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Cet article est une réponse au texte Daniel Cefai et Paul Costey, publié par La Vie des idées le 18 mars 2009 :
Codifier l’engagement ethnographique ?
Remarques sur le consentement éclairé, les codes d’éthique et les comités d’éthique
La judiciarisation des activités qui s’observe dans plusieurs domaines de la vie sociale en France semble toucher aussi les sciences sociales. Voilà en effet que plusieurs disciplines envisagent d’adopter une charte ou un code de déontologie pour encadrer les activités des chercheurs [1]. Peut-être quelques polémiques, comme celle de « l’affaire Tessier », ont fait ressentir à certains le besoin de règles qui permettraient de régir la communauté des sociologues. Plus fondamentalement, le développement des pratiques ethnographiques depuis une vingtaine d’années pour l’étude aussi bien d’administrations, d’entreprises, que de groupes aux activités jugées illégitimes ou illégales, a conduit les chercheurs à une plus grande réflexivité sur leurs pratiques. Il était donc probable que les questions déontologiques finissent par être abordées. Si des problèmes éthiques peuvent se poser, faut-il pour autant suivre la voie réglementaire, fut-elle sous la forme d’une charte ?
Quelles justifications professionnelles à une charte de déontologie ?
Les débats sur la déontologie et l’éthique en sociologie sont principalement liés aux démarches du travail de terrain. Comme l’ont très justement souligné Daniel Céfai et Paul Costey (2009), dans les sciences sociales américaines, en particulier en anthropologie, les débats sur la déontologie sont liés à la fois à l’histoire de la recherche médicale (surtout épidémiologique) et à la situation des anthropologues dans des pays en guerre où intervenaient les États-Unis. Ce point est largement connu et documenté dans la littérature américaine et il ne s’agit pas de retracer à nouveau la genèse de ces débats et des codes anglo-saxons. On rappellera simplement qu’en sociologie ces questions sont apparues d’abord à propos de la publication des comptes rendus d’enquête ethnographique (en particulier avec le cas de Springdale à la suite de l’enquête de Vidich et Bensman (1958)), puis avec l’usage de l’observation secrète à partir de l’article de Lofland et Lejeune (1960) et la réponse de Davis (1961) condamnant cette technique [2]. Ce n’est pas seulement la technique qui semblait aller au delà des conventions morales de l’époque mais aussi certains sujets de recherche, comme celui d’Humphreys (2007) sur les pratiques homosexuelles dans les toilettes publiques de Chicago. En France, la démarche ethnographique en sociologie est plus récente (elle ne s’est développée qu’à partir des années 1980) et les questions déontologiques posées par l’enquête n’étaient pas centrales dans les décennies 1950 et 1960. Ainsi pouvait-on analyser des conversations téléphoniques enregistrées à l’insu d’un des interlocuteurs ou s’inventer un rôle et se faire passer pour ce qu’on n’est pas, sans que cela soulève d’objections particulières [3]. Ces problèmes se posent avec moins d’acuité pour les chercheurs adoptant d’autres démarches (ceux qui pratiquent l’analyse secondaire de données quantitatives restent moins présents dans ce débat qui occupe plus fréquemment des ethnographes).
Les relations avec les financeurs et les employeurs
La création d’une charte de déontologie a trait aux problèmes ordinaires d’une profession dans ces relations avec d’autres professions concurrentes, c’est un des signes de la professionnalisation d’un métier, l’organisation en une profession autonome régie par ses propres règles (Abbott, 1983). Les sociologues salariés d’organismes privés peuvent voir dans une charte un moyen qui permettrait de distinguer leurs pratiques de celles de leurs concurrents, d’être reconnus comme sociologues dans leur établissement, ou de défendre la pratique sociologique face à leurs employeurs. Une charte de déontologie peut être un atout pour s’imposer sur un marché, ce que rappellent les instituts de sondage qui ont aussi un code de déontologie. La charte est alors un élément de la façade de l’organisation, une rhétorique de légitimation (Ball, 1970). Elle est, en même temps, un moyen pour les professionnels de se protéger, comme le font les journalistes : leur code les protège contre les attaques en justice ou contre un chef de rédaction ou un patron de presse, en leur permettant de ne pas divulguer leurs sources, en n’écrivant pas contre leur conviction, ou en facilitant leurs relations avec leurs lecteurs et le public (le respect du code passe pour une garantie de sérieux). Comme on le sait, un tel code est compatible avec de nombreuses manières d’exercer le métier, car il est, dans ce cas, très général. Les sociologues peuvent voir dans une charte de déontologie un moyen de rassurer leurs financeurs et/ou de se protéger d’une partie de leurs exigences [4]. De leur côté, les responsables universitaires peuvent voir dans une charte un moyen de protection, comme l’illustre les cas canadien et américain où les fondations et les universités se dotent de comité d’éthique (Haggerty, 2004, sur le comité national d’éthique pour la recherche). La création par les universités françaises de fondations, dans le cadre de la récente loi LRU, pourra inciter les responsables de ces établissements à s’assurer que les enquêtes qu’ils financeront ne puissent leur porter atteinte. Le respect formel de règles déontologiques devient alors un moyen de pression supplémentaire dans les mains des responsables administratifs face à leurs collègues représentants une discipline déjà peu valorisée au sein de l’Université. Comme le souligne Haggerty, le juridisme dans lequel peuvent tomber ces comités devient alors une entrave à la recherche empirique. Un aspect qu’il vaudrait mieux, selon nous, éviter.
