par Benkorich*Nora [10-12-2010]
Domaine : Société
Mots-clés : islam | religion | judaïsme | femmes | Moyen-Orient | engagement
Un numéro de Mouvement social étudie comment certaines femmes, au Moyen-Orient, s’investissent dans le renouveau religieux, dans la revendication d’un nouveau statut social et politique, et se réapproprient la question nationale.
Des engagements féminins au Moyen-Orient aux XXe et XXIe siècles ? Le titre interpelle, d’autant qu’il englobe une zone géographique où la place de la femme dans la société, érigée en symbole, constitue à la fois un sujet d’affrontement politique et un enjeu de modernité – le degré d’émancipation des femmes étant souvent perçu comme un indicateur de modernité.
De quoi s’agit-il ? D’une histoire du féminisme dans cette région ? Pas vraiment. Si l’on entend par féminisme, selon la définition du dictionnaire de l’Académie française, un « mouvement revendicatif ayant pour objet la reconnaissance ou l’extension des droits de la femme dans la société », on comprend pourquoi les auteurs de ce recueil d’articles ont préféré contourner cette notion. En effet, si Leyla Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah, directrices de cet ouvrage, y présentent certaines expressions et figures d’un féminisme « revendicatif » dans la région, elles explorent surtout « d’autres formes d’engagements, d’autres voies en marge de préoccupations clairement féministes » (Éditorial, p. 3).
La somme des huit travaux de recherche présentés dans cet ouvrage n’a pas non plus la prétention de peindre une fresque exhaustive, dans l’espace et dans le temps, de l’histoire de l’engagement des femmes au Moyen-Orient. Elle entend plutôt dévoiler par séquences le tableau d’un mouvement encore en phase de reformulation, d’un paysage en recomposition. Ainsi, les différents articles exposés – dont on peut remarquer que tous les auteurs sont des femmes – évoquent les trajectoires individuelles ou collectives variées de femmes palestiniennes, israéliennes, égyptiennes, syriennes, libanaises et yéménites. Selon les directrices de l’ouvrage, ils peuvent être classés selon trois axes de recherche. Le premier est centré sur la question de la spiritualité ; il évoque les trajectoires de « réformatrices de la foi » qui investissent la religion comme un champ d’expérimentation. Le second, plus directement lié à la question du statut social des femmes, met en lumière des mouvements revendiquant de nouveaux rôles, politiques ou sociaux, pour les femmes. Enfin, le dernier veut montrer les articulations entre engagement féminin et question nationale en Israël et en Territoires occupés, terrains où toute forme d’engagement ne peut totalement se soustraire aux enjeux nationaux.
Trois articles sont consacrés à l’investissement du champ religieux par des femmes, domaine jadis strictement réservé aux hommes. On peut s’interroger sur les enjeux sociaux de ce phénomène sans précédent : vise-t-il à promouvoir un nouveau statut des femmes, affranchi du contrôle masculin ? Participe-t-il d’une dynamique plus globale d’émancipation des femmes ?
Dans « Prédicatrices de salon à Héliopolis : vers la salafisation de la bourgeoisie au Caire » (p. 63), Sofia Nehouda s’intéresse au rôle croissant des femmes musulmanes dans le renouveau religieux qui s’opère au sein des classes bourgeoises égyptiennes. Cette nouvelle configuration religieuse se manifeste par la réhabilitation au quotidien de codes et pratiques religieuses surannés – comme la multiplication du port du voile ou du niqâb (voile intégral) chez les femmes. Son étude s’appuie sur l’observation participante de deux halaqât (littéralement « cercle »), salons d’instruction religieuse [1] tenus par des femmes à Héliopolis. Deux traits saillants ressortent de son analyse.
