par Dagnaud*Monique [10-04-2008]
Domaine : International
Planet India, de Mira Kamdar, dessine une fresque de l’Inde contemporaine. Dense en chiffres, fourmillant de personnages et de situations recueillis au fil d’une longue pérégrination ethnographique, riche en points de vue et perspectives, l’ouvrage invite à réfléchir sur l’avenir de ce continent tumultueux.
Certes, de la face sombre du « géant démocratique » rien ne nous est épargné dans l’ouvrage de Mira Kamdar : la tentation belliciste (arme nucléaire et premier client des marchands d’armes), la perpétuation du système des castes, les pratiques usurières qui ont conduit environ 100 000 petits paysans à se suicider au cours des dix dernières années, les cohortes d’individus qui s’épuisent à fabriquer à la main des briques et que tout voyageur remarque le long des routes, la pénurie d’eau potable et l’absence généralisée d’infrastructures, l’état lamentable du système sanitaire, la désespérance des 800 000 millions d’habitants (sur 1, 2 milliard d’habitants) qui tentent de survivre à la campagne ou dans des bidonvilles, le sort fait aux petites filles qui, dans la société traditionnelle indienne, pèsent comme un fardeau pour les familles, l’analphabétisme de près de 40 % de la population. Mira Kamdar excelle à décrire le chaos nocturne des mégalopoles indiennes, la foule grouillante des miséreux dormant à même le pavé ou sous des abris de fortune en tôle ondulée, la saleté, les ordures qui jonchent le sol, les enfants livrés à eux-mêmes, ces silhouettes dans l’ombre qui semblent ne jamais cesser de marcher, le tout en lisière des artères parcourues d’un flux intarissable de voitures ; et à cinq pas, des cercles huppés et des hôtels de luxe gardés par des portiers en habit de lanciers du Bengale.
Et, pourtant, on sort de cette lecture comme ragaillardi par l’énergie et l’optimisme qui semblent se dégager de la société indienne. L’auteure du livre a grandi aux États-Unis (elle a aussi obtenu une thèse de philosophie en France), et y travaille comme journaliste. Simultanément, de mère danoise et de père indien, elle a conservé de solides attaches familiales en Inde, ce qui a facilité ses investigations et lui permet un regard qui joue de diverses focales. Cette exploration mêle ainsi la compréhension intime du monde indien et une posture critique, le plus stimulant pour un lecteur français étant les complicités et les contrastes qui sont posés entre l’Amérique et l’Inde. Le livre en effet édifie subrepticement une sorte de pont entre l’Ancien État-monde et le Futur Etat-monde. « Comme va l’Inde, ainsi va le monde » : voici le credo de Mira Kamdar. Elle crédite la classe dirigeante indienne d’une capacité d’anticipation supérieure à celle des élites américaines, en raison des défis immenses qu’elle doit affronter : « L’Inde embrasse aujourd’hui les promesses et les périls de ce moment critique dans l’histoire de l’humanité. Les Indiens que j’ai eu le privilège de rencontrer et qui ont partagé avec moi leur vision et leur disponibilité se consacrent avec une incroyable ambition à régler des problèmes si terrifiants que beaucoup d’entre nous sont tentés de prétendre qu’ils n’existent pas. Les Indiens ne peuvent se payer le luxe de feindre. Et, en fin de compte, nous non plus ».
Depuis une quarantaine d’années environ, les liens entre l’Amérique et l’Inde n’ont cessé de s’intensifier. De nombreux jeunes Indiens viennent étudier en Amérique du nord (80 000 étudiants en 2005), et une abondante diaspora indienne s’y est installée (2,2 millions) au point d’y constituer la communauté d’origine asiatique qui se développe le plus. Les Indo-américains sont plus diplômés que la moyenne (64 % d’entre eux ont une formation universitaire), ils investissent les secteurs scientifiques, notamment la médecine, l’aéronautique, la recherche, et ils mènent la danse dans l’essor des nouvelles technologies en Californie. Plusieurs patrons de grandes firmes américaines sont d’origine indienne (Indra Nooyi dirige Pepsi-Cola, Rajat Gupta fut à la tête de Mackinsey, etc.), et de façon générale, cette communauté, organisée dans de puissantes associations, étend son influence. En sens inverse, de jeunes cadres américains partent de plus en plus souvent travailler en Inde dans le secteur des technologies ou dans des firmes externalisées.