Une charte pour l’organisation interne de la profession ?
Une autre justification peut résider dans l’organisation interne de la profession. Une charte de déontologie peut être perçue comme un moyen, parmi d’autres, d’homogénéiser ou d’organiser la profession et de se donner des statuts comparables aux autres associations étrangères de sociologie. Ainsi, dans le code de l’American Sociological Association, plusieurs articles du chapitre 18 portent sur les relations avec les étudiants dans le cadre de l’enseignement de la sociologie, le chapitre 16 sur le processus de publication. Le code canadien n’est pas en reste, qui définit dans ses articles 32 à 39 les relations entre collègues, puis dans les articles 40 à 52 les procédures de nomination d’un professeur, en poursuivant par les rapports avec les étudiants. Mais sur les aspects relatifs aux relations avec les étudiants ou les relations entre collègues, les règles déontologiques ne font que reprendre les conventions morales du moment. À la lecture des textes anglo-saxons ou du projet français, on est frappé par le fait qu’ils mélangent trois types différents de règles : des règles définissant l’organisation formelle du métier, celles cherchant à moraliser le travail du sociologue, celles pour travailler effectivement (faire des enquêtes ou enseigner). En réalité, une charte ne suffit point à homogénéiser une profession, et ce n’est que de manière symbolique qu’elle place sur le même plan des sociologues aux statuts très différents (organismes privés ou fonctionnaires). Une association nationale de sociologues n’a pas les moyens de régenter les conflits professionnels qui s’expriment en fait dans les différentes instances qui disposent réellement d’un pouvoir dans la gestion des carrières (commissions de spécialistes, conseils du CNU ou du CNRS, conseils d’UFR ou d’université, comités de rédaction des revues). L’existence d’une charte de déontologie pose immédiatement la question des instances chargées de son application et des modalités de celle-ci. Qui devrait accorder un label éthique à une recherche sociologique et ce critère viendrait-il s’ajouter aux autres existants pour les recrutements de nouveaux chercheurs, la gestion des carrières, la gestion des budgets, des laboratoires, des contrats de recherche, la publication des comptes rendus d’enquête ? Le chercheur sera alors tenté par une déclaration de principe et de façade sur le respect de la charte pour toute enquête. Les règles pour moraliser le travail interféreront avec l’organisation formelle du métier. Le risque est alors de ne plus discuter des problèmes pratiques que posent les démarches ethnographiques, y compris sous ce rapport, et qui sont parfois évoqués dans les rares récits d’enquête.
La protection des sociologues et des enquêtés
Un troisième type de justification renvoie aux relations des sociologues avec leurs enquêtés. Il y a ici deux questions différentes : d’une part, la protection des sociologues (et de ses enquêtés) contre les interventions d’administrations de l’État ou autres organismes ; d’autre part, le souhait de catégories sociales, ou plus simplement de citoyens, de se protéger contre les enquêtes sociologiques. Commençons par la première question.