Le premier est que ces séances participent d’une sorte de phénomène de mode et constituent un haut lieu de reproduction sociale. En effet, les prêcheuses qui les dirigent sont des personnalités charismatiques appartenant à l’élite urbaine, qui ont « renoncé à la scène et au glamour pour se tourner vers la religion et le voile » (p. 63). On peut aisément s’imaginer la fascination et l’émulation que peuvent susciter des actrices « repenties » ou encore une femme mannequin ancienne égérie de l’élégance et de la pudeur (p. 65). De même, ces séances revêtent une fonction éminemment socialisante puisqu’elles permettent à des femmes, animées par des motivations diverses mais issues d’un milieu social relativement homogène (classe supérieure éduquée), de se retrouver et d’échanger, prenant parfois l’allure de soirées « entre copines » (p. 67).
Le second trait tient au paradoxe suivant : ce phénomène est à la fois émancipateur et conservateur. En effet, bien que ces femmes aspirent à occuper les mêmes fonctions religieuses que les hommes, justifiant leur démarche à l’appui de textes religieux, elles ne manifestent aucune velléité à renverser la hiérarchie des sexes ni à investir la sphère publique, préférant se confiner dans un espace privé – même si les contours de cet espace se déplacent de facto malgré elles. Ainsi, ces femmes, « parfois plus intransigeantes que les hommes sur la question de leur propre statut », se font les propres artisans du verrouillage de leur condition qu’elles « sur-féminisent ». Elles sont, conclut l’auteure, des « révélateurs de l’état global de la société égyptienne, séduite depuis peu par l’univers de sens et de pratiques salafi, considéré comme la vision la plus fidèle de l’architecture islamique originelle » (p. 76).
On regrettera le manque de rigueur scientifique çà et là dans l’article, dont le plus patent est la référence à la sourate coranique « al-ahsâb » traduite par « Les Comptes », qui n’apparaît pas dans les exemplaires du Coran que j’ai consultés. Sans doute l’auteure fait-elle référence à la sourate « al-ahzâb » que l’on peut traduire par « Les Factions [2] » ? L’erreur est d’autant plus regrettable que cette sourate est censée évoquer des passages concernant la prescription du port du niqâb chez les femmes, sujette à débat dans de nombreuses régions du monde – y compris en France. De même, il aurait été instructif de donner une définition plus rigoureuse du « féminisme islamique », mentionné p. 64, dans la mesure où les deux notions peuvent, pour le lecteur non averti, revêtir des aspects antinomiques.
En étudiant « Les cercles féminins de la Qubaysiyya à Damas », Aurélia Ardito s’intéresse plus particulièrement aux liens qui unissent les enseignantes (anisât) et leurs disciples. Confrérie féminine soufie créée en Syrie par Munîra al-Qubaysi, ce mouvement a essaimé dans de nombreux pays, comme le Liban, la Jordanie, la Palestine, les pays du Golfe, et jusqu’aux confins de l’Atlantique, aux États-Unis et au Canada. Ses disciples sont reconnaissables par un code vestimentaire dont le jeu de couleur traduit les degrés d’une hiérarchie interne : un long gilbâb (manteau boutonné), un higâb (voile) noué sous le cou et des collants beiges opaques (p. 77).
Pour élaborer son analyse, l’auteure s’appuie sur des entretiens soumis à des membres actuels ou sortis de ce cercle. Dans un premier temps, elle resitue le rôle des femmes dans l’histoire de l’islam soufi en nous rappelant qu’au Moyen Âge, de nombreuses femmes ont eu une vocation mystique et sont parvenues à s’imposer en modèles spirituels. Leur occultation de l’espace public musulman, « résultat d’une dérive théologique et juridique favorisée par l’ignorance dans laquelle les femmes étaient gardées » (p. 80), s’est opérée plus tard. La renaissance des cercles féminins, explique l’auteure, n’est pas sans liens avec les réformes des années 1970 qui ont favorisé l’accès massif des femmes à l’éducation et leur participation à la vie sociale et politique du pays.
Sur le plan doctrinal, la Qubaysiyya demande à ses membres de « s’émanciper en devenant compétentes en matière de religion pour être indépendantes dans la conduite de leur vie » ; elle les exhorte à poursuivre des études et à jouer un rôle actif dans la société selon une conduite islamique (p. 81). L’affiliation au mouvement repose sur la rabîta, le lien soufi fondé sur la confiance envers son enseignante. Chaque disciple doit se confier à elle comme « le cadavre entre les mains d’un mort » (p. 77) et obéir sans poser de questions (p. 87). Ce lien s’intensifie au fil du parcours des néophytes, à tel point que l’anîsa se substitue à leurs proches (famille, maris), ce qui peut parfois créer des conflits (p. 84-85).