Autre aspect de ce rapprochement : les influences croisées à travers les industries de l’image dont les deux pays sont dotés. Aux États-Unis réside un groupe de réalisateurs et de producteurs indiens qui visent à concevoir des contenus cinématographiques ou audiovisuels pour le public américano-indien, mais aussi pour les nouvelles classes moyennes indiennes. Mira Nair (de « Salaam Bombay » à « Un nom pour un autre ») ou Jagmohan Mundhra (par exemple « Bawandar »), protagonistes d’un cinéma « crossover » ambitieux, tentent de séduire un marché international. Mais les professionnels américains (ou américano-indiens) se déplacent aussi vers Bollywood pour acquérir des droits sur des scénarios, faire tourner des stars du cinéma indien (Aishwarya Rai, Shabana Azmi), et surtout monter des projets pouvant intéresser le public de la péninsule sud-asiatique. Constatons que les milieux du cinéma indien jugent avec scepticisme cette offensive : « Hollywood essaiera de conquérir Bollywood, parce qu’ils savent que c’est là qu’est le marché. Mais ils échoueront. Bollywood a été autosuffisant pendant une longue période. Des types comme Yash Chopra connaissent vraiment leur public et savent très bien ce qu’ils font. Ces dernières années, l’Inde a vu son ego augmenter fortement. Nous devons façonner nos produits pour satisfaire les besoins des spectateurs indiens » (interview de Smiriti, fille de Jagmohan Mundhra, cinéaste qui travaille à Hollywood et à Bollywood).
La méthode appliquée au cinéma fonctionne pour toutes les autres activités. Développement vertigineux d’une clientèle solvable et savoir-faire local, ces deux éléments façonnent l’optimisme des indiens et en particulier celui de leurs dirigeants. En Inde, le Conseil national pour la recherche économique fait un calcul : 37 millions de ménages forment la classe moyenne supérieure, 90 millions de personnes gagnent entre 4 400 et 21 800 dollars par an, 287 millions de personnes ont un revenu par ménage qui varie entre 2 000 et 4000 dollars annuels et aspirent à rejoindre la classe moyenne. Autrement dit, le marché des consommateurs indiens aujourd’hui et en devenir à court terme est nettement plus élevé que celui des États-Unis. En outre, ce marché est jeune (le quart de la population indienne a entre 18 et 35 ans) et dépensier. Dès lors, dans nombre de secteurs (automobile, biens ménagers, télécommunications, transport aérien, produits alimentaires, etc.), les industriels indiens engagent une bataille économique sur leur territoire. Ainsi le résume Kiran Mazumdar Shaw, à la tête de Biocon, principale firme de biotechnologies de l’Inde : « Mon entreprise a toujours été mondiale, mais ce qui se produit aujourd’hui, c’est que l’Inde elle-même devient le marché. C’est très passionnant. L’Inde peut devenir le laboratoire du monde et pour le monde ».
De l’itinéraire que nous fait suivre Mira Kamdar émerge une idée force : l’Inde croit en son « soft power », sa force de persuasion, son pouvoir de créativité découlant d’une grande civilisation. Ses dirigeants pensent que la culture indienne contribuera à l’avènement d’une nouvelle mythologie plus équitable et acquise à la durabilité environnementale dont le monde a besoin. Cette foi n’est pas dénuée d’un sentiment identitaire national exacerbé qui s’est renforcé au sortir de la colonisation (« les Indiens sont parmi les gens les plus patriotes que j’ai rencontrés au cours de mes voyages, reléguant même les Américains qui brandissent leur drapeau, au rang de poids léger du nationalisme »), mais elle est aussi enracinée dans la fierté d’appartenir une société ouverte et démocratique. Les dirigeants interviewés par la journaliste pointent tous la mission qui leur incombe d’aider « l’autre Inde », celle de la misère noire et des Intouchables, à sortir de son chaos, comme si ce spectacle associée à leur pays était désormais devenu une image insupportable : « notre défi le plus grand est un défi que personne n’a relevé dans le monde : comment créer de la richesse de façon équitable. Dans un rayon de 500 mètres par rapport à l’endroit où j’habite, il y a un différentiel de revenus qui va d’une seule unité à un milliard. Cela ne peut plus durer », déclare Mukesh Ambani, troisième fortune mondiale, héritier et président de la plus grande société indienne du secteur privé, le groupe Reliance qui investit dans le pétrole, les infrastructures urbaines et les télécommunications. Kiran Mazumdar Shaw partage cette vision et se montre très confiante car, selon elle, la manière indienne de faire des affaires est davantage centrée sur la responsabilité sociale que le capitalisme américain.
