes ni frontières (p. 19-20). En outre, la structure du volume selon des temporalités multiples – la disposition des contributions ne suit pas un ordre chronologique – participe de la volonté éditoriale de faire état de la complexité de l’objet de recherche choisi et permet au lecteur de picorer librement, au gré de ses envies et de ses intérêts.

L’objectif annoncé – « faire saisir la complexité d’un objet historique qui se connaissait assez d’éléments d’unité pour faire l’objet d’une enquête commune, et assez de motifs de diversité pour ne pas pouvoir être réduit à l’harmonie d’un ordre ou au fil d’une intrigue » (p. 18) – est atteint.

Jean Boutier, Sandro Landi et Jean-claude Waquet (dir.), Le temps des Italies. XIIe-XIXe siècle, Paris, École Française de Rome, Passés/Composés, 2023, 756 p., 29€

par Valeria Caldarella Allaire, le 29 avril

Aller plus loin

Pour aller plus loin :
 Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles, Les dynamiques d’un État italien, Jean Boutier, Sandro Landi et Olivier Rouchon (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004
 Les guerres d’Italie. Un conflit européen, D. Le Fur éd., Paris, Passés Composés, 2022
 D. Abulafia, I regni del Mediterraneo occidentale dal 1200 al 1500, Rome-Bari, Laterza, 2001
 G. Galasso, Dalla ʺlibertà d’Italiaʺ alle ʺpreponderanze straniereʺ, Rome, Ed. di Storia e Letteratura, 2016
 L. Fournier-Finocchiaro, Giosuè Carducci et la construction de la nation italienne, Caen, Cahiers de Transalpina, Presses universitaires de Caen, 2006

Pour citer cet article :

Valeria Caldarella Allaire, « L’Italie avant l’Italie », La Vie des idées , 29 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Boutier-Landi-Waquet-Le-temps-des-Italies

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