Enfin, sur le plan social, les qubaysiyyât, tout comme les femmes des halaqât égyptiens, aspirent à un engagement borné au domaine religieux et éducatif (p. 88) ; elles revendiquent des espaces monosociaux, ce qui les inscrit dans une démarche somme toute conservatrice.
Cet article, qui a le mérite de nous éclairer sur les représentations et les codes d’un mouvement relativement méconnu, laisse toutefois perplexe en ce qui concerne la dimension politique de la Qubaysiyya. En effet, l’auteure explique d’un côté qu’en Syrie, « la façon de s’habiller des femmes devient le signe d’un refus du régime alaouite », et de l’autre, que certaines recrues « ne s’apercevraient pas de cet aspect politique » (p. 84). Comment peut-on ériger une tenue vestimentaire en symbole politique si certaines des femmes qui la portent n’en ont pas conscience ? Tout bon observateur de la société syrienne sait que le port du voile a des significations multiples – comme se donner l’étiquette de « fille de bonne famille » pour attirer des prétendants au mariage. De la même manière, affirmer qu’ « aucune résistance des Frères [musulmans] ne se manifeste plus dans les années qui suivent [la répression dont le point culminant est atteint par les massacres de Hama en 1982 [3] ?] » (p. 81) est pour le moins étonnant, lorsqu’on sait que les Frères syriens n’ont jamais cessé de mener des activités de résistance, bien qu’acculés à l’exil par la loi 49 promulguée en juin 1980, qui punit l’appartenance ou la sympathie pour leur mouvement de la peine capitale.
Le troisième article, de Catherine Mayeur-Jaouen, restitue le rôle d’Umm Irînî (décédée en 2006), abbesse du monastère d’Abû Sayfayn dans le Vieux-Caire, dans l’affirmation d’un nouveau rôle social et religieux des femmes. Son analyse, qui repose sur deux hagiographies d’Umm Urînî, montre comment cette dernière a contribué au renouveau copte et monachique dans les milieux féminins égyptiens. « Fondatrice d’ordre », « réformatrice », « bâtisseuse » (p. 111), cette personnalité charismatique est parvenue à s’ériger en modèle de piété et à créer de nombreuses émules, contribuant ainsi à donner aux femmes un rôle nouveau dans l’église copte.
On peut retenir avec l’auteure deux aspects inhérents à ce phénomène. Le premier est que le parcours des nonnes coptes, qui n’ont jamais consciemment revendiqué « un quelconque féminisme ou une parole spécifiquement féminine » a contribué à « influencer la communauté qui les entoure » (p. 116) en promouvant l’idée une autonomie nouvelle des femmes égyptiennes. Le second est que « les différents mouvements féminins nés dans l’ombre des religieuses coptes permettent […] aux jeunes filles pieuses et à leurs familles de légitimer un célibat prolongé, aujourd’hui la norme, et qui risque pour beaucoup de devenir définitif » (p. 119).
À la lumière de ces trois articles, il apparaît que l’investissement des femmes dans le champ religieux, islamique ou copte, correspond moins à une velléité d’émanciper leur statut global dans la société qu’à une volonté de s’ériger en gardiennes de la piété, de créer de nouveaux liens sociaux dans des espaces monosexués et de se mettre en accord avec une exigence de rigueur et d’austérité.
Trois autres articles évoquent le parcours de femmes dont l’engagement vise à réagir à l’assignation des femmes à un seul rôle ou à une seule voix.