La protection des sociologues
Un problème réside d’abord dans le caractère illégal des activités des personnes que nous étudions. Le chercheur peut ainsi être le témoin d’activités illégales, il peut avoir à se mettre lui-même hors la loi quand le rôle qu’il occupe sur le terrain contraint à des pratiques illégales ; comme participant aux activités d’un groupe, il peut sympathiser avec certains de ses membres, voire plus si affinités ! On n’est jamais à l’abri de ce genre de risques. Ces activités illicites ou illégales peuvent s’observer même dans les institutions légitimes aux activités les plus routinières et réglementées. Aux États-Unis, il existe une longue tradition d’enquête ethnographique sur la police (Rubinstein, Skolnick, Van Maanen, Westley) et ces sociologues ont fréquemment observé des policiers enfreindre les règles de leur profession ou la loi dans leurs activités ordinaires. Des administrations policières ou judiciaires ont souhaité utiliser les carnets d’enquête des sociologues de terrain qui avaient observé des activités délictueuses. En 1972, Samuel Popkin, sociologue, fut incarcéré 7 jours pour avoir ainsi refusé de communiquer ses notes et ses informations à un Grand Jury. Plus récemment, Rik Scarce, alors doctorant en sociologie, fut incarcéré quelques semaines pour avoir refusé de communiquer ses notes et lever l’anonymat de ses enquêtés au nom du code de déontologie de l’ASA (Scarce, 1995). Ce problème est assez classique chez les journalistes d’investigation, qui entendent protéger leurs sources. Récemment, le gouvernement français a déposé un projet de loi visant à redéfinir cette protection. Il n’existe rien de tel pour le sociologue. On pourrait alors penser qu’un code de déontologie se préoccupe des modalités d’implication de la « participation » de l’enquêteur à des activités illégales ou faisant l’objet d’enquêtes de police. Mais, comme le remarque Van Maanen (1983), le fieldworker ne peut, pour l’instant, se prévaloir d’une sauvegarde particulière en prétextant qu’il fait de la recherche sur des groupes délinquants ou des activités délictueuses. Il prend les mêmes risques que n’importe qui si il participe à des délits, et on ne voit pas bien au nom de quels principes il bénéficierait d’une protection particulière en la matière. Certes, le terme de « participation » est ambigu et il sera difficile de définir les différentes modalités de celle-ci : s’est-il contenté d’assister ? A-t-il contribué activement ou passivement ? Avoir connaissance d’activités illégales constitue-t-il un délit ? Le problème vient du fait que l’État ne reconnaît pas aux sociologues une licence spécifique pour étudier la société, et a fortiori, pour l’étudier de manière ethnographique, alors qu’il reconnaît une licence aux journalistes pour leur activité [5]. Il reconnaît aux sociologues uniquement une licence pour la délivrance des diplômes de la sociologie. Il est peu probable que des règles déontologiques soient pour le moment d’un grand secours dans ce domaine. Ici, de deux choses l’une : soit nous demandons pour la profession un droit d’exception attaché à l’exercice d’une mission professionnelle (un mandat défini par l’État, qui n’existe pas pour l’instant, puisque seuls les sociologues fixent celui-ci) et, dans ce cas, il faut accepter une réglementation de l’exercice de la profession qui contiendra donc des droits, mais aussi des devoirs, donc des restrictions ; soit nous ne demandons rien, nous passant de droits et de protection mais nous assurant plus de libertés. La question peut recouper celle du mandat que l’on confère à la sociologie, objet plus classique de débats.
Le problème se complique sous un autre aspect. Certains de nos actes d’investigations peuvent être délictueux si nous enquêtons sur des secrets protégés par la loi, ou si, pour les besoins de l’enquête, nous contournons des interdictions d’accès à l’information ou des interdictions de divulgation. Une charte de déontologie pourrait alors édicter que nous ne devons enquêter que dans le cadre de ce qui est autorisé par la législation. Par là, elle assurerait une protection aux sociologues et une respectabilité à la profession. Mais si nous ne devons utiliser que des moyens d’investigation autorisés par la loi, comment et pourquoi étudier les activités illégales ? Il sera difficile à une organisation professionnelle, face à la diversité de ses membres, de définir les sujets de recherche qui méritent d’être étudiés et ceux qu’il vaut mieux écarter, même si en réalité les sociologues ne cessent d’émettre des avis sur cette question. Le problème ici est celui des barrières que des institutions, des professions ou des groupes sociaux peuvent opposer à l’investigation sociologique.