Que penser du livre de Mira Kamdar ? Pour un lecteur français informé des turpitudes que fait subir le groupe Mittal à ses filiales installées dans l’Hexagone, cette vision enchantée des entrepreneurs indiens peut susciter quelque perplexité. Si l’ouvrage ne brossait pas, par ailleurs, un tableau réaliste des profondes inégalités qui traversent la société indienne, il pourrait paraître comme « soutenu » par l’India Brand Equity Foundation, un organisme chargé de la promotion de l’économie indienne. Mira Kamdar succombe un peu à la tentation d’exagérer les charmes ou les vertus du pays de ses racines. En fait, sous sa plume, l’Inde marque, par bien des aspects, sa similitude avec les États-Unis : un pays multiculturel, stimulé et unifié par une profonde croyance dans ses valeurs et ses mythes, et dont le levier du changement émane de la société civile, en particulier de ses chefs d’entreprise. La journaliste n’a pas enquêté dans les arcanes de la bureaucratie étatique, la tenant à juste titre comme entité négligeable pour comprendre le miracle indien.
Nos propres investigations dans l’industrie du film à Bollywood témoignent du dynamisme et de l’originalité du capitalisme indien. L’Inde a pris peu de mesures publiques en faveur d’une industrie de l’image. La machine productive privée (producteurs, distributeurs et organismes financiers), fonctionne magistralement, saturant les écrans de films et de productions domestiques. L’industrie indienne produit plus de 1000 films par an (1090 en 2006) et accueille une centaine de films étrangers sur ces écrans, la plupart américains, dont la distribution se concentre dans les multiplexes des grandes villes. Mais aucun film étranger ne figure parmi les succès de fréquentation, les spectateurs indiens se délectent en priorité de leurs romances locales.
Le cinéma indien a toujours attiré des capitaux industriels, mais a souvent servi à blanchir de l’argent et ses liens avec les activités corrompues de la mafia ont été dénoncés. Aujourd’hui, grâce aux lois en faveur de la libéralisation (différents secteurs des industries culturelles, autres que le cinéma, ont été progressivement ouverts à la concurrence étrangère comme l’édition et la radio en 2005), et grâce au développement rapide d’une classe moyenne cinéphile par tradition, le secteur évolue rapidement. Il s’assainit, se professionnalise (en 2005 plus de la moitié des films provient d’entreprises plutôt que de producteurs individuels), se lie avec des banques d’affaires et quelques-unes de ces entreprises sont entrées en Bourse. Enfin, il draine de plus en plus de capitaux issus de divers secteurs : l’hôtellerie, le bâtiment, la pharmacie et des activités plus attendues comme les télécoms, la télévision, la presse et le marché de l’art. Loin d’être une terre réservée pour des industriels esthètes ou des passionnés, il bénéficie de la réputation d’un secteur à forte rentabilité. Le chiffre d’affaires du cinéma enregistre une croissance annuelle de 16%, dans un pays où la croissance économique moyenne est de 9%.
Dans le domaine du Septième art, le parallèle entre l’Inde et les Etats-Unis est frappant. Ces deux pays font la course en tête au sein du cinéma mondial : ici et là, capitalisme et identités nationales se sont fécondés mutuellement pour donner naissance à une industrie de l’image dans laquelle tous les habitants se reconnaissent et se complaisent au point de pouvoir vivre quasiment en autarcie culturelle. La taille des marchés nationaux, qui facilite la rentabilisation des investissements, explique pour une part ces situations inédites, mais aux facteurs culturels déjà cités il faut sans doute ajouter un trait psychologique : un engouement sans complexe du public pour des divertissements féeriques. D’ailleurs, dans ces deux pays des artistes rivalisent de talent pour concevoir « des méga-spectacles ». Et si la puissance exportatrice des films indiens est encore très en retrait par rapport à celle de Hollywood, c’est bien avec son industrie cinématographique que l’Inde entend accroître son influence sur le monde, notamment auprès des pays en développement.
par Monique Dagnaud