« Entre silence et fracas : émergence et affirmation des luttes féministes dans les communautés juives orthodoxes en Israël (1940-2009) » de Valérie Pouzol nous montre comment les femmes juives orthodoxes israéliennes s’arrogent un espace de défense de leurs droits et d’expression d’une politique émergente. Ce mouvement « associe la défense du féminisme au registre des tâches saintes (avoda kodesh) » (p. 38) et cherche ainsi à « rendre compatible féminisme et orthodoxie juive » (p. 34). À la différence des actrices des halaqât islamiques décrits plus hauts, ces femmes veulent non seulement prendre des responsabilités dans l’espace rituel – en accord avec la Halakha (la loi juive) – mais aussi investir l’espace public et accéder à des fonctions administratives (p. 35). Ainsi, les femmes orthodoxes possèdent désormais une institution interlocutrice qui possède des antennes dans tout le pays (p. 38). En dépit de l’opposition du Grand rabbinat, certaines, qualifications en main, sont parvenues à occuper des fonctions telles qu’avocates du droit familial ou conseillères rabbiniques, n’hésitant pas à solliciter l’arbitrage de la Cour Suprême pour obtenir gain de cause (p. 33).
Toutefois, note l’auteure, ces avancées, qui n’ont pas été « fulgurantes » (p. 39), se heurtent à de nombreux écueils. D’une part, ces féministes religieuses sont souvent mal acceptées par leurs consœurs laïques qui combinent lutte des femmes et lutte contre l’oppression des Palestiniens. D’autre part, elles subissent une double contrainte : « celle de la tradition religieuse et de ses normes, et celle d’un sionisme religieux pour lequel la réinstallation du peuple sur sa terre, la pérennité du peuple d’Israël réclament un rigorisme dans l’attachement aux rôles ancestraux des Filles d’Israël » (p. 43). Ainsi, en réaction à l’activisme réformiste de ces femmes, le monde religieux s’est radicalisé, développant des pratiques « intransigeantes échappant parfois aux autorités religieuses officielles » (expéditions punitives, brigades de mœurs, renforcement des pratiques de séparation des sexes, etc.) (p. 39).
Dans « Beyrouth-Damas 1928 : voile et dévoilement », Leyla Dakhli s’intéresse aux enjeux du débat exalté sur le port du hijâb (voile islamique vu comme une injonction religieuse) qui s’est posé à la fin des années 1920 dans les deux capitales levantines alors sous mandat français. Elle s’appuie plus particulièrement sur la réception de l’ouvrage Al-sufûr wa-l-hijâb (Pour ou contre le voile) de Nazîra Zayn al-dîn, jeune théologienne musulmane alors âgée de 20 ans.
Après nous avoir rappelé que le début du XXe siècle fut tourné vers l’émancipation nationale à laquelle les femmes étaient activement associées – en tant que symbole de modernité –, l’auteure s’interroge sur les causes et les conséquences du changement de cap polarisant la « question féminine » autour de la tenue vestimentaire. Elle explique que dans les années 1920-1930, la politique mandataire de division communautaire et confessionnelle a « renforcé la spécificité du statut des musulmanes » (p. 129) ; le propos s’est alors centré sur « les interdits visant particulièrement les femmes musulmanes dans leurs représentations communes » (p. 130).
C’est dans ce contexte, nous explique l’auteure, que l’ouvrage de Nazîra Zayn al-dîn est paru, comme réponse au carcan, symbolisé par le hijâb, imposé aux femmes musulmanes. Dans son traité, la jeune femme démontre par la religion la nécessité de l’émancipation des femmes à son père, un cheikh druze considéré comme une autorité religieuse au Liban. Mais elle défend surtout « le droit pour chaque musulman et musulmane de ne pas suivre aveuglément les prescriptions des oulémas » ; « elle n’est pas simplement contre le port du hijab, elle est pour que chaque femme puisse envisager de le porter ou de l’ôter en conscience » (p. 133). L’auteure explique son succès (première édition épuisée en deux mois) par la qualité de son travail, apprécié par certains oulémas respectés bien que stigmatisé par la plupart d’entre eux.