Là aussi, le problème n’est pas indépendant du mandat que les sociologues confèrent à leur discipline. Ainsi, Douglas (1976) considère que la société est conflictuelle et que la détention d’informations et sa divulgation sont des aspects essentiels des relations humaines. Par conséquent, le mandat qu’il attribue au sociologue est de découvrir ce qu’il y a derrière les façades des organisations, des institutions, et plus généralement, de toute activité humaine. Dès lors, il ne faut pas s’interdire d’étudier aussi bien les gangs et la maffia que les pratiques illicites ou illégales de l’État et de ses administrations. Les moyens d’investigation mis en œuvre pour y parvenir diffèreront de ceux qui ne partagent pas une telle conception et qui attribuent à la sociologie un mandat différent.
La protection des enquêtés
Les codes élaborés outre-Atlantique, ainsi que le projet de charte de l’AFS, soulignent que le sociologue et son enquête ne doivent pas porter tort aux populations étudiées ou aux populations vulnérables. Ainsi, une quinzaine d’articles du code britannique tente de définir les relations entre les sociologues et les personnes étudiées (articles n°13 à 30) et trois articles définissent le périmètre de la « covert research » (articles n°31 à 33). Près d’une vingtaine d’articles du code de l’American Sociological Association, dans les chapitres 11 et 12, examinent les questions relatives à la confidentialité des enquêtes et aux relations des sociologues avec leurs enquêtés. Le point commun à tous ces textes est celui de « l’information consentie » ou du « consentement éclairé », notion qui était, comme on le sait, antérieurement présente dans les codes d’éthique des recherches médicales. Selon ce principe, le sociologue doit obtenir l’accord (de préférence écrit) des personnes qu’il étudie (il ne doit donc pas cacher son statut), il doit les informer de l’objet de la recherche et de leur droit de ne pas répondre à l’enquête. On connaît depuis les années 1960 les termes du débat : les uns soulignent la nécessité de garantir la confidentialité des personnes enquêtées, les autres insistent à la fois sur les problèmes pratiques que pose la procédure du consentement éclairé et les conséquences indirectes dans le choix des sujets de recherche (les chercheurs risquant d’éviter les sujets où ils ne seraient pas sûr d’obtenir ce consentement). Outre les problèmes pratiques et insurmontables que pose cette procédure aux fieldworkers (bien examinés par Thorne (1980) et beaucoup d’autres depuis), elle n’existe que pour donner aux enquêtés la possibilité de refuser l’investigation sociologique. Mais ne devrait-elle pas donner aussi la possibilité de dire « oui, nous voulons être étudiés » ? Comme Thorne le souligne, qu’advient-il si un groupe de prisonniers revendiquent une étude de ses conditions de détention – qu’il juge déplorable – par un chercheur mais que l’administration pénitentiaire refuse à ce dernier l’accès aux établissements ? Y a-t-il un droit à être l’objet d’enquête sociologique ? La procédure de l’information consentie repose sur les principes de l’individualisme, chaque personne doit se prononcer seule sur son choix à être l’objet d’enquête. Dès lors, elle ignore les relations de pouvoir, de domination entre des collectifs ou au sein des institutions.
L’anonymat dans les comptes rendus de recherche sociologique est l’une des solutions conventionnellement adoptée, depuis les années 1920 (la monographie des Lynd sur Middletown), pour protéger les enquêtés et, à l’époque, s’opposer à la pratique des journalistes. Pour beaucoup, il semble aller de soi. Soulignons, en premier lieu, que la pratique de l’anonymat ne renvoie pas toujours uniquement au souci de protéger les enquêtés. L’ouvrage célèbre de Sutherland (1949), White Collar Crime, masquait les noms des entreprises concernées à la demande de l’éditeur et de l’université. Le premier pensait qu’utiliser le qualificatif de « criminel » pour des activités d’entreprises qui ne tombaient pas sous le coup de la loi pouvait être considéré comme de la diffamation et susceptible d’actions en justice. De son côté, l’université ne souhaitait pas se fâcher avec certains de ces financeurs. Les journalistes ont depuis longtemps choisi la voie opposée. En dehors de la protection de leurs sources, ils identifient leurs sujets par leurs noms souhaitant montrer la véracité de leurs comptes rendus, leurs analyses ne reposant pas sur de simples inventions, leurs collègues pouvant ainsi contre enquêter. Certes, les procès sont alors plus fréquents que dans le cas des enquêtes sociologiques. La pratique de l’anonymat a cependant une limite évidente. Il n’est assuré que vis-à-vis des lecteurs étrangers au terrain étudié.
Cette pratique ne fait pas consensus parmi les sociologues comme l’illustre le cas de Duneier (1999). Étudiant, par observation participante, les vendeurs de journaux périmés (souvent des SDF) de la 6e avenue, autour de Greenwich village, à New York, il préfère suivre la pratique des journalistes en ne masquant pas les identités des personnes étudiées. Il présente deux raisons pour justifier ce choix. D’une part, il s’est associé à un photographe journaliste, Ovie Carter, dont les photos des protagonistes de l’enquête illustrent son compte rendu. La photographie est ainsi réhabilitée comme support à l’analyse. D’autre part, Duneier considère que la divulgation des noms de lieux et de personnes accroît la responsabilité du chercheur (p. 348). Dans le contexte actuel de l’université et des modalités d’évaluation des chercheurs, la forte pression pour la publication peut, selon lui, augmenter la probabilité de comptes rendus s’appuyant sur des données fausses, partielles, ou trop vite recueillies. Comme chez les journalistes où la course à la publication des scoops peut les conduire à publier des informations insuffisamment vérifiées et erronées. D’autres sociologues peuvent souhaiter associer leurs enquêtés à leur production scientifique, comme dans le cas de Lepoutre et Cannoodt (2004), levant alors les conditions de l’anonymat. Ces quelques éléments suggèrent que les conditions de l’anonymat ne dépendent pas uniquement de principes éthiques, mais aussi des aspects pratiques de la recherche et du mandat qu’on lui attribue.
Il est possible que des enquêtes sociologiques puissent causer du tort aux personnes enquêtées. Dans ce cas, l’intervention de la justice serait justifiée. Encore faut-il s’entendre sur la portée réelle du tort causé. Les organisations professionnelles des sociologues pourraient avoir légitimement le souci d’anticiper ou de contribuer à la définition des règles que l’État souhaiterait proposer pour la protection des personnes enquêtées. Aux États-Unis, des recherches comme celle Whyte (1955), et plus encore celle de Vidich et Bensman (1958), ont fait de la réception des comptes rendus sociologiques une question classique. En France, on sait qu’une partie des habitants de Plozévet fut réservée sur l’image que donnait d’eux le livre de Morin. Mais, on ne voit pas bien en quoi une charte de déontologie assure une meilleure protection des enquêtés sur ce plan. Il est rare que nous puissions rendre compte du point de vue de toutes les catégories de personnes concernées par un sujet ; notre compte rendu peut alors déplaire au moins à l’une d’entre elles. Comme l’a relevé Becker (1967), nous sommes toujours d’un côté ou de l’autre : c’est-à-dire de la catégorie de personnes qui est au centre de nos investigations, ou de celle qui nous permet l’accès aux données et à notre terrain, ou de celle qui correspond au rôle que nous occupons, généralement au détriment d’une autre qui aurait un point de vue différent. Plus encore, il n’est finalement pas certain que les personnes enquêtées soient dans une position d’infériorité face aux sociologues, comme ceux-ci aiment à le penser, en particulier quand ils étudient les classes populaires, et qu’elles auraient ainsi besoin d’une protection offerte par la procédure de l’information consentie. Murray Wax (1983) souligne, avec raison, qu’il y a là un point de vue condescendant et que beaucoup de gens sont capables de se défendre seuls face aux sociologues qui sont assez démunis dans leurs moyens d’enquête.
Les dimensions concrètes du travail de recherche
Les questions déontologiques sont inhérentes au travail de terrain. Aussi est-ce à partir du travail concret qu’elles prennent tout leur sens. La déontologie est une question de sociologie du travail, pour notre profession comme pour les autres, et pas seulement un sujet de sociologie des professions. Nous voudrions présenter ici un seul problème du travail de terrain que nous avons rencontré dans nos recherches respectives et qui est régulièrement l’objet de discussions éthiques : l’entrée dans une institution (ou un groupe) associée à l’usage de l’observation secrète qui conditionne les données auxquelles nous pouvons avoir accès.