Par delà la question du voile, l’œuvre de Nazîra touche au droit des femmes puisqu’elle établit un fondement individuel à la pratique religieuse et revendique une égalité entre l’homme et la femme dans l’interprétation des textes (p. 134). Elle participe ainsi à un mouvement plus large de conquête politique et sociale pour les femmes dans la région. Toutefois, conclut l’auteure, la portée de ce mouvement s’est heurtée à la conjoncture politique et sociale. Dans le contexte du Levant colonial, les tenants du dévoilement, associés à la modernité et à l’ennemi occidental, ont dû céder le pas devant les indépendantistes, érigés en garants d’une tradition réinventée, associant l’imposition du port du voile à la « vraie » tradition.
Cet article, d’une qualité remarquable, n’est pas sans rappeler les débats actuels sur le port du voile, tant en Europe qu’au Moyen-Orient. Nul doute qu’une traduction de l’ouvrage de Nazîra susciterait l’intérêt de plus d’un lecteur. Deux questions restent tout de même en suspens : dans la mesure où Nazîra était de confession druze (branche hétérodoxe issue du chiisme ismaélien), on peut se demander si d’une part, son analyse évoque des particularismes culturels et religieux druzes et, d’autre part, si cet élément a entravé la diffusion de son message chez les musulmanes sunnites orthodoxe.
A travers l’exemple de Saïda, shaikha au Yémen, Maggy Grabundzija tente de montrer comment la distribution genrée des rôles peut se trouver contredite par l’imposition d’autres formes d’autorité. En s’appropriant les qualités masculines de l’honneur et du jugement, Shaikha Saïda est parvenue à s’imposer en conciliatrice occupant une place centrale dans le règlement de nombreux litiges quotidiens. Toutefois, comme le souligne l’auteure, cette dernière doit, en grande partie, sa respectabilité à son père, « cheikh connu et respecté dont la réputation dépasse les frontières de ce territoire » (p. 92). À la lumière de cette donnée, l’exemple de Saïda, dont le parcours reste somme toute atypique et intéressant, parait inapproprié pour révéler un quelconque déplacement des frontières genrées des rôles au Yémen.
En résumé, si des voix s’élèvent pour réagir à l’assignation des femmes à un seul rôle ou à une seule voix, les tableaux brossés dans ces trois articles indiquent qu’elles sont plutôt marginales et souvent étouffées par des mouvements politiques et sociaux plus forts ou plus enclins à servir des causes politiques immédiates.
Enfin, deux derniers articles examinent l’influence des enjeux nationaux sur l’engagement des femmes en Israël et en Territoires occupés.
Stéphanie Latte Abdallah s’intéresse à l’incarcération des femmes palestiniennes dans des établissements pénitentiaires israéliens depuis la guerre des Six jours. Cette expérience, ancrée dans le quotidien des Palestiniens puisque près d’un tiers d’entre eux l’ont vécue, a touché les femmes à partir de 1967, donnant lieu à plusieurs générations de prisonnières. L’enjeu singulier de cette incarcération féminine est la mise en scène des corps et de la sexualité des femmes, utilisés comme moyen de pression par les interrogateurs, dans une société où le viol et l’exhibition des corps conduisent à l’ostracisme et à la déconsidération.
Pour élaborer son article, l’auteure s’est appuyée sur des entretiens réalisés auprès d’avocats, de responsables et de personnes travaillant dans des ONG, ainsi qu’avec des ex-détenus, dont une quinzaine de femmes.
Tout d’abord, elle esquisse un portrait de ces femmes. Pour la plupart jeunes (environ 25 ans lorsqu’elles se sont retrouvées incarcérées), elles ont en commun d’avoir été bouleversées dans l’enfance par l’exode des réfugiés et traumatisées par des expériences familiales. Les récits révèlent que l’expérience de la prison a contribué à élaborer leur engagement et à affiner leurs orientations politiques (p. 13). Elle a aussi été un moment émancipateur et fondateur de liberté pour certaines détenues qui se sentaient « libres intérieurement », à l’abri de « toutes les choses qui retiennent les femmes socialement : les voisins, les femmes qui parlent sur vous » (p. 14) – on aurait aimé que S. L. Abdallah s’attarde un peu plus sur ce paradoxe.