L’autorisation d’une recherche est souvent dépendante de la distribution du pouvoir dans les institutions (Becker, 2006). Nous devrions réfléchir au fait que nous étudions principalement des institutions ou des professions qui nous permettent d’entrer, qui ne sont pas hostiles à l’investigation sociologique. Nous avons étudié surtout le secteur tertiaire, plus particulièrement des administrations publiques, pour lesquelles nous sommes généralement dépendants d’une autorisation de la direction pour enquêter. Dans les travaux réalisés depuis le renouveau de l’enquête ethnographique en France, à partir du milieu des années 1980, c’est aux employés de ces institutions et à leurs clients, aux classes populaires que nous nous intéressons principalement et peu aux directions, aux finances, aux luttes entre les différentes composantes de ces organisations (il y a bien sûr quelques exceptions notables connues). Nos efforts ont, dans l’ensemble, moins porté sur les milieux qui sont très difficiles d’accès ou hostiles à l’investigation sociologique. Il y a là un réel problème d’échantillonnage qui a une conséquence en matière de déontologie. Les textes méthodologiques qui analysent ces problèmes d’accès et de gestion du secret sont rares dans la littérature française. Comme le soulignent nos collègues américains, à chaque génération quelques cas deviennent idéaltypiques pour les problèmes éthiques, il est difficile de raisonner dans l’abstrait et nous le faisons collectivement à partir de cas jugés exemplaires. Or, ceux-ci sont, chez nous, peu nombreux.
La distinction entre observation secrète et observation à découvert a suscité des débats éthiques dès les années soixante et régulièrement depuis [6]. Selon les adversaires de l’observation secrète, le chercheur limiterait sa capacité d’action sur le terrain en devant se restreindre aux activités normales liées au rôle qu’il occupe sous peine d’être découvert. Il risquerait aussi de s’immerger trop profondément dans le milieu qu’il étudie au point d’en devenir un membre à part entière et d’abandonner alors toute objectivité, voire toute recherche. Ils avancent aussi diverses raisons éthiques : ne pas trahir les enquêtés, respecter leur personnalité, leur autonomie, leur liberté individuelle (de participer ou non à l’enquête), cette technique donnerait une mauvaise image du sociologue et de sa discipline dans la société. Certes, il est illusoire de penser que toutes les personnes qui entrent dans le champ des investigations d’une recherche soient au courant de celle-ci et, par conséquent, du statut du chercheur. Pour la plupart des gens, l’objectif et les pratiques de recherche d’un sociologue restent obscures et, parfois, sans grand intérêt. Roth (1970) souligne alors que la démarcation entre les deux types d’observation n’est donc pas si nette. Quand le chercheur reste longtemps sur le terrain, l’attention et la méfiance des enquêtés finit par s’estomper et il peut accéder à différents points de vue contradictoires, à l’envers du décor (mais ce n’est pas une relation logiquement nécessaire). C’est toujours par rapport à une éthique professionnelle d’honnêteté que des sociologues se déclarent hostiles à l’observation secrète, même quand leurs observations portent sur des milieux très fermés comme les sectes ou les mouvements politiques extrémistes. Ainsi, Bizeul (2003, p. 36) pose le problème de la méthode en terme de franchise. S’annoncer aux observés devient une posture morale relevant de l’honnêteté, ce qui renvoie l’observation incognito à une posture relevant de la « malhonnêteté et de l’hypocrisie ». Le passage du débat méthodologique au débat moral traduit les illusions de l’ « objectivité pure », l’enquêteur n’arrive jamais sur le terrain la tête vide, il est soumis aux tensions qui marquent son époque. La posture de ces opposants à l’observation secrète renvoie plus à leurs propres conceptions du social qu’à une démarche habitée par le seul souci de la discussion scientifique car, ce qui est mis en débat, ne relève pas des implications méthodologiques de cette démarche d’enquête, mais des implications morales supposées qui trahissent le manque de distanciation entre le chercheur et son objet.
On peut poser le problème un peu différemment. Faut-il respecter les règles de secret qu’établissent les institutions que nous étudions ? Y a-t-il une liste de données auxquelles nous ne devrions pas avoir accès ? Y a-t-il des sujets ou des domaines sur lesquels nous ne devrions pas enquêter ? Prenons l’exemple de la possibilité ou non de poser des questions à partir de critères ethniques dans le recensement, les enquêtes emplois, ou toute autre enquête de ce genre. La polémique avait été une première fois tranchée mais elle semble redevenir d’actualité. Si la pratique était interdite, devons-nous obtempérer ? Devons-nous abandonner le critère ethnique comme une catégorie ou une variable possible dans nos enquêtes, puisqu’un cadre légal semble aujourd’hui fixé ? L’interdirons-nous à un étudiant ou le reprocherons nous à un collègue si il souhaite élaborer un questionnaire contenant cette variable ? Faut-il se l’interdire pour des enquêtes par questionnaire et se l’autoriser pour des recherches ethnographiques ?
Plus encore, derrière ce problème apparaît la question du rapport de pouvoir entre le sociologue et les organisations qu’il souhaite étudier. Cette relation de pouvoir ne porte pas uniquement sur les organisations hostiles à l’investigation sociologique ou qui souhaitent s’en protéger sur certains aspects de leurs activités, mais aussi sur celles qui financent, par des contrats de recherche, des enquêtes sociologiques, contribuant ainsi à définir les sujets dignes d’être objet de recherche, autrement dit la hiérarchie de crédibilité des activités de recherche sociologique.
Conclusion
Les sociologues de terrain abaissent les frontières morales de la pratique sociologique par leurs récits d’enquêtes, leurs textes méthodologiques et les solutions proposées aux obstacles qu’ils rencontrent. Une charte de déontologie n’est-elle pas alors utile ? De deux choses l’une. Si un chercheur ne rencontre pas de problèmes en ne respectant pas ouvertement une telle charte, ou si elle n’a qu’une portée générale au point qu’elle permette toutes sortes de pratiques, alors on n’en voit pas l’utilité. Ou alors elle pose des principes qui deviennent des références, les chercheurs redoutant les conséquences du non respect de ces normes professionnelles. Dans ce cas, on crée de nouvelles contraintes à la recherche sociologique. Dans le cas du travail de terrain, l’observation est toujours aux risques et périls de celui qui l’utilise. Les protections juridiques existantes, qui définissent à la fois les droits des personnes et les devoirs des fonctionnaires ou des salariés d’organismes privés, n’ont-elles pas suffi jusqu’alors à définir un cadre à nos activités ? Outre ce cadre juridique, les instances d’évaluation de la profession (comités des revues, comités de sélection, CNU, etc.) contribuent à définir les manières de faire. Des conventions morales, celles de la société et/ou celles de la profession s’imposent aussi déjà aux chercheurs : ainsi, certains restent discrets sur leur propre expérience des milieux qu’ils étudient (Adler et Adler, 1993), Becker ne nous dit pas s’il était un habitué de la marijuana !
On le voit, les contraintes qui pèsent sur la recherche sont déjà nombreuses. Nous ne prétendons pas avoir traité dans ce court texte l’ensemble des problèmes qui se posent à l’activité sociologique et, sans aucun doute, chacune des questions abordées pourrait faire l’objet d’un traitement particulier. D’un autre côté, on ne peut faire comme si nos collègues anglo-saxons n’avaient pas déjà évoqué ces questions. La littérature américaine, en particulier en sociologie, sur ces sujets est suffisamment abondante pour qu’elle ne puisse être ignorée. Il ne s’agit pas d’adopter « la politique de l’autruche », pour reprendre les mots de Cefai et Costey en conclusion de leur article, mais en attirant l’attention sur des dimensions qu’ils laissent de côté, nous voulons simplement souligner que si la pratique sociologique soulève sans doute des questions déontologiques, c’est un autre problème que de les discuter en termes réglementaires ou juridiques à travers une charte ou un code de déontologie.
Notre scepticisme sur la nécessité d’une charte ne signifie pas que nous n’aurions pas de principes moraux et éthiques. Dans ce texte, nous avons évité de proposer quelque canon déontologique que ce soit et nous avons discuté de ces questions en termes techniques (protection des personnes, entrée dans une organisation, accès aux données). Cela signifie que les questions que nous avons traitées relèvent de la conscience individuelle. Pour autant, l’éthique du terrain ne doit pas être entendue dans un sens restrictif, c’est-à-dire réduit aux interactions en situation d’enquête. Elle peut avoir une dimension collective dans les finalités que l’on attribue à l’enquête sociologique et dans leurs implications politiques (par exemple, les enquêtes anthropologiques en situation coloniale, ou des anthropologues dans des pays en guerre, comme aujourd’hui en Afghanistan dans le cadre d’un programme du Pentagone). Mais c’est là une autre question qui dépasse le cadre d’une charte de déontologie.