L’auteure distingue deux étapes dans l’organisation du système carcéral israélien. À partir de 1967, la prison était « un lieu de formation et d’apprentissage participant à l’affirmation d’une identité de prisonnière politique » (p. 10). Les luttes successives pour améliorer leurs conditions de détention ont construit et développé cette identité – conformément à la théorie de Georg Simmel selon laquelle les conflits renforcent l’identité et la cohésion sociale d’un groupe. Puis à partir des accords d’Oslo, l’administration pénitentiaire s’est employée à fragmenter le corps collectif en individualisant le quotidien des détenus et en sapant l’organisation collective (p. 23-26). L’un des exemples les plus éloquents est que les montants alloués pour les achats des prisonniers, auparavant réunis sur un compte commun, se sont individualisés pour créer des écarts et des rivalités de statut.
En résumé, l’expérience carcérale des femmes palestiniennes ne diffère pas foncièrement de celle des hommes, si ce n’est sur les deux points précis que sont l’enjeu de l’exposition de leur corps et la possibilité d’une organisation hors de toute tutelle masculine.
L’article d’Elisabeth Marteu, « Associations de femmes et partis politiques arabes palestiniens en Israël », nous montre comment, à partir des années 1990, de nombreuses associations de femmes arabes israéliennes se sont imposées progressivement comme « alternatives au politique », en particulier à la politique israélienne (p. 56).
Ces associations, dirigées par des femmes plus ou moins politisées, souvent issues de la militance communiste, se sont professionnalisées, notamment grâce à l’émergence d’une nouvelle génération de femmes éduquées, à l’affluence de financements étrangers et au succès international des problématiques de genre. Elles tentent d’articuler ambitions sociale et politique, même si la plupart refusent d’être étiquetées comme « politiques », domaine perçu comme inefficace, comme synonyme de tensions et de conflits. Enfin, certaines de ces associations, qui se présentent comme un moyen de « faire de la politique autrement », se voient comme des « agents de neutralisations » et des « antichambres du politique » (p. 59). Elles estiment que l’engagement associatif apporte « moins d’obstacle et plus d’impact » que l’engagement politique, notamment grâce aux pratiques de plaidoyer et de lobbying.
En réaction à cette exigence de dépolitisation, conclut l’auteure, condition nécessaire à l’aide des bailleurs de fonds internationaux, ces associations se sont trouvées accusées d’aseptiser les structures civiles palestiniennes en développant des programmes d’action polémiques, influencés par le féminisme occidental jugé inadapté et néocolonial.
Ces deux articles nous montrent que lorsque les conjonctures politiques l’imposent, ce qui est le cas en Palestine et en Territoires occupés, les engagements féminins ne peuvent faire fi des questions nationales qu’elles se réapproprient et reformulent.
Pour conclure, cet ouvrage collectif apporte sans conteste de nouvelles pistes de réflexion sur la question féminine au Moyen-Orient, même si, dans un format collectif tel que celui-ci, les problématiques esquissées ne dépeignent qu’un tableau partiel de la situation. Certains travaux posent ainsi les jalons de nouvelles recherches à mettre en perspective à l’aulne d’évènements plus récents, comme l’interdiction du niqab chez les étudiantes égyptiennes et syriennes (été 2010), symptomatiques d’une crainte du développement du féminisme islamique par ces régimes ou de l’investissement du champ religieux par les femmes d’une manière plus générale.
– La Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 128 (2010-2), éditée par les Publications de l’Université de Provence, publie un numéro intitulé « Féminismes islamiques », sous la direction de Stéphanie Latte Abdallah.
par Nora Benkorich
[1] Ces séances alternent cours de tawjîd (psalmodie du Coran) et séances de tafsîr (exégèse des textes sacrés)
[2] Le Coran, version bilingue traduite en Français par Denise Masson, Sourate XXXIII, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. 1980, p. 549. Notons que cette sourate évoque la question du port du voile pour les femmes du Prophète de l’islam, et non pour toutes les femmes.
[3] L’auteure ne donne pas de date à ces événements.